Après l'initiation de la veille, j'ai été prise d'un affreux doute. Ça n'est sans doute pas passé inaperçu, si j'ai pu sentir et entendre la présence du petit être en elle, mais personne n'a vraiment fait de remarques. De mon côté, ça m'a travaillé toute la nuit ; aussi la première chose que j'ai faite en arrivant au boulot, le matin même, a été de vérifier l'état du dossier de la jeune fille. Seize ans, et aucune mention de grossesse dans le dossier médical, donc probablement aucun examen non plus depuis au moins son arrivée. J'ai interrogé mes collègues pour savoir si elles suivaient une certaine Karen Chandler ; rien du tout non plus. Ça ne pouvait pas être un oubli, du moins pas de notre part.

Du coup, je n'étais pas très contente.

J'ai un peu expédié mes rendez-vous à la fin de la journée pour pouvoir me rendre à l'institut. Normalement, elle devrait avoir fini ses classes à cette heure-ci ; avec un peu de chance elle sera sur place. Me voici en train de toquer à sa porte, essayant de garder un air affable. Lorsqu'elle ouvre la porte, je commence :

—Karen Chandler ? Je suis Aoi Amazaki, Master et médecin à l'hôpital. J'aimerais qu'on discute quelques minutes.

__–Nous passerons rapidement sur les conséquences désastreuses qu’avaient eu l’arrivée du dernier trouble-fête à l’équilibre mental de Karen. Passons aussi sur son changement d’environnement vers une chambre à elle, douteuse amélioration s’il en est. À choisir, elle préférerait peut-être presque la solitude sans d’intimité qui allait avec les dortoirs, au moins n’était-elle pas à l’étage des fous. Ou enfermée avec lui.
__–Moi, les connards.
__–Nan moi j’les aime bien les couillons de cet étage. Je suis coincé avec Karen et l’autre peigne-cul, forcément, capter tous les sentiments de tout le monde, c’est rafraîchissant en comparaison.
__–Au fait on tape à ta porte.
__–Mais qui était cette personne pour se permettre d’admonester Karen de la sorte. Ne voyait-elle pas qu’elle était très occupée ? À quoi ? À ne pas se justifier sur son emploi du temps à des inconnus. Oui non mais d’accord mais elle a l’air vénère un peu.
__–« Quoi tu veux quoi toi là ? »
__–Ça va pas aider, ça…

Une partie de moi a envie de répondre "eh, bonjour, sinon." mais je n'ai pas dit bonjour non plus, alors pour cette fois je dirais rien. Je souris poliment.

—J'étais à ton initiation hier. Il y a des choses dont j'aimerais te parler en privé. C'est par rapport à ta santé. On peut en parler à l'intérieur ? Ou alors ailleurs, si tu ne veux pas que j'entre ?

Sous-entendu : je sais, oui, passons ce détail et discutons directement. Sauf si elle veut qu'on en parle au milieu du couloir, objectivement ce n'est pas mon problème, mais ce n'est pas très déontologique, hé.

__–Mais de quoi se mêlait-elle.
__–« Quoi ma santé j’vais très bien. »
__–Si le cas était échéant, Karen n’était plus une enfant et aurait fait le déplacement toute seule. Non mais, qu’est-ce que cette Japonaise lui voulait-elle.
    « Lâche moi là, t’as personne d’autre à emmerder sérieux ? P’tain jamais vous m’lâchez, merde ? C’est bon là. »
__–Ouuuuuaaaaaaaaah.
__–Quoi ?
__–Je perçois rien. Trop fort. Là normalement après ta petite crise de stupidité, n’importe qui aurait eu envie de te péter la gueule. Elle est master elle a dit ? Alors ou elle a en a vraiment rien à carrer et t’es juste l’énième morveuse qu’elle doit gérer de la journée et a pas le temps pour tes conneries donc je te conseille de passer direct à l’écouter et la suivre, ou elle a vraiment envie de te péter la gueule mais le masque très bien. Après moi j’dis ça, c’est pour toi !

Woah, elle a prononcé trois phrases et j'ai déjà envie de partir. Je savais que ça n'allait pas être une partie de plaisir — la pauvre avait l'air déjà suffisamment désagréable la veille pour que je regrette de m'intéresser à son sort. Mais voilà, il paraît que j'aime bien faire mon travail correctement. Donc même si elle m'agace un peu, je garde ma posture et hausse une épaule. Je désigne son ventre sans autre forme de procès. Si elle ne veut pas entrer, tant pis. Pendant qu'elle me fait sa crise d'ado (ça m'entraînera pour quand Fai aura le même âge j'imagine), j'essaie de scanner son corps de loin. Mes sourcils se froncent un peu, hm. Oui, vu la taille, ça n'est pas tout récent comme grossesse. … Est-ce qu'elle est même au courant ? Son comportement d'hier m'avait mis la puce à l'oreille, mais peut-être que je vais trop vite…

—Je suis guérisseuse, je sens les énergies. Je suis au courant... (J'observe sa réaction, pour voir si elle a l'air au courant ou si je suis en train de faire une méga bourde.) Tu es arrivée il y a trois mois et tu n'as fait aucun test, donc tu as besoin qu'on t'examine. On n'est pas obligées de faire ça aujourd'hui, mais j'aimerais qu'on prévoie au moins un rendez-vous, ou qu'on puisse en parler.

__–« “J’aimerais qu’on prévoie un rendez-vous”, MAIS J’EN AI RIEN À FOUTRE DE C’QUE TU VEUX LA VIEILLE ! »
__–Ça fait un jour que je suis là je regrette déjà. T’es au courant que t’es à moitié dans les couloirs et que tout le monde te regarde ? T’sais, je peux scanner les sentiments des autres mais aussi les tiens, jamais tu te serais foutue en colère comme ça pour rien, jamais tu te serais ridiculisée en public comme ça. ’faut se reprendre.
__–« Allez c’est bon j’ai compris tu sais quoi j’te suis comme ça tu me lâches, ok ? »

J'inspire, et je souris. Ca passe pour une inspiration classique, normale ; j'ai l'habitude de faire passer mes respirations profondes pour un mouvement naturel de mes poumons, mais au fond j'ai un peu envie de lui tordre le cou. Je déteste qu'on monte le ton face à moi, c'est une des choses qui m'insupportent le plus avec le manque de respect. Je crois que c'est une personnalité avec laquelle je ne suis pas faite pour m'entendre, et c'est ok. Je ne suis pas là pour devenir sa copine, simplement pour faire mon boulot : être un médecin. Et je fais bien d'attendre, de ne pas réagir ; elle se reprend toute seule. Noté. D'abord elle réagit, ensuite elle réfléchit. N'oublie pas qu'elle est Tonnerre ; faut pas réagir tout de suite en face.

—Ca me va, après ça je te fiche la paix.

Au fond, je peux comprendre cette colère aussi, c'est ce qui me permet de m'apaiser un peu face à ce revirement de comportement de sa part. C'est une ado. Une ado enceinte. Toute seule à Terrae. Je ne connais pas son histoire, elle ne me regarde pas… Mais je me souviens ce que c'était, de découvrir une grossesse et d'avoir envie de la cacher. Et pourtant, moi, je n'étais pas seule.

—Je te laisse mettre tes chaussures, je reprends plus doucement.

__–Karen répondit avec un regard hautain.
__–« Bah oui j’vais pas y aller pieds nus, teuteu là… »
__–Et alla mettre ses chaussures. En fin de compte, avait-elle envie de cacher sa grossesse ? C’était difficile à dire. Sitôt qu’elle voulait se projeter dans l’avenir, elle échouait à dépasser son prochain repas. Cela, on s’en doute, était source d’une terreur existentielle, qui n’allait pas pour favoriser sa capacité à réfléchir calmement, donc à envisager son futur, donc à traiter à la source de sa peur.
__–Hé ben tu vois que quand tu veux tu dis pas que de la merde en barre !
__–En revanche, si cette Aoi croyait que c’était en se montrant maternelle ou pire, professionnelle qu’elle allait aider en quoi que ce soit, c’était fort insultant. Karen n’était pas une enfant. Elle n’ignorait pas sa condition. Elle n’allait sûrement pas supporter qu’on la renvoyât à son visage de la sorte. Ne pouvait-on pas interagir avec elle autrement que comme avec une personne enceinte qui avait besoin d’aide ?
__–Vas-y là, oublie ce que j’ai dit.
__–« Ça va prendre combien de temps, j’ai pas qu’ça à foutre moi en fait. »
__–Ouiiiii bien sûûûûûr. T’étais sur Instagram ou Tiktok depuis une heure juste avant ?

Teuteu. ok. Tu te souviens ce que tu disais une seconde avant, qu'il fallait être gentille, tout ça ? Hm. Oui. Laissons la mettre ses chaussures, et allons-y, sans penser au fait que j'ai juste envie de retourner la table. Heureusement que la Karen est de dos, sinon elle m'aurait vue tiquer.

C'est donc en essayant de me répétér mentalement "ce sera sûrement pire avec Fai à l'adolescence, prends sur toi" que j'attends Karen, puis que nous entamons notre route jusqu'à l'hôpital. Lorsqu'elle me pose la question, je souris encore une fois, et prends le temps de répondre. C'est à dire, vraiment le temps.

—Crois-moi, si tu continues à me parler mal, je vais faire en sorte que ça dure toute la soirée.

Non, je plaisante. Je suis pas aussi cruelle.

—Ça ne prendra pas longtemps, j'ai aussi envie de retrouver mon fils ce soir.

Enfin. Je suis capable de la faire attendre dans une salle d'attente pendant un moment en la laissant aux bons soins d'une collègue plus patiente que moi… ou plus terrifiante que moi, peut-être.

—C'est une consultation de routine, il faudra sans doute faire une échographie et je te poserai quelques questions pour comprendre ta situation. Il faudra peut-être aussi prévoir un bilan sanguin, mais ça peut attendre. Tu as des questions ?

__–« Mais genre tu m’menaces, arrête de faire la meuf là… »
__–Maugréa Karen, au regard fuyant. Avait-elle des questions ? Beaucoup, en fait. Tellement, là était le problème, qu’elles devenaient un magma, impossible à manipuler, sans forme, sans début, sans fin. Plonger les mains dedans pour en faire quelque chose d’utilisable, le sectionner en petites questions, décider de leur ordre l’importance, prendre des notes, réfléchir aux réponses, creuser des pistes ainsi dévoilées, cela demandait une énergie considérable que Karen n’avait pas les moyens de fournir.
__–Ah bah c’est sûr, c’est beauuuucoup plus utile de faire la poseuse genre tu sais tout et on peut pas te test.
__–« Pfff nan ça va j’suis pas conne hein. »
__–Prouve-le !
__–« Bon on y va là ? »

Si pour elle "risquer de passer des plombes à attendre un rendez-vous" c'est une menace, elle a quand même pas une notion très évoluée de la chose. Une menace, dans mon jargon, c'est plutôt "tu veux que je te fasse passer par la fenêtre ?" ou "si tu veux je te plante là et tu te démerdes avec ton môme, viens pas chialer après". Mais bon, elle dit ça dans sa barbe et semble mal à l'aise que je lui aie répondu, je vais pas insister. Pendant qu'elle se perd dans sa tête, je lui pose quelques questions et me dirige vers le fond du couloir.

—Ok, dis-je d'une voix légère (parce que j'en ai pas grand-chose à faire de son attitude de princesse hautaine).

Genre t'as pas de questions. Je sais que t'as des questions. On attendra que tu sois assise sur la table d'auscultation pour ça, peut-être. Bon sang le trajet va être long, peut-être que si je la prends sous le bras et qu'on s'envole ça ira plus vite…

On y va ? On y va ?? J'appuie sur le bouton de l'ascenseur en la regardant dans les yeux, pendant qu'elle fait sa meuf à l'arrière, visiblement en comprenant pas pourquoi j'ai daigné m'arrêter.

… Si j'utilise ma Greffe sur elle pour arrêter son temps et que je la trimballe en volant jusqu'à l'hôpital, je peux lui faire croire que je nous ai téléportées et j'aurai pas à subir cette conversation.
… Bon, trop tard, l'ascenseur s'est déjà ouvert.

Je rentre dedans sans la regarder et lui tiens les portes, et la pique d'une remarque innocente, tout sourire.

—Bah alors, je croyais qu'on y allait, là ?

__–Déjà gavée par tout ce qui se passait depuis que cette charmante doctoresse était entrée dan sa vie, Karen préféra ne pas répondre. Ou même croiser le regard d’Aoi. Le trajet se passerait dans le silence et c’était très bien.
__–Enfin, c’était ne pas compter sur le fait qu’elle était désormais Tonnerre et que cela confirmait ce qu’on savait déjà sur sa personnalité : elle n’allait pas attendre à rien faire comme cela.
__–« Puis pourquoi tu m’emmerdes, c’est quoi ton problème là, j’t’ai rien demandé… »
__–Je suis le seul ici à qui c’est évident qu’on est dans un environnement où les gens en ont vraiment quelque chose à foutre des autres et pensent pas qu’à leur gueule ?
__–Hé bien, je croyais que tu étais sensé être une sorte de racaille, pas un enfant de cœur idéaliste. Passons, je préfère faire une ellipse jusqu’à l’hôpital plutôt que de faire durer cette torture qu’on nomme bien cavalièrement une conversation. Par ailleurs, ce n’est pas comme si Karen allait se montrer très loquace sur le trajet.
__–Arrivée à l’entrée, elle fut prise d’une hésitation. Prendre les devants et se rendre tout de suite à l’étage approprié aux questions de natalité, en profiter au passage pour admonester Aoi sur sa lenteur, ou au contraire prendre tout son temps, pour la faire râler et s’impatienter ? Choix ardu à faire.
__–Ou alors aucun des deux et on la suit, juste ?
__–On fait ça.
__–Hé bien, soit.
__–C’est que ce silence, semblait-il, avait donné du temps à Karen seule avec ses pensées et lui avait fait prendre conscience d’à quel point il était absolument nécessaire qu’elle fît cette visite et qu’en fin de compte, Aoi était bien gentille d’être venue la chercher. (Elle n’était certes pas obligée d’être si désagréable.) Peut-être répondrait-elle aux myriades d’interrogations qu’elle se posait effectivement.

—Si tu ne veux pas venir, tu peux rester, je ne t'oblige à rien, je réponds du tac-au-tac, calme, avant de reprendre quand les portes de l'ascenseur sont refermées. Mais je ne peux pas laisser une ado enceinte toute seule, c'est pour ça que je suis venue. Ça peut être un grand bonheur, mais c'est aussi une situation effrayante...

Et sur ce, on ne parle plus du trajet. C'est mieux comme ça, ça m'apaise un peu plus et me laisse le temps de m'organiser pour ce soir : j'ai pu envoyer un message à Huo pour le prévenir de mon retard, je suis aussi en train de prévoir ma liste de course du lendemain... Ainsi que les jeunes que je dois revoir impérativement avant la fin de la semaine.

Finalement, dans le silence, la nouvelle Tonnerre semblerait presque agréable quand elle se tait. Elle semble pensive et angoissée ; je ne me permettrais pas de la déranger à nouveau. L'important c'est qu'elle fasse ses visites, pas le reste.

Une fois arrivée à l'hôpital, je salue notre secrétaire médicale et lui indique que je serai en rendez-vous. Nous montons à l'étage avec Karen, toujours bien docile, étrangement. Je la guide jusqu'à mon bureau et l'y fais rentrer avec un sourire, l'invitant ensuite à s'installer sur une des chaises. La table d'auscultation est dans un coin, et il y a quelques photos d'Huo, Fai et moi sur le bureau. J'ai pris soin de ramener le matériel pour faire l'échographie avant d'aller chercher Karen, histoire de ne pas faire durer encore plus le plaisir. Je tire une des chaises du même côté du bureau que Karen, un peu à distance, histoire de ne pas être plantée derrière mon ordinateur. C'est toujours trop impressionnant comme ça, je n'aime pas trop l'aspect officiel que ça peut donner.

—Voilà... Merci d'avoir accepté de venir. On est à l'abri des oreilles indiscrètes ici, alors n'hésite pas à me poser tes questions. J'en aurai sûrement aussi pour ton dossier médical, et pouvoir t'aider au mieux. On commence par ce que tu veux : tes questions, ou les miennes.

__–Arrivées dans son bureau. Aoi initie un contact un peu trop proche au goût de Karen, qui elle aurait bien aimé que soit maintenue la distance du bureau.
__–Là tu peux plus reculer meuf, balance tes questions. Et putain de merde, regarde-là dans les yeux, elle va pas te bouffer.
__–« Ouais, euh… Ça fera mal comment ? »
__–J’vais même pas prendre la peine de dire que la péridurale c’est mort dans sa tête, même pas elle sait que ça existe.

Ça fait mal comment...... mal, vraiment mal. J'aimerais lui dire toute la vérité mais je ne la connais pas encore, je ne sais pas si elle réussira à ne pas paniquer. Et en même temps, c'est mon devoir de lui expliquer aussi simplement que possible. Alors je lui explique calmement, tranquillement.

—Je ne vais pas te mentir, ça fera très mal. Déjà, les contractions pour l'accouchement sont douloureuses, c'est comme de grosses crampes qui durent un temps, puis s'arrêtent, avant de reprendre. Tu avais des règles douloureuses ? (J'attends sa réponse.) Pour ce qui est de l'accouchement même... La tête d'un nouveau-né fait environ cette taille (je le symbolise en faisant un cercle avec mes mains). Mais il est possible d'avoir une anesthésie, qu'on appelle une péridurale. Ça ne t'endort pas, ça te permet simplement de ne pas sentir la douleur. Avec nos pouvoirs de guérisseurs, on peut aussi faire en sorte de réduire la douleur au mieux, mais on ne peut pas l'effacer. C'est plutôt le travail d'un sensitif. Mais on t'accompagnera du mieux qu'on le puisse.