En traînant lamentablement les roues de son fauteuil roulant, les gravillons crisèrent dans son sillage, tandis que les mains du garçon arboraient une teinte pourpre, synonyme d'une mauvaise circulation sanguine. S'accoutumant peu à peu aux gestes routiniers de la vie quotidienne, le prostitué commençait passivement à sortir le nez dehors, vainquant progressivement sa hantise du regard des autres.

L'accès au parc était facilité par un terrain moins dense, cependant légèrement plus incliné que la partie pelouse. Antoine craignait de faire marche arrière, les roues capricieuses traversant alors le boulevard, pour l'y arrêter définitivement en plein milieu. Afin de ne pas alimenter davantage ses peurs, le jeune homme stationna contre un arbre et récupéra ses béquilles. S'il lui fallut un instant pour se remettre sur ses deux quilles faméliques, il parvient à se hisser de l'autre côté de la palissade dans un sourire vainqueur.

J'ai réussi !

Dans son champ de vision, se découpait un paysage d'une enchanteresse sans pareil. La cime des arbres se dandinait sous le zéphyr matinal, tandis que son habillage de feuilles tricolores léchait le sol de leurs nuances bigarrées. L'environnement naturel estompa les images qu'il avait encore de l’hôpital. Les couleurs monochromes le rendaient fou. À croire qu'il ne s'était pas complètement défendu contre la démence, qu'il faillit trébucher dans le canal qui sectionnait le jardin public en deux parties hétérogènes.

Se penchant clopin-clopant au-dessus du cours d'eau, perché sur un pont, Antoine observa une myriade de poissons grouiller dans leur milieu naturel. Soudain, un visage se modela entre les rides à la surface de l'eau. Le garçon eut un brusque mouvement de recul quand il s'aperçut que son image avait été falsifiée. Serait-ce le résultat de son confinement ? Palpitant différents fragments de son corps en priant pour y voir un reflet parallèle, le teint du prostitué devient livide lorsqu'il avisa son contraire.

- Je... J-j-je... Suis-je de-de-de-deve-devenu f-fous ?

S'interrogea-t-il, inquiet, pendant qu'une main tendue appela sa jumelle à travers l'onde cristalline.

Spoiler:

Moulinant ses mains l'une dans l'autre, la confusion se déchiffrait clairement sur son visage blêmi par ce que ses rétines examinaient. C'était un jeune homme d'une tranche d'âge identique à la sienne. Ses cheveux blonds soulignaient une bouille triangulaire et mettaient en lumière une paire d'yeux ambrés, proche d'une braise salvatrice dans une nuit glaciale. Le timbre que son interlocuteur adopta pour lui répondre, le rassure temporairement. Il lui était rare d'avoir affaire à de jeunes gens qui souhaitent tergiverser sur d'autres sujets que ses tarifs pour une connexion libidineuse.

Se mettant à genoux pour mieux observer le reflet de la vérité, celui qui ne semblait être qu'un songe au final, le garçon s'enquit, en proie à l'embarras.

- V-Votre... mi...miroir ?

Baissant les yeux, le garçon squelettique détourna le regard pour le river vers le sol, cherchant un point repère afin de se calmer. Un sourire timide éclos sur son visage, tandis qu'il entra la tête dans ses épaules.

- Ou-Oui...J-j-j-je....Je suis sor-sorti de l'-l'-l'-l'hôpi-pi-l'hôpital, i-i-il y a peu...

Le simple brin d'herbe qu'il observa de loin se courba lorsqu'un bambin marcha dessus. Gémissant imperceptiblement, le garçon aux cheveux de jais courba l'échine :

- Je....Je...Je suis dé-dé-désolé si....si je vous em-embête... Par-pardon d'être en-entré dans... dans votre miroir....

Bien qu'il ait conscience que ses agissements n'allaient pas de sa volonté propre, Antoine préféra s'acculer de toute la responsabilité, afin de ne pas irriter d'ores et déjà l'inconnu qui eut l'extrême délicatesse de s'intéresser à son état de santé par le biais de son sommeil.

Un coup d’œil derrière l'épaule de son interlocuteur suffit à lui apprendre ses activités.  C'était un artiste ? Jouant la carte de la flatterie, celui qui en était un également, demanda d'une petite voix :

- Est-ce que... ce...c'est vous...qu-qu-qui... les av..avez p-p-p-p-peintes... ?

La connexion de leurs âmes fut aussi limpide que le canal s'écoulant placidement. À l'instar de ses propriétés, leurs relations s'annonçaient d'une sérénité absolue. Si Antoine ne pouvait pas voir son  sourire, celui de son interlocuteur lui suffisait. Le cauchemar aurait été d'avoir à affronter son propre reflet, mais après tout, le pire juge était dans le miroir et il était clair que le prostitué ne s'aimait pas.

Suivant les conseils de son interlocuteur en inspirant, puis expirant dans une série de trois, Antoine se permit de contempler l'image que lui renvoya l'onde pour élucider, donnant un certain impact à ses mots.

- Je... Je vous vois un peu de...de loin, moi...moi aussi, c'est flou. Je suis dans... dans un parc. Mais peu importe, je... vous entends très bien et j'aime... votre voix.

Le blond le rassurait tant, que son bégaiement s'amenuisa au fur et à mesure que leur conversation s'épanchait. Cependant, c'est lorsque ce dernier lui annonça sa courte absence, que l'état de stress d'Antoine grimpa graduellement :

- Non ! Ne... ne partez pas ! Je vous en prie, res..restez !

Tendant sa main vers le canal, comme s'il espérait qu'il l'engloutisse pour rejoindre son interlocuteur, Antoine paniqua à l'idée de se faire abandonner. Si l'attente ne dura qu'un laps de temps, elle fut une éternité pour le noiraud.

Il était revenu. Il était... revenu. Pour lui. Uniquement pour lui.

- Elle... elle magnifique... A-t-elle une si...signification particulière à vos y...yeux ?

Sa voix suave accentua sa candeur, tandis qu'il communiqua son intérêt pour ses autres toiles. Bien sûr qu'il serait ravi d'en voir d'autres, de toutes les voir et d'en connaître chaque histoire. Bien plus que de simples mots, la peinture mettait l'accent sur la beauté de l'univers, tout en esquissant la reproduction des sentiments à travers un paysage.

- Enchanté Sören, je suis Antoine. J'ai... J'ai l'impression que ce qui nous arrive est une sorte de... replay de notre ancienne vie.

Antoine senti son cœur se serrer lorsqu'il énonça son hypothèse. Et si Sören s'éloignait subitement de lui ? Sa phobie sociale l'enveloppa de ses bras carnassiers, tandis que le malade tentait vainement de s'en défaire. Pour la première fois de sa misérable vie, le prostitué essayait de faire ressentir autre chose que ses délicieux coups de langue.

- Eh bien...J-Je... je pense que les choses n'arrivent pas s-s-sans raison... Il y a comme un bon feeling en-entre nous, je le sais... je le sens !

Sa main empoigna son cœur, tandis qu'il dirigea son regard sur le reflet de l'âme connectée à la sienne.

- On dit aussi que ce-ceux qui sont fait pour s'ai-s'aimer, seront toujours se retrouver. Il est p-p-possible qu-que dans une autre vie, nous avions été a-a-amants, ou peut-ê-ê-être même, frères...

Et il ne pouvait pas le laisser disparaître. Émergeant un petit appareil électrique de la poche arrière de son pantalon en toile beige, Antoine le coulissa au-dessus de l'onde. Le flash du téléphone portable émit une lumière vive, tel un éclair annonçant un arc électrique, avant qu'il ne le glisse furtivement dans sa veste à rayures.

- Est-ce que... vous pensez q-q-que je suis s-s-stupide... ?

S'enquit-il, ses deux billes vertes scintillant faiblement, à la lisière des larmes, victimes de sa peur du rejet.

La candeur du sourire du jeune garçon traversa le canal. La seule présence de cette âme liée, suffirait à l'aider à reprendre le contrôle de ses muscles pour se redresser véritablement et parvenir à une guérison totale. L'effet qu'avaient de simples interlocuteurs sur un malade, pouvait l'aider à progresser et cette photo serait une preuve matérielle de leur rencontre. Jamais plus, il ne sera seul.

- P-Parce que... Je veux me sou-souvenir de vous... Je rencontre souvent un inconnu dans mes r-r-rêves et... tout comme cette rivière calme, l'image de-demeure floue, c'est peut-être vous, que je cherchais pendant tout ce...tout ce temps. Je vous en prie, ne m'abandonnez pas...

Antoine se pencha précautionneusement, s'assurant à tenir les barrières qui soutenaient le pont, pour venir effleurer la surface du reflet du bout de ses doigts filiformes. Soudain, alors que l'onde se brouilla sous ses phalanges, le garçon haleta, tandis que l'image de Sören s'engloutit dans les profondeurs abyssales, ne lui laissant alors que le reflet de l'échec. Son propre visage.

- Non ! N...Non, pitié, NON !

Hurla-t-il en secouant ses mains dans tous les sens, certain de pouvoir faire réapparaît son interlocuteur dans le canal.

- S'il vous plait... S'il vous plait... REVENEZ ! Non, revenez !

Des larmes aux goûts acides, puis la tentation du vide. Le portable d'Antoine roula à ses genoux dans un retentissement théâtral. Le déverrouillant frénétiquement, il cliqua d'un pouce égrotant sur sa galerie, tremblotant.

Et sur l'image qu'il avait capturée.

Une simple photo de rivière.