Voilà. Je me suis installée dans les dortoirs... Je me sens un peu moins perdue grâce à Alyona, mais le dépaysement reste tellement fort que je me retrouve désœuvrée. Je pourrais m'entraîner, mais à quoi bon puisque je n'ai plus de matchs de prévus. J'ai mon dernier salaire en poche et je décide donc que quitte à être désœuvrée, autant le faire en ville. Il me faut des vêtements plus chauds, une nouvelle paire de chaussures si possible, et un sac à dos.

Je me dirige donc en milieu d'après-midi vers le village de Terrae. C'est là que je passe les prochaines heures à trouver un truc à la fois à ma taille et dans mes goûts, c'est à dire foncé, confortable et utile. Finalement je repars avec un sweat-shirt, un sac à dos et des baskets. En sortant de la boutique je regarde alors autour de moi. Et maintenant, que faire ? Il reste du temps et je n'ai pas envie de rentrer au dortoir.

C'est comme ça que je me retrouve donc à errer entre les différentes boutiques, à la fois pour explorer et pour passer le temps. Je remarque un piscine et note son emplacement. Une fois qu'il fera plus chaud, ça sera une bonne façon de rester en forme. Pas très loin il y a une bibliothèque et un coiffeur. Je me demande en passant devant si ils font les tresses... Les miennes ont été mises à mal par le voyage et les premières semaines ici, et il serait temps que je les refasse. Sans Mama pour m'aider, ça prendre beaucoup plus longtemps. Je passe une salle d'arcade et m'arrête devant un bar. La terrasse est joliment décorée et ce que je vois par la fenêtre me rappelle l'ambiance des bars de Rio.

Attirée malgré moi, j'en pousse la porte alors que le soir commence à s'installer doucement. Il fait déjà meilleur à l'intérieur. Même si nous sommes en mars, j'ai encore du mal à m'accommoder des températures. Je m'arrête sur le pas de la porte et regarde un peu autour de moi. J'ai encore assez d'argent, donc je me dirige vers le bar et m'y assois en retirant ma capuche. Puis je lève les yeux et tombe nez à nez avec une autre femme à la peau mate.

Bonjour...? Lancé-je sous le coup de la surprise.

Après un rapide coup d’œil à la prothèse de la jeune femme, je posais à nouveau mes yeux sur son visage. Si elle est derrière ce comptoir, c'est qu'elle doit travailler ici.

Je suis entrée sans vraiment y penser... Vous êtes ouvert au moins ?

Ma question paraît peut-être étrange, vu que j'ai pu entrer, mais je préfère demander. Si elle me dit que non, je m'en irai bien sûr...

__–Je suis retournée bosser au bar. J’avais envie de m’occuper. Puis je suis pas en sucre quoi, merde. Katsu et Kaiko m’ont pratiquement engueulées. Genre, nan mais t’es en vacances, laisse-nous gérer, déjà depuis l’hôpital tu fais un entretien d’embauche, tu te surmènes, c’est pas sérieux, on est là pour prendre soin de toi, on est tes potes et tout tu devrais nous écouter, bla bla bla…
__–Moi j’veux bien, hein.
__–M’enfin elles poussaient un peu, alors j’ai monté un peu le ton, je leur ai dit que, quand-même, je suis votre boss, vous m’parlez pas comme ça nan mais oh, j’fais c’que j’veux. Et là Kaiko qui me sort une ligne de Game of Thrones du genre, si t’as besoin de dire que t’es la boss, c’est que tu te comportes pas comme telle. (C’était bien la peine de mater cette série nulle avec elle tiens, si c’est pour qu’elle sorte ses répliques contre moi. Et en plus c’était vraiment de la merde, on a même pas eu de scène de sexe lesbien, ce qui était ma principale raison de mater ça.) Et Katsuyo… ça ressemblait plus à… elle gonflait les joues quoi, genre elle était pas contente. Ça m’a donné plus envie de les lui pincer avec la seule main qui me reste et de faire oubouboubouboubou qu’autre chose.
__–M’enfin, j’ai négocié pour au moins passer deux jours par semaine, en heures creuses.
__–Ah, j’vous jure. Elles sont dures.
__–Du coup on est en début d’aprem et y’a personne. Y’a que Katsuyo et moi aujourd’hui et elle est à l’arrière à faire de la compta.
__–Ah, pas tout à fait personne. Une nana, bien musclée ptin, puis jamais vu sa tronche. Une novice ? Possible. Je lui fais coucou depuis l’arrière du comptoir, où j’essuie des verres. Elle me demande si c’est ouvert. Yep, novice. Et pas que. Même avec la puce, je reconnais cette langue.
__–« Il paraît ouais. Hmm, à l’accent, Sudeste je dirais, j’ai bon ? Rio ou São Paulo ? Je viens de Manaus. »
__–Je lui fais un grand sourire et lui tends ma main. Ben oui la droite, pardi.
__–Et parce que ça pourrait être utile pour la suite, derrière moi, il y a un tableau de liège sur lequel j’accroche les différents trophées : une photo de Lloyd, l’ancien patron, une de Kaiko, Katsuyo et moi, une de la serre du marché de noël 2021, de la déco d’Halloween 2022, la carte en japonais du mec qui vendait des chichas d’occasion à qui j’ai acheté celles du bar, le badge de papy, le portrait de Lula… On a pas encore une très grande et longue histoire, mais ça progresse bien.

Il paraît..? Qu'est-ce que ça veut dire ça ? Je cligne des yeux, un peu désarçonnée par sa réponse mais me ressaisis vite. J'ai l'impression que la puce a traduit sans vraiment traduire. Puis elle continue en me demandant d'où je viens et là je comprends : elle aussi est Brésilienne ! Ça me met un peu plus à l'aise et je me fends d'un sourire. J'attrape sa main qu'elle me tend et malgré le contact étrange du métal et des plantes, la serre franchement.

Bien deviné, je suis de Rio. Jamais été à Manaus ceci dit.

Je lance un regard derrière la brune où s'étend une collections de photos diverses. J'y vois des visages inconnus, le jeune femme avec d'autre personnes, et tout à la fin, une photo de Lula. À cette vue, je souris à nouveau.

Bon choix. Dis-je en désignant le portrait d'un geste de la tête.

L'ambiance dans le bar est chaleureuse, le mur végétal est foisonnant et les plantes ont l'air en bonne santé. Mon regard se pose à nouveau sur la brune.

C'est un bel endroit. La complimenté-je. Je m'appelle Tori.

Je me présente, d'abord parce qu'avoir une autre Brésilienne en face est rassurant et agréable, et ensuite parce qu'il s'agit de politesse tout à fait basique. Dans cet ordre. Je me sens un peu plus chez moi grâce à elle, et la chaleur du bar me pousse à rester. J'hésite à commander... Une boisson ne me fera pas de mal.

__–En parlant de traduire, je retire ma puce.
__–« Pfiou, tu peux pas savoir comme ça fait du bien d’entendre du portugais, j’ai cru que j’allais plus jamais y avoir droit. »
__–Et ohhh j’suis trop contente elle complimente ma déco. C’est qu’avec tous les efforts que j’y mets, ouais, j’apprécie de savoir que ça plaît.
__–« Hé hé, merci. La seule fois de ma vie que j’allais voter, ça a été par correspondance, t’y crois ça ? En vrai j’aurais dû demander une autorisation de faire l’aller-retour… »
__–En plus à tous les coups, j’aurais présenté à ça à Mitsuki comme un week-end de vacances entre potes et elle aurait été partante pour gérer le trajet. ’faudrait que j’y pense plus souvent.
__–Pas très causante la Tori, par contre. C’est le moment où j’essaie de deviner son futur élément… Hm… Vu ses manières, pas Eau, déjà.
__–« Luna. Qu’est-ce que je peux te servir ? »
__–Pas choquée par ma prothèse biomécanique, pas Tonnerre donc.
__–« T’es arrivée à Terrae depuis pas longtemps ? Je voyage s’est bien passé ? Oh et t’inquiètes, on parle pas trop de pourquoi on est là, en général. Ça regarde que soi, ça. Même si, bon… Pour moi, j’imagine que c’est assez évident. Si tu sais pas quoi prendre, je te conseille nos rhums arrangés. Tous maison, avec des plantes que je fais pousser moi-même. Ouais, facile de deviner quels pouvoirs j’ai, aussi. »
__–Même si, en ce moment, je les ai plus trop. Enfin, on est pas là pour discuter de sujets tristes. J’espère juste qu’elle voudra pas boire en terrasse, je devrais lui expliquer pourquoi je fais pas le service en table et elle devra y aller toute seule. Y’a ma canne juste à côté qui me rappelle que bouger, c’est bien quand c’est pas trop souvent.

Je regarde la barmaid retirer la puce traductrice d'un air curieux. On a le droit de la retirer alors ? Je pensais que ça devait être interdit pour que tout le monde puisse se comprendre. Ses paroles font comme un écho vraiment désagréable à travers la puce et je décide à mon tour de la retirer. Je pousse un soupir de soulagement et me détends.

C'est rassurant d'entendre une langue familière. Acquiescé-je.

Je me sens un peu plus chez moi d'un seul coup ici. J'acquiesce à nouveau à ce qu'elle me dit ensuite.

J'ai voté qu'une fois, l'année dernière. Je vois bien ce que tu veux dire, c'est une expérience et franchement, les boules de voter en étant loin du pays.

Le droit de vote est obligatoire de 18 à 70 ans au Brésil mais avant de sortir du favela, je n'y voyais pas grand intérêt. Une fois que j'ai entamé ma carrière dans les MMA, j'ai pas trop eu le choix, j'étais plus surveillée. Mais je suis bien contente d'avoir pu le faire en direct. Je me présente ensuite et elle fait de même.

Joli prénom, ça claque.

Pfff heureusement que personne ici ne se doute de mon vrai nom. Tant que ça peut continuer comme ça, c'est bien. J'écoute ses suggestions et souris quand elle me dit que tout est fait avec des plantes qu'elle fait pousser. J'en déduis que c'est une Terre.

Eh, ça va. Je me suis un peu pelé les fesses les premiers jours. Les températures sont pas exactement les mêmes ici qu'à Rio. Heureusement je suis tombée sur une chic fille qui m'a offert cette écharpe. Dis-je en passant une main sur l'étoffe en laine beige.

Pour ce qui est de la boisson...

En fait je bois pas d'alcool-

J'allais dire que j'ai pas le droit pour rester lucide pendant les matchs, mais en fait on d'en fout maintenant.

Nan oublie ce que je viens de dire. Un rhum arrangé ça me va... Quelque chose sans clou de girofle si possible ? Pour le reste j'y connais pas grand chose alors je te laisse choisir.

Elle est barmaid, elle saura sûrement quoi me proposer. Heureusement que j'ai encore des économies. En parlant de ça...

Je suppose que tu prends les réaux ?

Sinon, il faudra que je trouve un moyen de m'arranger. J'avais converti ce qu'il fallait pour les vêtements mais c'est tout.

__–« Nan mais t’inquiètes, aux prochaines élections on ira ensemble ! Ce sera l’occasion pour moi de voir Rio. À part aux infos ou dans des telenovelas, je l’ai jamais vue, au final. »
__–Et puis on pourrait y aller pour des occasions plus sympas, aussi. Genre revoir mon grand-père, si possible avant qu’il ne cane. Enfin, ça va il a encore pour un petit moment, mais vu son âge, un accident ça arrive vite… Plus sympa, j’ai dit.
__–Et genre mon prénom il claque. C’est… okay. On m’a jamais encore dit ça, tiens. Et puis le sien, Tori, il m’évoque rien, ça doit être un diminutif ou quelque chose, je peux même pas dire un commentaire sympa en retour qui serait vrai… Et rien à voir mais, je l’ai appris tard ça, Luna est un des prénoms les plus répandus chez les meufs trans. Alors, une fois, pour déconner, j’ai posté en ligne une photo de moi dans mes sapes habituelles de mec, sans manches, muscles saillants quoi (c’était quand j’avais encore deux bras), avec mon nom et en commentaire « devinez mon genre ». Ça a pas loupé : d’un côté des gens de la commu trans qui me disaient que j’avais un style non-binaire plutôt stylé et de l’autre, des connards de bas étage qui m’ont dit que je passais pas du tout pour une meuf.
__–Puis le nombre de fois où on a confondu en me regardant de dos, aussi.
__–Bref on disait quoi ?
__–Ouais c’est bien viens on parle d’autre chose.
__–« Ah bah, elle a bon goût ! Je la connais sûrement, tu te souviens de son nom ? »
__–Ariana ou Pandora ? J’hésite.
__–Et là, j’entends un truc qui m’assomme. Genre. Okay. Bah okay.
__–« Han. T’es le genre de personne qui entre dans un bar après un match de foot bien énervé et qui commande un verre d’eau du robinet à un comptoir plein à craquer de mecs couverts de peintures de guerre ? »
__–Et là c’est le moment de solitude parce que j’ai vu Le Dernier pub avant la fin du monde et pas elle.
__–« Bien sûr que je prends les réaux ! Pas qu’ils me serviraient, ici on paye plutôt en yens… Mais c’est pour le principe, quoi. Alors, sans clou de girofle, ça peut carrément se faire. Je me retourne et lui désigne des bouteilles sur l’étagère derrière moi. Non je vais pas me lever si c’est pas absolument nécessaire. J’ai gingembre, il est costaud hein, j’en mets une bonne dose. Côté fruit j’ai mangue, pêche, coco, fruits rouges, sinon en trucs plus doux j’ai violette, vanille, café… Hmm… Oh ! J’ai mieux attends, c’est une tuerie, c’est un whisky au sirop d’érable canadien, tu vas voir ça vaut le coup. Lui je t’offre le verre et dis-moi ce que tu veux d’autre. »
__–Puis j’attrape ma canne, me lève, claudique jusqu’à l’étagère et récupère les bouteilles. Normalement, j’en prendrais plusieurs dans la seule main qui me reste, mais depuis que mes pouvoirs de titanide font un peu n’importe quoi, j’hésite un peu à chaque fois…

Wow. Wow-wow on se calme. On vient juste de se présenter et voilà qu'elle me propose déjà de retourner au Brésil voter ensemble ?! Ça va un peu vite là.

Euh ouais peut-être un jour... De toute façon je connais pas des masses Rio non plus, j'ai pas vraiment habité "dedans".

Mon ton n'est pas vraiment agressif, je suis juste un peu sèche parce que je ne connais pas vraiment Luna. Je sais qu'on vient du même pays mais ce n'est pas une raison suffisante à mes yeux... Et maintenant, je me sens un peu mal d'avoir changé l'ambiance aussi brutalement... Je change rapidement de sujet. Je déroule l'écharpe, il fait bien assez chaud dans le bar pour ne pas en avoir besoin.

C'était Alyona. Elle est Eau apparemment, c'est une chouette fille. Question bon goût, ça dépend pour qui je suppose... Sa chambre est rose de partout, on se croirait dans une chambre de princesse c'est adorable. Dis-je avec une affection visible pour la petite blonde.

C'est un peu grâce à elle que j'ai décidé de donner sa chance à Terrae. Bon, aussi parce que j'ai nulle part où retourner. Mais surtout grâce à Alyona.

Quand je dis ne pas boire d'alcool, je vois la barmaid tiquer. Oui, je sais c'est honteux, je suis dans un bar c'est pas pour de l'eau du robinet, bla bla bla... Je hausse les épaules.

J'ai juste pris l'habitude : j'étais combattante de MMA, pas le droit à l'alcool. Mais maintenant, je peux autant que je veux. Expliqué-je.

Je me revois encore me faire engueuler comme du poisson pourri la seule fois où j'ai eu le malheur d'accepter un verre de la part d'une adversaire après un match. Le coach était tellement rouge que j'ai cru qu'il allait imploser ! Mais maintenant, fini : je fais ce que je veux. Du coup, je me retrouve à écouter les propositions de Luna : le rhum pêche me plaît bien mais le whisky avec du sirop d'érable a l'air sympa aussi... Et elle a l'air enthousiaste sur le second...

Va pour le whisky. Et je goûterais bien le rhum-pêche.

Je la regarde se lever et marcher difficilement vers les bouteilles. Entre ça et la prothèse... Qu'est-ce qui a bien pu lui arriver ? Comme elle a eu la délicatesse de ne pas demander plus sur pourquoi je suis là, je lui rend la politesse. Mais je ne peux pas m'empêcher de me lever de mon tabouret.

Tu veux un coup de main ? Je sais que normalement ça se propose pas, mais...

Je ne veux pas qu'elle pense que j'ai pitié. J'ai pas pitié. Les blessures, c'est moche mais ça guérit. Si ça guérit pas c'est que t'es mort et, comme elle parle et marche, Luna n'est clairement pas morte.

C'est juste qu'avec ta canne, tu vas devoir faire plusieurs voyages. C'est chiant. Prétexté-je avec un nouveau haussement d'épaules.

__–C’est vrai que pour les gens qui ne connaissent pas encore Terrae, la familiarité assez poussée qu’on peut avoir, ça décontenance. Non mais, c’est elle aussi, elle se pointe, elle demande mon prénom. On fait pas ça à la personne qui est derrière le comptoir, dans le monde étrange des gens normaux.
__–Et Alyona, ouais, pas mal aussi comme première rencontre. C’est vrai qu’elle fait de super cadeaux. Et la description qu’en fait Tori ne m’étonne pas du tout. C’est exactement comme ça que je l’imagine.
__–« Oh ouais, c’est une bonne pote. La première fois que je l’ai vue… ben pareil, elle était initiée et j’étais la première personne qu’elle a croisé à Terrae. Je l’ai prise pour une mannequin. Et elle est tombée dans les pommes et ce qui reste de mes bras, mais ça vaaa, ça c’est bien passé. On est même parties en mission chasser des tigres et des éléphants en France. C’est pas là que j’ai perdu mon bras et niqué ma jambe, mais ça aurait pu. »
__–Somme toute assez courant, à Terrae.
__–Et genre elle avait pas le droit à l’alcool. J’ai jamais entendu ça. Après, sportive de haut niveau… Ouais, c’est cohérent.
__–« Sérieux ? j’avais pas le droit que la veille et le jour même, moi. Enfin, personne me l’imposait, c’est juste que conduire bourrée, c’est moyennement un bon plan… Je faisais des courses de moto. Et c’est toujours pas comme ça que j’ai niqué ma jambe. »
__–Par contre elle fait quoi là, oh.
__–« Nan, nan t’inquiètes, reste assise, c’est pas pour trois pas… T’es pressée ? On a pas de transports en commun à Terrae ; l’excuse du train à prendre elle marche pas. »
__–Au bout de quelques mouvements, je pose les bouteilles devant elle et quatre verres. Oui, quatre, y’a personne, je peux bien goûter avec elle, oh. Qui va me dire quoi que ce soit ? Je nous sers un verre de whisky et lève le mien.
__–« Bon ben, à… je sais pas moi, à un nouveau départ ça fait très cliché, mais c’est pas faux pour autant, alors… »

J'avoue, quand Luna me raconte leur mission, je fronce les sourcils. Il y a des tigres et des éléphants en France ? Enfin, en dehors des zoos, s'entend. C'est la première fois que j'en entends parler. Entre ça et juste "chasser des tigres et des éléphants"... Je suis un peu prise au dépourvu. Par contre, pour ce qui est de tomber dans les pommes, ça je veux bien la croire. Alyona en serait tout à fait capable, je pense.

La conversations passe à mon interdiction d'alcool. Comme ça, Luna faisait des courses de moto ? Plutôt dangereux comme sport aussi. Si je comprends son sous-entendu, c'est comme ça qu'elle s'est esquinté le bras. En tout cas sa prothèse est super cool. Je hausse les épaules.

- J'étais plutôt balèze dans le milieu, mon coach voulait juste pas que je déclenche quoi que ce soit. J'étais la fille sauvage tirée des favelas, alors fallait me tenir en laisse pour que je fasse pas de grabuge. Ma mine s'assombrit un instant. Pour ce que ça aura servi...

Autrement dit pas grand chose. J'ai pas tenu super longtemps avant de me faire virer définitivement. Heureusement, son trait d'humour peu après me tire un sourire et je m'oblige à penser à autre chose.

Nan, pas de train t'inquiète. C'est toi la cheffe je te laisse faire.

Visiblement Luna est décidée à trinquer avec moi : elle a sort quatre verres. Deux pour moi et deux pour elle. Ouah, deux verres d'alcool dans la soirée... Si je rentre pas au moins bien imbibée avec ça, c'est que je me suis vachement endurcie. Je prends le verre de whisky.

Disons plutôt... À nous, en général ?

Je bois une grande gorgée. La brûlure de l'alcool me surprend mais je ne tousse pas. Ouaip, je pense que si j'arrive jusqu'au dortoir après ça, j'ai de la chance.

__–Hé ben à nous.
__–Je prends une petite gorgée, la laisse reposer sur ma langue, le temps que le goût se décompose un peu dans la bouche. C’est pas un très grand whisky hein, mais le goût est assez dingue en vrai.
__–Ouais, en comparaison, Tori sait pas boire et ça ce voit.
__–« Tiens, je t’en ressers un, mais laisse-lui le temps, fais circuler un peu dans ta bouche, entre des dents, sur ton palais… Prends le temps de l’apprécier. On est pas là pour se murger, on est là pour déguster. si tu veux, boire… bon, c’est bien, mais ‘faut savoir pourquoi tu le fais et tous les alcools servent pas à la même chose. Est-ce que c’est pour te mettre la misère ? Pour passer du bon temps avec les potes ? Pour goûter un produit de qualité ? Ouais… J’veux pas te pousser vers la boisson hein, mais si tu veux, repasse de temps en temps, je te ferai découvrir des trucs. »
__–Je la ressers donc, prépare le verre de rhum et attends de voir comment elle va gérer ça, ce qu’elle va en dire.
__–« Prends vraiment ton temps, hésite pas à décrire à fond ce que tu ressens. Essaie de trouver ce qui te plaît ou pas. »
__–Quelque chose me dit qu’elle a pas eu le droit de faire assez de choix dans sa vie ou déjà eu le temps de, juste, se poser et essayer de profiter de quelque chose pour de vrai, en prenant tout le temps qu’il mérite. Ça, c’est un truc que je maîtrise, se poser, laisser le temps filer et se contenter d’apprécier. De se laisser tout le temps du monde pour ça. Une heure, un après-midi, une journée.
__–On va finir sur la terrasse à fumer de la salade et regarder les nuages passer. Je le sens.

J'ai tout fait de travers. Luna, à côté, a pris une petite gorgée et savoure l'alcool. Je me sens un peu bête. Je n'ai jamais vraiment bu d'alcool à proprement parlé. Soit c'était de la gnôle faite clandestinement, soit des bières à demi-éventées. Et c'était il y a un moment. Donc je m'exécute et reprends une gorgée que je laisse traîner sur mon palais et ma langue. Ça pique un peu, et le goût commence par me faire tourner la tête. Puis petit à petit je sens les tons sucrés du sirop d'érable.

Euh... C'est sucré ? Mais je sens l'alcool, enfin je veux dire, ça pique la langue.

J'avale ma gorgée et en reprends une autre petite. Je sens mon esprit devenir un peu mou, pâteux. Je n'aime pas trop ça.

C'est pas que j'aime pas hein. C'est juste... Je dois pas avoir l'habitude. Puis ça m'embrouille les idées. Et ça, j'aime pas trop par contre.

Je prends la voix grave et bourrue du coach.

Garde ton esprit affûté et vif comme une lance, Vittoria. Il faut que tu sois prête à tout ! Je ricane puis soupire. Des conneries tout ça. Pour ce que ça a servi, je me suis quand même faite dégager du circuit.

Nouvelle gorgée. Cette fois je sens bien le sirop d'érable. Je laisse rouler cette gorgée sur ma langue, perdue dans mes pensées et mes souvenirs. Je suis partagée, c'était une bonne période mais je me rends compte que j'ai sûrement été bien manipulée. Je l'aimais bien, le coach... Mais il m'a laissée tomber comme ça, comme une chaussette sale. Et les autres concurrentes... Des souvenirs me passent dans la tête, l'agacement est là. Les dernières paroles de mon adversaire ce soir-là me reviennent en tête. "Bah alors la zèbre ?"

Sans que je m'en rende compte, j'ai terminé mon verre et je me suis levée. Le comptoir en cuivre m'arrive un peu au dessus du nombril. La brésilienne est face à moi de l'autre côté. Sans réfléchir, je m'appuie sur le comptoir et attrape Luna par le col de sa veste, approchant mon visage à quelques centimètres du sien, mes yeux plongés dans les siens.

Tu sais comment elles m'appelaient les autres, dans le milieu ? Grondé-je. Le zèbre ! Est-ce que c'est des rayures ça ?!

De ma main libre, je pointe les tâches claires sur mon visage.

Nan, c'est pas des rayures. Ça, c'est des taches. Et tu sais ce qui a des taches ? Les. Vaches. Conclus-je en détachant bien les mots.

Je suis plus qu'à un cheveux du visage de la grande brune, et ça ne me pose aucun problème.

__–Hmm mm, sucré, piquant, c’est un bon début. Je hoche la tête pour valider, qu’elle ait pas l’impression de dire n’importe quoi.
__–Yep, pareil, réaction typique de quelqu’un tout le temps dans le contrôle qui se retrouve face à quelque chose qui lui fait perdre son contrôle. Normal, normal. Ah, elle se met à faire des citations, elle a des flash back, elle remet en question toute sa vie… Hé ben putain, c’est allé vite, normalement les gens attendent au moins trois ou quatre verres. ’fallait vraiment que ça sorte.
__–Ah, elle se… euh… Qu’est-ce qu’elle branle. Je bouge pas, je me contente de la laisser faire, je suis juste curieuse, même pas gênée (puis même si elle est championne de ce qu’elle veut et moi estropiée, je suis celle qui craint le moins en cas d’agression physique, hein).
__–Par contre, le zèbre, c’est vrai que c’est nul. À peu près autant que la vache.
__–Et qu’est-ce qu’elle fout là.
__–Genre.
__–Elle veut m’embrasser, ou ?
__–« Nan, ce sont les t-pulls qui en ont. T’es pas en laine. »
__–C’est une blague parce que tache ça se dit mancha en portugais et manche ça se dit manga.
__–Écoutez, elle m’a pris de cours, on fait comme on peut, hein.
__–Je pose mon doigt sur son menton et la pousse un peu.
__–« Par contre, euh, tu veux qu’on baise c’est ça ou…? J’veux bien que tu tiennes pas l’alcool mais généralement, les gens ils attendent d’être plus pintés que ça. »
__–Je vais le regretter, ça.
__–Non mais je sais pas, y’a personne, ça choquerait pas que je me tape quelqu’un que je viens de rencontrer, elle est tout à fait mon type… Je sais pas, je me dis, sur un malentendu, ça peut passer. J’ai pas tant que ça niqué depuis la mission, en plus. Voire pas du tout.

Sa réponse me décontenance complètement. Du coup je reste bloquée, ma main serrée sur sa veste. Quoi, de la laine ? Est-ce que j'ai pu mal prononcer ? Non, il me semble pas. Alors...

Tu te fous de ma gueule ?

La question est brusque et brutale. L'alcool ne m'aide pas à rester calme. J'ai envie de taper quelque chose. Je me fige quand Luna pose un doigt sur mon menton et me repousse un peu. Et sa proposition finit de me plonger dans la confusion.
Je sens mes yeux qui s'écarquillent et mon visage devenir rouge vif. J'ai très chaud d'un seul coup. Je n'ai jamais participé à... ce genre d'activité. En fait, je n'ai même jamais été en couple. Pas le temps, pas l'envie, pas l'argent, ça fait mauvaise pub. Pas eu d'occasion.
Je sais même pas si j'aime les femmes ou les hommes, ou les deux ? Je sais même pas ce que ça fait d'embrasser quelqu'un. Je baisse les yeux le temps d'un instant sur les lèvres de Luna puis les remonte aussi sec. C'est vrai qu'elle est jolie en fait.
Mais de là à...? Je suis complètement perdue. Du coup je fais la seule chose qui me vient à l'idée. Je la lâche si brusquement qu'on dirait que je l'ai poussée. Puis je me rassois et repousse mon verre.

Mh. Je vais peut-être m'en tenir à ça.

Est-ce que j'évite soigneusement son regard ? Oui. Est-ce que j'ai fait exprès de ne pas répondre à sa question ? Double oui.

__–Hé ben, on est pas passés loin d’avoir une parodie de cette scène des Affranchis où Joe Pesci finit par pointer son calibre sur le crâne de Ray Lyotta parce que ce dernier dit qu’il le trouve marrant. Après, elle aurait pointé quoi sur ma tête, je me demande. Puis, j’ai réussi à anéantir son agressivité en lui proposant du bon gros sexe, là direct sur le comptoir, je sais pas s’il y a une leçon à en tirer. Le clito est plus fort que l’épée ? Hm, j’vais pas dire ça à voix haute.
__–En tout cas, elle me mate. Enfin. Pour être précis, elle a envie de me mater, mais se retient. Elle est à ça de rougir. Perso, je reste là, immobile. J’attends et la regarde. Aaaah…? Et non.
__–Décevant, presque.
__–« Ça marche. Tu veux mon numéro, au cas où ? »
__–Je l’écris sur un petit papier et lui file. Elle en fait ce qu’elle veut, hein…
__–« J’habite au couloir des Terres, ça t’auras deviné. Pense juste à prévenir un peu en avance, je vis avec ma petite sœur. Enfin… Tu peux débouler un soir ronde comme une queue de pelle et avec une furieuse envie de ken, j’connais des endroits où on pourra faire ça tranquille, mais évite, ça demande de faire des efforts, niveau logistique. Après, en journée, je bosse quatre jours par semaine et deux dimanches sur trois, mais ça laisse les autres pour se voir. Là, comme ma sœur sera à l’école, on aura l’appart pour nous deux. »
__–Hm.
__–« Ça fait trop d’infos trop précises d’un coup, c’est ça ? Ouais je comprends, t’inquiètes. J’te ressers ? »

Il fait chaud non ? Oui, il fait chaud. Heureusement que je parviens à me maîtriser... Et que j'arrive à me rasseoir sans avoir fait quoi que ce soit de déplacé. Même si j'ai l'impression, au vu de ce que me dit Luna, qu'elle n'aurait pas été contre quelque chose de déplacé. Mais bordel, comment je lui dis qu'à 26 ans je n'ai jamais ne serait-ce qu'embrassé quelqu'un ? Je sais même pas si j'aime les femmes, les hommes, les deux ? C'est possible je crois. Il fait chaud.

Quand un morceau de papier glisse sur le comptoir pour arriver sous mes yeux, je ne peux plus faire semblant. Donc je lève les yeux. Et je prends le papier. Hem. Elle sera donc mon second contact dans mon téléphone. Et je crois que c'est un contact beaucoup moins innocent que celui d'Alyona.

Euh... Merci.

Et la voilà qui se lance dans une série d'infos. Je l'écoute en écarquillant les yeux. Elle parle trop, j'ai pas le temps d'enregistrer, j'ai le cerveau embrumé par l'alcool et mon embarras. Je n'arrive plus à détacher mon regard de la grande brune. Tout ce qui s'est imprimé, c'est couloir des Terres, petite soeur et seule à seule avec Luna. Sobre ? Oulà. Je sais pas si j'aurais assez de courage pour entreprendre quoi que ce soit. D'abord parce que j'ai zéro expérience et que je préférerais encore avouer que je suis dyslexique devant un amphi entier plutôt que ça. Et ensuite parce que la dame est intimidante, en tout cas sur ce terrain-là. La tête encombrée de toutes ces pensées, j'acquiesce machinalement et avance mon verre.

Mais t'as pas peur que je sois quelqu'un de mal intentionné ? Je pourrais essayer de profiter de la situation...

Sitôt les mots échappés de mes lèvres, je me rends compte de leur double sens. Eh merde.