Angie il est un peu surpris par ce lieu hors du commun. Un peu c’est au bas mot, il a vingt-cinq ans et s’étonne encore de tout. C’était un bon choix que de partir, ici il se sent mieux. Rassuré, il n’a plus cette pression d’assurer des cours tous les jours, c’est peut-être de la lâcheté au fond. Il s’arrange cependant aisément de la culpabilité d’avoir abandonné son poste en se convaincant tout aussi aisément qu’il aurait fini par la défenestrer cette Cynthia : il était promptement en train de péter un câble. En arrivant ici tout a semblé désamorcé.

Le professeur, ancien professeur, il éprouve maintenant une angoisse à l’idée d’enseigner à nouveau, ne se plaint pas de se retrouver dans le même dortoir que des jeunes de l’âge de ses anciens élèves. Il n’a jamais tenu compte de cette différence d’âge, et s’il ne disait pas à ses élèves de le tutoyer c’est bien qu’il savait qu’il les obligerait à le faire. Le vouvoiement étant devenu plus naturel à leurs yeux pour s’adresser aux enseignants.  Pourtant il ne s’est jamais formalisé de ceux qui le tutoyaient.

Alors maintenant il n’a aucune gêne à partager leur quotidien. Et même il se met souvent à leur niveau, il discute avec eux sans se soucier de rien. A leur contact il reprend peu à peu confiance en lui, et surtout en leur génération. Il a compris que les gens ici avaient ressenti le même vide que lui, alors il se dit que c’est encore plus dur pour eux, que pour ses élèves d'avant. A eux il sait qu’il peut encore apporter quelque chose… Quelque chose d’autres que de l’enseignement bien entendu.

Ce matin il avait décidé d’aller faire un tour des magasins de Terrae pour trouver du matériel pour peindre. Il a hésité pendant des heures entre des pinceaux en poils d’animaux et des pinceaux en poils synthétiques. Ce n’est pas tout à fait la même praticité et il a fini par prendre les deux ainsi qu’une bonne centaine de tubes de peintures de toutes couleurs... Et bien entendu dans un souci écologique il a refusé de prendre de sacs plastiques. Ici présent se trouve un boulet aux poches remplies de tubes multicolores et aux bras chargés de bloc de feuilles de dessin. Ce qui devait arriver arriva, ses bras trop chargés finirent par laisser échapper un crayon, puis un pinceau un stylo et enfin tout leur contenu en essayant d’ouvrir la porte du dortoir :

« Foutre de troll à deux têtes ! » il jure.

Il arrive que d’aventure qu’un héros par mégarde rencontre fortuitement des compagnons de routes. C’est ainsi que les héros partent à la recherche de la fin de leur histoire, ils partent toujours seuls un pied devant l’autre, trébuchent et rencontrent la personne qui les aide à arriver entier au bout de l’histoire. L’ami du héros est souvent plus intelligent et plus courageux que le héros lui-même… Mais on ne retient que rarement son nom. Il est celui qui était là du début à la fin et pourtant on le décrira comme « le petit gros. »

Charlie-Ange n’est pas un héros, il ne l’a jamais été. Là il n’a pas chuté, il a fait chuter. C’est jouer sur les mots mais cela à toute sa différence. Il n’est pas à terre comme un héros quand on lui propose de l’aide, il est debout et en train de rager parce que ses pinceaux lui ont échappé. Ce n’est pas un héros qui a une cause et qui est prêt à lutter pour la servir. Non c’est juste un mec grincheux qui est en train de faire tomber tous ses crayons sur le sol.

Le type qui s’énerve pour rien, le type qui a eu une journée longue et qui s’énerve sur une porte qui refuse de s’ouvrir alors qu’il est en train de voir ses crayons se scratcher par terre. Il est en train de les regarder passivement se ramasser les uns après les autres. Il voulait les retenir mais savait que le moindre mouvement ferait tomber encore plus de son matériel. Tout artiste sait que lorsqu’un crayon tombe sa mine se brise et c’est mauvais.
Définitivement mauvais. Il espère qu’il n’en tombe pas d’autres et il ferme ses yeux verts pour ne pas voir la catastrophe qui se produit sous ses yeux. Ce n’est pas un héros et pourtant quelqu’un vient à sa rescousse. D’ailleurs ce n’est pas un petit gros qui accourt, c’est un beau type. Enfin, bien proportionné du moins, beau il n’en sait encore rien, il ne lui a pas parlé… Le fait qu’il lui ait proposé son aide joue cependant en sa faveur.

« Avec plaisir l’ami ! »

La colère est retombée, elle n’était pas vraiment dirigée vers quelqu’un ou quelque chose c’était plus de l’énervement face à son impuissance. Alors quand quelqu’un vient, t’aider toute ta rage se disperse. Heureusement qu’il y a toujours quelqu’un pour lui venir en aide et restaurer sa bonne humeur.
L’homme lui a ouvert la porte ce qui déjà en soi est une aide de la providence. La situation est débloquée et il peut rentrer dans le dortoir pour poser les fournitures qui encombrent encore ses bras sur son lit, il a pris le premier proche de l’entrée par habitude, il n’a pas cherché à savoir si les autres étaient libres. Il a pris les choses comme elles venaient mais l’a regretté par la suite quand le matin les gens sortent tous en masse alors qu’il essaie de dormir. Il tend sa main vers l’homme.

« Enchanté, moi c’est Angie ! »

Il va ensuite finir de ramasser tout ce qu’il a fait tomber, à quatre pattes il regarde  sous un radiateur pour ramasser un crayon jaune.

A quatre pate on voit le monde d’une toute autre manière ; surtout si l’on pose un regard sous un radiateur, un couloir qui avant lui semblait propre lui semble poussiéreux…  Il s’en fout un peu Angie, il n’a jamais été un adepte de la propreté aseptisée, et les moutons qui peuplaient son plancher n’étaient que de braves bestioles qu’il avait appris à apprivoiser et à aimer. Ils avaient longtemps été ses compagnons jusqu’au jour où son ex était rentré dans sa vie…
Et à fortiori dans son appartement, qui n’avait jamais été si propre ni si rangé qu’en ces temps-là. Tout avait retrouvé sa place après la rupture des deux hommes. On ne change pas ses vieilles habitudes.
Voir ici un peu de poussière ne l’ennuya pas le moins du monde, au contraire il se sentit un peu nostalgique. C’est comme à la maison. Il devra s’y faire, Terrae c’est sa nouvelle maison. L’un dans l’autre elle reste cependant mieux entretenue que la précédente, alors voir un peu de poussière ça lui fait chaud au cœur. Tout n’est pas parfait ici, sinon il aurait rapidement fini par s’ennuyer.
Il se redresse et époussette son jean. Ce pantalon a un look des plus, improbable ? On ne saurait dire si c’est un baggy ou simplement un vieux jean tout miteux. L’homme l’a souvent réparé avec des fils de toutes les couleurs et a fait en sorte que chacun de ses rapiècements soit fait d’un tissu différent. Toutes ces coutures sont un peu sommaires, mais il n’est pas décidé à jeter le vieux vêtement… pas décidé à le jeter, et lorsqu’on lui fera remarquer qu’il aurait pu le rapiécer avec plus de discrétion, il trouvera l’idée bien triste. C’est toujours chouette un pantalon qui a du vécu, ce serait un peu comme cacher les rides d’une personne âgée, ça lui ferait perdre des années de sourires, de pleurs, de colère… Des années de vie quoi… Non, vraiment il l’aime son vieux pantalon miteux, et il se sent très à l’aise à l’intérieur.
Il suit le brun dans le dortoir, l’homme se nomme Ryujin. Il ne connait pas l’origine de ce prénom, n’est pour tout dire pas vraiment sûr de réussir à le prononcer correctement. La puce traduit bien des choses, mais certainement pas les noms propres. Cela il l’a remarqué. Alors souvent quand les prénoms de ses camarades lui semblent trop exotiques pour ne pas les écorcher, il leur donne des surnoms et n’hésite pas à dire « tu » plutôt que « bidule chouette » Pas qu’il ait oublié leurs prénoms, enfin si parfois aussi, mais juste qu’il a peu de les écorcher.

« Rioudjin ? Je prononce bien ?»

Il répète avec son accent bien franchouillard un peu beaucoup comme un idiot, mais qu’importe. S’il peut éviter des quiproquos ce sera avec plaisir.

« On peut dire les choses comme ça… Je m’amuse, alors pour certains ce sera de l’art car je m’exprime, pour d’autre ce ne sera que des gribouillis. C’est pas à moi de juger si c’est de l’art, c’est à celui qui regarde… Si ça lui parle pas, c’est pas d’l’art pour lui… Tant que j’m’amuse et que ça a un sens pour moi. »

L’art vu par Charlie-ange n’est pas une prise de tête. C’est quelque chose de simple et qui coule de source. Il regarde à nouveau le brun, il n’arrive décidément pas à déterminer d’où il peut être originaire.

« Tu viens d’où ? » Une pause. « Tu n’as nulle obligation de répondre. »