Silencieux, j’observe le petit complexe pharmaceutique bien protégé par ses grillages au travers de mes jumelles. Cachés par les taillis, notre petite équipe attend depuis une bonne quarantaine de minutes un mouvement à l’extérieur du bâtiment situé dans un petit coin de Taiwan. Les nerfs à vif, j’inspire à fond pour tenter de reprendre mon calme. À côté de moi, Wyatt et Julia restent silencieux, attentifs. Quelque part, cette mission me rappelle celle effectuée presque deux ans plus tôt avec Gaetano et Emmy. Entrer dans un laboratoire sans se faire remarquer, et sortir en essayant de pas faire de dégâts. Ahah. Quelle rigolade… Surtout quand on voit comment la précédente s’est finie.
Le souci, maintenant, est d’entrer dans le complexe. En soi, ce n’est pas difficile ; il suffirait de désactiver les caméras de surveillance, ou du moins de leur renvoyer une image fixe pendant que nous passons, et d’ouvrir les portes avec mes pouvoirs. Evidemment, c’est pratique ! Mais quand on n’est ni téléporteur, ni invisible, ni morphe, honnêtement, je vois difficilement comment on pourrait entrer, choper un des gugus là-bas et ressortir avec un inconscient sur les bras (parce que oui, je pars du principe qu’il ne sera pas docile… quoiqu’avec nos pouvoirs il devrait coopérer), c’est un peu plus subtil.
D’un geste rageur, j’abaisse mes jumelles et tourne la tête vers mes partenaires de mission. Ça fait même pas une heure qu’on est là, et j’en ai déjà marre. Sérieusement, je sais pas ce que j’ai foutu pour aussi mal choisir les membres de mon équipe. On va perdre un temps fou à attendre comme des glands à côté d’un laboratoire où on risque de se faire dépecer vivant au moindre faux pas, tout ça pour récupérer un foutu scientifique de merde pour aller l’interroger. On aurait plus vite fait de tout faire exploser, de choper un survivant et de le matraquer jusqu’à ce qu’il parle. Ahem. Non, je n’ai pas développé d’instincts sadiques, c’est juste que je m’énerve tout seul à cause de mon incompétence… Moi qui me targue d’avoir un esprit stratégique, j’ai carrément tout chié, pour le coup. Et je ne dis pas ça parce que ma précédente mission s’est TRES mal terminée, absolument pas. Et en plus, on est perdu dans un coin de Taiwan, je sais pas trop où sur la carte, et je suis même pas sûr d’être capable de retrouver le port dans lequel on est arrivés sans GPS. (Fuck.)

- Bon, écoutez. On arrivera pas à rentrer tous les trois, et il est hors de question que je vous laisse seuls tous les deux ici.

J’entends Julia soupirer. Ouais ben désolé, hein, j’ai pas envie que vous vous fassiez embarquer…

- Ce qu’on va faire, c’est qu’on va rester en planque ici un moment. On va leur tendre une embuscade, et en embarquer un. Le mieux, ce serait d’en attirer un à l’écart lorsqu’il sortira pour rentrer chez lui. Wyatt, tu penses que tu pourras essayer d’utiliser ton don de sonore pour le faire s’éloigner un peu ? On sera juste derrière. Je t’aiderai à abaisser ses défenses, s’il en a.

Mon visage se détend un peu et j’étire un sourire. Un peu faible, sûrement plus pour me rassurer moi que eux. S’ils voient que je suis dans tous mes états, ils ne vont pas me faire confiance pour la suite.

- Allez. Ça vous ira ? Si vous avez d’autres idées, c’est le moment.

Je me retourne à demi vers le bâtiment, lorgnant le portail toujours clos, attendant de voir une voiture en sortir. Je crois que c’est pas mon jour... J'veux rentrer.

J’en ai marre. J’en ai marre, j’en ai marre, j’en ai marre.
Voilà, comme ça c’est dit. J’ai ces trois mots – quatre ? trois ? putain mais j’en sais rien ! – qui me tournent en boucle et reboucle dans la tête. J’ai envie d’action. Qu’un truc bouge. Je sais pas. Qu’il se passe un truc ! Que Julia arrête de faire la gueule, peut-être, et que mister je-sais-tout daigne nous faire part de ses théories fumeuses. Fumer. Fumeuses. Ok. Je vois où est le problème. Ça doit faire depuis un mois que j’ai (à nouveau) réduit ma consommation de tabac. Pas pratique à l’hosto. Ni quand on en sort. Et encore moins en mission. Même si là, je rêve de m’allumer un truc. Et pas forcément qu’une clope. Ça me détendrait ! Et les deux coincés aussi, ça leur sortirait le balais qu’ils ont dans le... bref. (Mais bon, se fumer un joint dans un endroit pareil, ce serait un peu la catastrophe. Et j’ai un minimum de sens de la responsabilité quand même, je vous ferais dire !)
Lentement, j’acquiesce. J’ai pas la force de faire autre chose en fait. L’attente est juste insupportable. En plus je déteste le coin. Je vous avais déjà dit que je trouvais Taiwan moche ? Ben voilà. Maintenant c’est fait.

- Je le ferai, j’entends dire Julia, visiblement sortie de son mutisme condescendant.

Miracle. Miracle ! Ça doit être la deuxième fois que je l’entends parler autrement que pour nous sortir une vacherie. Non, vraiment, cette fille est aussi adorablement loquace et sympathique qu’une putain de poutre !
Puis, la sentence tombe. Une bonne heure. UNE BONNE HEURE. Et nous, on va faire quoi, pendant une heure ? On va se regarder dans le blanc de l’œil ? Oh, non, je sais, on va jouer à celui qui parle le plus. Je suis le plus doué à ce jeu-là, j’en suis sûr. Et j’ai envie de les saouler. De parler, parler, parler, parleeer jusqu’à ce que leur tête explose. (Quoique, je risquerais de m’auto-ordonner de me la fermer à ce train-là. D’ailleurs, y a jamais de mode « off » dans ma tête ? C’est horrible. J’ai besoin de bouger, bon sang !)
Je crois que je commence à saisir pourquoi Hideko ne me donne jamais de mission où je dois rester en planque.
Je souffle lourdement. J’arrive pas à croire que mon agitation ne se lise pas sur mon visage, à vrai dire…

- Il va bien falloir attendre. Et se tenir prêt.

L’heure qui passe est… emmerdante à souhait. Nan, vraiment. J’ai compté le nombre de feuilles sur l’arbre en face. Un bon millier de fois. Parce que je perdais le fil à chaque fois que Julia s’amusait à arracher une touffe d’herbe – c’est-à-dire environ toutes les cinq secondes – sans la moindre discrétion. Ni distinction.
Sauvage.

- Wyatt, il est quelle heure ? S’il est pas au moins seize heures, je fais un meurtre…

Il y a pas un dieu du temps à trucider, quelque part dans le cosmos ? Relativité de merde.

Il y a des jours comme ça où vous faites tout votre possible pour ne pas craquer. Genre garder un sourire éclatant, rester parfaitement calme, posé, mesuré, et ne surtout pas gesticuler dans tous les sens. Oui, voilà, il y a des jours où vous y arrivez, d’autres où, peu importe combien vous essaierez, vous vous contenterez de recevoir des regards assassins qui signifient plus que très clairement « Putain, sérieux, POSE TES FESSES ET ARRETE DE BOUGER merci »… Vous vous demandez toujours dans quelle journée type je me trouve ? C’est la seconde, bien évidemment. Ce serait pas aussi amusant sinon.
Mais j’ai la bougeotte. J’y peux rien, je fais ce que je peux pour que ça passe, et pas trop emmerder les autres. Et encore, ça passe là ; en général, quand c’est comme ça, je suis obligé d’aller courir un peu. Oui, ça m’arrive de faire du sport – et je vous rassure immédiatement, c’est bien le seul que je fais ces derniers temps. Parce que j’ai pas le teeeemps et que les haltères, ça me pète les bras ! Faut être masochiste pour aimer soulever ces bidules-là. Oui c’est pour ça que j’ai l’air d’une crevette, je remercie ma merveilleuse conscience dans son absolue mansuétude de me rappeler ce fait. Sérieusement. Quand vous voyez certains Masters, vous vous dites « Ohhhh. Il a l’air fort ! » ; quand vous me voyez moi, vous avez la réaction inverse. Ou non, même pas. « Ah. C’est un Master ça ? »
Alors voilà. C’est un petit coup de gueule envers tous ceux qui s’imaginent qu’être Master, ben, ça octroie forcément des muscles en plus ! Mon corps ne supporte ni la graisse, ni les muscles. Et je ne suis pas fluet. (Le jour où on m’a dit ça j’ai cru que j’allais me tresser une corde avec les boyaux de mon interlocuteur pour me pendre… Puis je me suis rendu compte que le côté visqueux, c’était pas pour moi non plus. – Oui, chochotte en plus d’être une crevette, je vous emmerde. Ahah !)
Bref. Devant la réponse désespérément affligeante de Wyatt, je me retiens de ne pas me tuer à coup de tête sur un baobab. C’est pas des baobabs ? Mais je m’en tape !

- Naaaaaan… C’est une torture, sérieux…

Vous croyez qu’Hideko fait ça pour me punir ? Moi, je suis sûr que oui !
Je suis trop occupé à me lamenter sur mon sort pour remarquer du mouvement près du portail. Quand enfin Wyatt murmure, je me redresse net, un énorme sourire fendant mes lèvres. Parfaiiiit ! Parfait parfait parfait ! Allez, vas-y Wywy, montre-moi ce que t’as dans les cordes vocales ! Fais péter l’son !
Il module sa voix et attire l’homme dans un coin, où Julia (malgré son air renfrogné habituel, à croire que son visage est fait de pierre !) l’attend. Il s’approche et elle l’entoure de racines, qui se resserrent autour de son corps. Immédiatement, je fais refluer la panique et il reste là, hébété, à observer les plantes s’enrouler autour de lui. Je jette un regard à Wyatt.

- Tu peux lui murmurer quelques mots doux ?~

Un large sourire. Mauvais. J’aimerais l’assommer, mais je crois que je passerais pour un barbare.

- Ordonne-lui de dormir.

Nous rejoignons la jeune fille et le scientifique, que j’observe, la tête penchée, pendant que Wyatt s’exécute – non sans quelques réserves. Puis, attendant que le groupe de scientifiques se soit dispersé, je laisse notre merveilleuse Titan (hé, qu’elle serve à quelque chose dans cette histoire ! – comment ça jusqu’ici j’ai été le seul à quasiment rien foutre ? Et pourquoi les autres se sont barrés sans leur pote à votre avis ? Ben c’est bibi ! J’peux pas tout faire, roh.) le transporter jusqu’à la voiture. Enfin, je nous conduis jusqu’à un petit entrepôt désaffecté à presque une heure de notre emplacement précédent, où nous entraînons notre invité de marques, que nous asseyons par terre. Pas besoin de chaise pour les chiens.
C’est ce qu’ils diraient de nous, pas vrai ?
Mon sourire ne me quitte plus. Je me sens parfaitement vivant. Le sang qui pulse dans mes veines. Cette envie, enfin, de le matraquer jusqu’à ce qu’il ploie. Qu’il cède. Et lâche tout.

- Bonjour cher ami~ Comment vous allez ? je demande au scientifique en riant, les mains croisées dans le dos, me balançant d’un pied sur l’autre comme un enfant. Bien, j’espère ? Nous ça va super !

Puis sortant mon flingue de son holster, je pointe le canon entre ses deux yeux. Mes yeux virent au doré, et mon sourire s’élargit en sentant un léger courant électrique parcourir ma peau en d’insupportables crépitements. Je dois avoir l'air d'un fou.
Mauvais.
Cruel.

- Bien, nous allons pouvoir commencer. Dites-nous tout ce que vous savez au sujet de Terrae. Je compte jusqu'à trois.

Comme eux.