Les choses changent, et parfois bien plus vite qu’on ne le voudrait. C’était là la certitude qui accompagnait la douce eau. Ces derniers mois n’avaient rien eu des paisibles années de repli qu’elle avait passé à Terrae. Il avait fallu de nouvelles rencontres pour bouleverser l’ordre établi d’une vie déjà en manque de repères. Maintenant, l’ivoirienne n’avait plus grand-chose à voir avec la petite fille qui sillonnait les rues de Cocody et d’Abidjan en cherchant quels contes en rapporter à sa sœur.

Elle était loin aussi la timorée jeune fille qui se tenait éloignée du monde, les mois précédents avaient marqué un tournant dans la vie d’Afya. Etrangement, si on lui posait la question elle ne répondrait pas que son mariage était la décision qui l’avait le plus fait grandir. Grandir n’était d’ailleurs pas le mot adéquat, changer aurait été plus opportun.

Elle se retrouvait à nouveau dans la forêt qui avait accueilli sa décision portant le plus à controverse, face à ses choix. De jour on ne voyait pas la beauté des tours illuminées mais seulement leur teint grisâtre.

Une voix d’un autre temps la fit se retourner, qu’était-elle en train de faire l’instant d’avant, nul ne le saurait, avait-elle seulement pris garde à la chute de la branche à ses côtés ? Vraisemblablement pas, la plateforme terrestre ayant recueilli l’animal et la branche avant qu’ils ne prennent assez de vitesse pour que leur atterrissage ne soit retentissant. Elle se retourne pourtant, un sourire aux lèvres.

« Merci Akkiko. Je vais bien, et toi ? »

Elle n’a semble-t-il rien manqué de la scène, mais n’y a pas pris part. Simple observatrice. Elle ne lui fera pas la remarque que l’animal est sans doute un eau transformé, elle connaît déjà la réponse et lui n’y trouverait sans doute grand intérêt.

« On ne le rattrapera pas, mais j’arriverais à récupérer ton téléphone dans quelques jours. »

Elle livre la fin de l’histoire alors qu’ils n’en sont qu’à l’élément perturbateur. Elle n’a pas envie de vivre tous ses détours, toutes ces intrigues qui pèseraient sur leurs coeurs. Elle n’a pas envie de se poser les question qu’elle devine naitre au fil de ce récit. Les interrogations de l’homme qu’elle aimait, et celles qu’elle ne saurait éviter. La détresse, l’immuable, elle fait le choix de les éviter. Pas de promenade aujourd’hui, pas de pincement au cœur.

Ses yeux clairs quittent le chemin qu’a pris l’animal pour se poser enfin, sur les traits fins du franco-nippon. A des lieux et des cultures de l’ivoirienne ils lui sont pourtant devenus familiers.

« Je suis heureuse que tu ais retrouvé ton élément. » elle lui sourit, et se détourne. « On se revoit bientôt. »

Et ce serait tout, tout pour cette fois. Une rencontre qu’elle n’avait voulu manquer, pas comme celles qu’elle avait sciemment évité depuis qu’elle avait retrouvé son don. Depuis qu’il la définissait à nouveau. Les mois avaient passé, et la jeune femme avait esquivé, préférant laisser le temps filer sur elle que de s’en saisir. A nouveau elle suivait sa marche, mais s’il y avait une histoire à écrire elle en serait l’auteur et pas le protagoniste dont l’avenir serait joué aux dés par une inconnue.

Elle lève la main en un dernier salut, s’éloignant. Elle sait à quelle porte toquer pour récupérer l’objet dérobé, mais pour obtenir qu’on le lui cède sans utiliser le chantage d’une dénonciation qui pousserait le jeune voleur sur une pente qu’il aurait du mal à remonter, pour obtenir ce téléphone elle a à faire.

Elle recroisera la route du forestier quelques jours plus tard, s’installant à sa table à la cafétéria elle posera sans un mot le téléphone sur son plateau.

Un petit haussement d’épaules répond à la question, qui n’en est pas vraiment une, du français. Si cela avait du lui porter préjudice, l’aurait-elle fait ? Sans doute que oui, pour lui, elle l’aurait fait. Cela n’avait pas été le cas, pas vraiment. Tout au plus s’était-elle attiré quelques inimitiés en indiquant qu’elle récupérait ce portable sans autre contrepartie que de ne pas dévoiler le nom de celui qui l’avait dérobé. A vrai dire, cela était d’ailleurs cocasse, car elle avait ces derniers temps plus à se reprocher que le gamin qui avait piqué ce téléphone pour jouer à Angrybirds dessus…

« Pourquoi pas ? »

Elle a une économie de paroles qu’il ne lui a sans doute pas connu, mais moins elle parle, moins elle est à même de le blesser, ou de se blesser par un propos inopportun. Elle devine qu’il viendra un temps où ce ne sera plus elle qui cherchera à l’éviter.

Son repas est aussi mince que ses paroles, quelques légumes abandonnés au centre d’une grande assiette, qu’elle jettera pour la plupart. Elle sait qu’elle devrait partir, mais n’arrive à s’y résoudre, elle sait que le temps passé ensemble est ce qui finira par les séparer. Elle joue avec les carottes de son assiette, comme si cela pouvait repousser le temps où elle devrait parler.

« Tu veux quitter Terrae ? » demande-t-elle enfin, interrogeant le désir de fuite du jeune homme alors qu’elle-même tente de fuir sa conversation et ses conséquences. Elle se trouverait presque grotesque.

C’était une manière de voir les choses, Afya en convenait. Elle se souvenait que certains l’avaient élevé en doctrine quelques années plus tôt, quand la directrice avait été enlevée. Elle ne savait pas si elle la partageait, le passé hanta ses yeux moins d’une fraction de seconde, elle le chassa d’un clignement. Elle comprenait, mais elle ne se sentait réellement en sécurité qu’à Terrae. La dernière fois qu’elle en était sortie, et bien, elle avait trouvé plus que confortable le fait d’y revenir.

Elle aurait pu lui dire que changer le monde ça commençait maintenant, et que personne n’avait besoin de pouvoirs pour le faire. Elle n’en ferait rien. Elle n’y croyait pas plus. Elle savait que Terrae pouvait aider beaucoup de monde, mais elle savait aussi qu’elle en aidait autant à l’intérieur de son enceinte qu’au dehors.

« Il y a aussi des personnes à aider ici… »

Ce n’était pas pour le blesser ou lancer le débat. Il ferait ce qu’il voudrait de cette remarque.

« Si j’aimerais beaucoup revoir ma mère et ma sœur, mais elles ne seront plus celles que j’ai laissé. J’ai peur d’être déçue, et peur de les décevoir en retour. »

Son pouce vint caresser l’or de l’anneau qui la liait à un ami. Elle sourit.

« Bien qu’il soit plus probable qu’on passe une très bonne journée. Il y a des gens que tu souhaites retrouver ? »

Elle se demanda un instant s’il avait de la famille, il avait l’âge d’être marié et même d’avoir des enfants. Elle pouvait comprendre qu’à ces conditions là rester à Terrae soit plus éprouvant que pour elle.

Elle aimerait lui dire qu’il y a tellement de façon d’être un héros, et qu’elle a bien plus de respect pour les masters qui prennent le temps d’aider les personnes en détresse à Terrae que pour ceux qui exhibent leurs pouvoirs au monde entier. Peut-être qu’elle en a trop vu, des gens qui pensaient que leur place n’était pas là où ils se trouvaient et partait plutôt que d’améliorer leur quotidien et celui de ceux qui les entouraient. Ce reproche s’adressait sans doute à elle aussi. Elle était partie, pas pour changer le monde mais pour se changer elle-même. Pour survivre. Elle ne dit rien, encore une fois. Se contentant de sourire. Elle n’avait nul droit de lui demander de rester.

Elle n’eut pas plus le temps de parler. Elle savait qu’on changeait en chaque instant, elle garda son sourire doux. Elle cacha ses regrets dessous. Déjà il devait la quitter, elle ne put qu’acquiescer. Elle hésitait à rajouter quoi ce soit à leur entrevue, elle s’était plutôt bien passée et malgré cela un sourire triste se dessinait déjà sur le visage de celui qui faisait s’émouvoir son cœur.

« Bien sûr, on se recontacte ! »

Elle n’osa pas chercher dans le futur pour savoir si cette promesse serait tenue, ne morcela pas son cœur. Elle avait fait un choix. Elle devait s’y tenir, si douloureux que cela fut. Quand il se fut éloigné elle soupira. Le revoir était douloureux bien malgré elle.