S’il y avait bien une chose qui était difficile à vivre en tant que nouvel arrivant à Terrae, c’était bien l’intimité très réduite qu’offrait les dortoirs communs aux novices. Senri ne faisait pas exception à la règle. Il détestait ça plus que tout. La présence d’autrui avait facilement tendance à le contrarier, lui qui se pensait juger et critiqué pour un rien. Pas plus tard qu’hier, il avait envoyé voler le shampoing d’un autre novice, car ce dernier avait louché sur son crâne chauve.

Mais ce qui était encore plus dur, c’est qu’il n’osait pas lire autre chose que son exemplaire du shonen jump. Il appréciait grandement ce magazine, mais ce numéro, il le lisait depuis le début de la semaine, n’osant pas sortir les shojos à l’eau de rose du fond de son sac. Lire en ligne était également compromis par le réseau du dortoir déjà surchargé d’appareil. Néanmoins, il n’y avait pas grand monde aujourd’hui. Les cours de Senri avaient terminé plus tôt, il avait donc sauté sur l’occasion pour se jeter dans son lit avec un tas de sucrerie absolument pas diététique. Il utilisait un imposant manuel de cours pour glisser ses tomes et les lire tranquillement. Dans le pire des cas, on penserait qu’il était studieux. Et on ne se moquerait pas de ses goûts.

Même si celui qui pensait que son amour des shojos était ridicule, c’était lui.

Dans tous les cas, le dortoir était calme, il y avait un peu de passage, mais aucune réelle affluence bruyante et dérangeante. Son voisin de chambre, un garçon qui au premier abord semblait quelconque et invisible, était – au plus grand bonheur de Senri – absent. Il avait tendance à toujours se faire remarquer et attirer l’attention. Chose qui n’enchantait guère Senri, qui jusque-là s’était contenté d’esquiver le garçon, de grommeler quelques mots pour lui indiquer qu’il était trop bruyant. C’était le facteur principal qui empêchait Senri de s’adonner à ses honteuses lectures. Qui sait ce dont cet excentrique était capable après tout !

Mais il n’y avait pas lieu de penser à ça. L’espace sonore de Senri était bercé par les mastications et le bruit des pages qui se tournent. Tout était parfait.

Jusqu’à ce que des hurlements provenant du couloir fassent apparaître une veine de colère sur le front du chauve. Quelqu’un faisait bruyamment la pub pour un club. Senri serra les dents. Pourquoi diable ne pouvait-il pas obtenir un peu de calme ? Il se jeta hors de son lit, traversa la très minuscule chambre pour dévaler dans le couloir, en short et tee-shirt magical girl qui tombait jusqu’à ses hanches – très intimidant comme pyjama.

-Bordel ! C’est quoi ce boucan ?!

Tout en se jetant dans le couloir, il avait attrapé le col de la personne qu’il avait automatiquement reconnu comme source du bruit. Il écarquilla les yeux en constatant deux choses en simultanée. Sa sortie précipitée avait projeté son shojo dans le couloir, montrant la couverture à tous. Mais surtout, celui dont il tenait le col n’était autre que son fameux voisin.

-Tusk ?!

Senri serra les dents et lâcha immédiatement le jeune homme. Sans détourner ses yeux brûlants de colère du garçon, il tendit sa jambe vers son manga et le rabattit vers lui pour tendre son bras et le ramasser. Toujours sans quitter des yeux le jeune homme et de manière parfaitement naturelle et digne.

Évidemment, sa petite entrée en scène couplée à ce que criait déjà le dénommé Tusk avait attiré l’intégralité des regards des gens présents autour d’eux.

Senri était déjà dans une situation qui lui faisait monter le rouge aux joues. Balançant son regard d’un pan de personne à un autre avec une expression mi-apeurée, mi-énervée. La remarque de Jumily jeta de l’huile sur le feu. L’attention du chauve se reporta sur le jeune homme aux yeux vairons. Le visage figé dans une expression angoissée ponctué des traits colériques propres au visage du garçon. Sa lèvre supérieure gauche bougeant frénétiquement.

-C’est… C’est les fringues de ma sœur, j’avais rien d’autre, hein !

Il avait craché ça comme mécanisme de défense. Même s’il voulait sauver sa crédibilité, il aimait profondément ce tee-shirt. C’était une pièce rare, il avait joué les gros bras pour se le procurer en convention et n’avait pu se résoudre à ne pas l’emmener ici. Ainsi, nier les efforts qu’il avait faits pour l’obtenir lui déchirait le cœur. L’adolescent se baissa pour ramasser son livre, les dents supérieures charcutant sa lèvre inférieure.

Une phrase revenait dans l’esprit du jeune garçon. Lorsqu’il se redressa, il essaya de paraître le plus naturel possible et réussit à faire l’exact inverse. Le torse bombé, le regard fuyant dans le vague, il parla d’une voix se voulant détachée, mais qui était celle d’une personne gênée et vexée.

- Je suis pas rabat-joie… Pas du tout !

Il tourna soudainement sa tête vers Jumily, plongeant son regard dans le sien.

-J’pensais juste que tu… Continuerai le mouvement ! En mode impro quoi !

Il croisa ensuite les bras, soutenant le regard de son camarade. Pour une fois, il paraissait confiant alors qu’au fond de lui, c’était la panique. Il n’avait eu que très peu d’expérience en matière de théâtre. En primaire, il avait joué un chien et au festival de son collège, il avait participé à un café cosplay où il devait jouer un majordome démoniaque impulsif. Il avait fini par renverser assez de plateaux pour s’énerver et se disputer avec un camarade, dispute s’était soldé par une table renversée. Il avait plutôt bien assumé le rôle, en fin de compte.

Reste qu’avec la « provocation » qu’il avait lancé à Jumily, il se rendait bien compte qu’il s’était mis dans une situation qu’il n’allait pas apprécier et encore moins assumer.

Un peu plus à chaque minute, Senri sentait la honte et le regret l’envahir. Tous ces regards tournés vers lui, il avait l’impression d’avoir deux enclumes sur chaque épaule – une n’aurait pas été suffisamment gênante. Lorsque Jumily grimpa sur une chaise pour annoncer une représentation, le Nippon se sentit mourir. Pourquoi était-il mêlé à cela ?! Il voulait simplement lire son shojo en paix en profitant du confortable textile de son vêtement.

D’ailleurs la remarque sur le linge présent sur son lit faîte par Jumily un instant avant, ne l’avait pas plus mis à l’aise.

Il secoua la tête pour chasser ces pensées nauséabondes de sa tête. Ce n’était pas le moment, car peu importe comment il regardait la situation, il ne pouvait plus fuir. Si, le jeune homme gardait une expression légèrement crispé sur le visage, à l’intérieur, il paniquait totalement. Il n’avait jamais fait de théâtre et n’en avait même jamais lu. L’improvisation semblait être la seule solution, mais comment ?

Jumily était sur une chaise, Senri par terre. Ça ressemblait fort à une scène de déclaration d’amour… Pourquoi fallait-il que la situation rappelle au chauve la seule pièce occidentale dont il avait une vague connaissance ? Allait-il devoir déclarer son amour comme Roméo à Juliette ? Non, c’était impossible ! Rien que de penser à dire ses sentiments à qui que ce soit le mettait dans un tel embarras qu’il préférait mourir. Qui plus est, il y avait un public…

Bien qu’après tout, on disait souvent que le théâtre était un mensonge. Il devait agir rapidement, on commençait à murmurer et critiquer son immobilité.

Avant même qu’il ait pu s’en rendre compte, il avait ployé le genou face à Jumily. Il prit son ton le plus solennel et tendit ses bras vers lui.

-Mon bras et mon épée seront vôtre à jamais !

Il enfonçait toujours un peu plus sa tête dans ses épaules. Le visage crispé par la honte. Vite que ça finisse.