Singapour, plaque tournante du trafic d’armes à feu de l’Asie de l’Est.
     Enfin. Singapour est la plaque tournante du trafic d’à peu près tout et n’importe quoi, donc ce serait vraiment un truisme que de préciser cela. En voyant qu’une mission s’y déroulait, Atumane n’avait pas réfléchi longtemps – ce qui est assez rare pour être signalé. Oh, certes, accompagné d’un master, il y aurait un peu moins de bars à prostituées, d’armes à feu, de mallettes pleines de pognon qu’on s’échange et de conteneurs entiers pleins de missiles air-sol, mais on pourrait toujours trouver à s’amuser.
     Avant de continuer, il faut préciser deux choses. Atumane Ngwenya, quand il travaillait dans le trafic d’arme, avant de venir à Terrae, le faisait en tant qu’assistant – et potentiel héritier du business familial – de sa tante, Rosalina Ngwenya. Inutile de rappeler l’ensemble des péripéties entre l’arrivée d’Atumane à Terrae et le moment présent, mais pour résumer, suite à une procédure de sécurité tout à fait compréhensible considérant la nature elle répréhensible de l’activité professionnelle familiale, tout contact direct entre tante et neveu avait été rompu le temps de clarifier certaines choses. Et bien sûr, Rosalina étant Rosalina, elle avait fait mettre sous surveillance les déplacements de son très cher neveu, juste au cas où, et pour sa protection bien entendu. En était-il conscient ? Probablement. Cela le dérangeait-il ? Probablement pas. Étroitement surveillé qu’il était déjà par les masters, une caméra de plus ou de moins braquée sur lui ne changeait pas grand-chose.

     Beaucoup trop de questions se pressaient dans la tête de Yuuna. Elle connaissait bien sûr le « cas Ngwenya », ayant été présente à toutes les réunions de masters le concernant, mais n’avait jamais croisé le bonhomme, avant qu’il ne s’inscrive dans la mission à laquelle elle participait. On lui avait donné quelques informations supplémentaires, mais toutes ces histoires d’armes, d’argent, d’espionnage, de Nord-Coréens et autres n’étaient vraiment pas la tasse de thé de celle qui s’intéressait plutôt à ses malades et au café de Terrae. Mais enfin, nécessité fait loi.
     Et pour ne rien arranger, son pouvoir lui avait joué des tours. Faire la différence entre le réel et ses visions, qui la surprenaient parfois un peu n’importe quand, et du fait de ses capacités de master, étaient très difficiles à distinguer du présent, n’avait pas été aisé au départ. Fort heureusement, elle pouvait compter sur ses nombreux proches, expérimentés dans le domaine. Après avoir un peu trop vu Inception, elle s’était même amusée à acheter un objet qui l’aiderait à déterminer si on était dans un rêve ou non, en l’occurrence, un dé pipé trouvé dans un magasin de farces et attrapes.
     Et donc, après s’être fait bourré le crâne pendant une heure en réunion sur des machinations et tractations complexes impliquant Atumane, elle avait tenté de voir son avenir. D’ordinaire, elle n’aurait pas apprécié de faire cela volontairement : le futur de quelqu’un, c’était un peu… intime, et Yuuna avait lu assez de mangas sur des voyages dans le temps et des prophéties pour en connaître les dangers. Le destin, suivez-le, il vous fuit, fuyez-le, il vous suit.
     Elle s’arrêta bien vite. Son manque de maîtrise des capacités surpuissantes qui lui étaient tombées dessus avait mené à un aperçu qui l’avait fait devenir rouge écarlate. Plutôt que le jeune homme, de trois ans son aîné, elle avait vu une belle femme noire, la trentaine révolue, qui la regardait avec un sourire langoureux, se rapprochait d’elle, lentement, et l’embrassait, dans un instant qui avait paru durer une éternité. Et tout avait disparu quand le dé que Yuuna tenait fermement dans sa main lui avait échappé, et que le bruit de sa chute sur le parquet de sa chambre eût fait l’effet d’un sceau d’eau froide.
     Yuuna n’avait que peu retenté l’expérience, qui aboutissait toujours au même résultat, à la même scène, parfois en plus explicite encore. Celle-ci n’était pas particulièrement traumatisante, mais franchement gênante. Et si elle tentait de… creuser plus loin, la vision risquait d’apparaître par accident dans d’autres situations plus imprévues, et hors de question de voir la suite logique de ce baiser alors qu’elle était en train de servir un café ou de papoter avec des amies. En revanche, pour qu’elle apparaisse à l’exclusion de toute autre, c’était qu’elle devait être important, d’une manière ou d’une autre… Il faudrait qu’elle fasse des recherches à ce sujet, auprès de celui dont le futur contenait ce baiser.
     Ainsi donc, beaucoup de questions se pressaient dans sa tête.

     Pendant ce temps, à Bangkok.
     Il faut se méfier des contrats qui en apparence ont l’air simple, voire tellement simple que quelqu’un d’une envergure telle que celle de Rosalina ne daignerait pas s’en occuper.
     Vendre trente torpilles de l’époque soviétique à des pirates opérant dans le détroit de Malacca était le genre de choses que Rosalina laisserait à ses sous-fifres. Elle ne se déplaçait que pour des affaires vraiment intéressantes, où des centaines de milliers, voire des millions étaient en jeu. Mais trop de détails n’allaient pas. Pourquoi et-ce qu’un Colombien était impliqué ? Pourquoi est-ce que douze personnes étaient mortes dans une fusillade au port ce matin, juste devant le bateau qui transportait lesdites torpilles, et que la police thaïlandaise avait été arrosée de pognon par un Afghan ? Qu’est-ce qu’un Afghan viendrait foutre ici, d’ailleurs. Et aussi, pourquoi est-ce qu’un ami à elle officiant au FSB l’avait prévenu de « se méfier de la nana aux cheveux blancs qui se balade accompagnée d’une porte-flingue borgne » ?
     La réponse était assez simple : ces torpilles étaient en fait vidées de leurs explosifs et systèmes de propulsion, et remplies à craquer de cocaïne et d’héroïne, destinées au marché chinois. Une alliance entre cartels de deux régions du monde, qui avaient décidé de se passer de toute une série d’intermédiaires, ou de les descendre froidement, pour augmenter leurs profits. Par contre, ce que les Russes foutaient là, ça… C’était probablement lié au fait que la personne à qui lesdites torpilles devaient être livrées était un Chinois ayant travaillé pour le Ministère de la Sécurité de l’État dans les années soixante-dix, et qui était alors un agent double au service du KGB, qui aurait en fait retourné sa veste pour vendre des secrets russes à la Chine, et maintenant, les deux gouvernements alliés de Pékin et de Moscou voulaient sa mort, vu qu’en fait, il se serait avéré qu’il aurait été recruté par le MOSSAD pour le compte de la CIA. Vous trouvez ça compliqué ? Ajoutez à l’équation le fait que chaque acteur ; le Colombien, l’Afghan, celle aux cheveux blancs, et Rosalina elle-même, ait un jour travaillé pour un service secret, ou un autre, que tous avaient des intérêts divergents et que personne ne savait quels étaient ceux des autres partis, ni qui était un traître ou pas, et vous obtenez un panier de crabe monumental.
     Mais pour Rosalina, c’était surtout un mardi. Et le mardi, c’était inspection de ce que faisait son cher neveu. Elle avait hâte d’entendre ce que l’otaku qu’elle payait à regarder l’entrée de Terrae en quête d’un mouvement quelconque pouvait lui donner comme information. Probablement rien d’intéressant, mais ça lui ferait toujours une pause.

     Quoi qu’il en était, Yuuna avait donné rendez-vous à tous les Terraens qui avaient signé volontaire devant les grilles de l’Institut. Elle avait hâte de les voir, de faire connaissance, et de partir en mission. Ça faisait longtemps, et puis, à ce qu’on disait, Singapour était une ville très chouette et animée. L’occasion rêvée de faire un peu de tourisme. Il pleuvait, aussi elle avait pris un manteau rose, un sac et un parapluie.
     Atumane, quant à lui, s’était vêtu dans un costume taillé sur mesure, avec manteau de marque particulièrement hors de prix, et des gants en cuir. Il tenait aussi un parapluie. Il faudrait probablement le retirer une fois à destination, Singapour ayant un climat tropical, aussi il avait prévu une petite valise contenant ce qu’il fallait de tenue de rechange. Arrivé le premier, il salua Yuuna.
     « Bonjour. Je vois que je suis encore en avance. J’ai trop de temps libre…
     – Hem, salut, Atumane, c’est ça ?
     – Mm… Tu peux parler anglais ?
     – Oui, pourquoi ?
     – Je ne suis pas équipé de la puce de traduction.
     – Oh, d’accord.
     – D’ailleurs, c’est la langue la plus utilisée, là bas, bien qu’elle soit un peu… particulière, et mêlée avec du chinois et du malais. J’y suis déjà allé, donc au pire, ce sera moi qui parlerai. »
     Et sur ce, Yuuna ne sachant pas trop quoi répondre, elle redirigea son attention plutôt sur les nouveaux arrivants, qu’on pouvait aisément reconnaître, au fait qu’ils s’approchaient des grilles.