Je souris. Oui, c'est vrai que la chambre est petite, et que je n'ai pas vraiment les équipements pour cuisiner, mais au moins j'ai mon espace et ça je ne m'en lasse pas.

- En soi ça va, j'ai pu équiper un peu. Mais c'est vrai que faire des gâteaux dans un four à micro-ondes, c'est pas exactement l'idéal. Le public ne me gêne pas, mais je suis déjà bien content d'avoir quitté les dortoirs.

Puis si jamais vraiment j'ai une envie de cuisiner, il existe plein de recettes sans cuisson qui sont topissimes ! Les rouleaux de printemps, les tiramisu, les boules de coco... Bref, je suis pas démuni, heureusement. Et puis, en écoutant Jérémy, je me rappelle que j'ai la chance de ne jamais avoir souffert de la faim. C'est quelque chose qui n'a pas de prix. Et je suis bien installé, alors à quoi bon râler pour un équipement moins performant qu'il ne pourrait l'être.

- Voir les gens manger et leurs yeux s'illuminer, c'est quelque chose, pas vrai. Je dis en sentant un sourire adoucir mon regard.

Quand j'étais prof, je faisais un goûter avec mes élèves à la fin de chaque semestre. Je cuisinais pour eux et ils n'avaient qu'à ramener de quoi boire. L'amphi résonnait alors de discussions et de rires. C'était certains de mes moments préférés de cette année.

Maintenant que je suis sur la bonne piste, j'emmène Jérémy dans les rayons, traversant le magasin jusqu'aux bacs surgelés. Au moins il est aussi perdu que moi, ça me rassure. En même temps, un cuistot comme lui qui cuisine du surgelé, ça me semble étrange. Ce n'est pas un jugement, mais juste... Voilà.

J'ouvre un des bacs et tombe sur les épinards. Hop, dans le sac de surgelé. Je suis bien content de l'avoir embarqué en partant tiens.

- Haha je ne sais pas trop si je serais capable de reprendre des études. L'école n'a jamais vraiment été mon truc, et après être passé de l'autre côté du miroir, j'ai pu voir l'envers du décor... Je dis distraitement.

Mon regard a été attiré au même moment par un petit emballage en carton bleu et marron. Oh. My. God. Ils ont des pots de Ben & Jerry's. Ils ont la Cookie Dough. J'en veux. Je pourrais taper un scandale dans ce magasin ici et maintenant pour en avoir. Oui, oui, à 22 ans. Rien à faire.
Et le petit démon dans ma tête me chuchote de me laisser tenter, que de toute façon, je grossis pas alors je peux y aller.
Mais d'un autre côté, j'ai l'ange de la raison qui me rappelle à l'ordre. C'est pas le moins cher qui existe, et j'ai pas encore beaucoup de sous... Et j'en ai pas vraiment besoin...

Et comme je suis sage, je me détourne avec regrets du pot de crème glacée. Direction les caisses. Et en même temps je me rappelle que je suis pas vraiment seul, et que j'ai pas vraiment répondu à Jérémy.

- Désolé, j'ai été distrait. En fait, ça m'intéresse en soi, comme j'aime tout ce qui a trait à la nourriture. Mais j'ai des doutes sur ma capacité à tenir en cours... En tout cas, je serais ravi de lire tes cours ! Je dis avec enthousiasme.

Voir les gens manger et leurs yeux s'illuminer, c'est quelque chose, pas vrai. Là, Jérémy sourit. Pour de vrai. Un de ses sourires rares qui plissent ses paupières et détendent ses traits. Qui rajeunit son visage et dévoile ses dents droites, impeccables. Oui, voir les gens manger, ça le rend heureux à ce point. Mais c'est bref, comme souvent. Une apparition aussi soudaine qu'intense.

Après ça, il suit sagement Camil jusqu'au rayon surgelé où il se rend rarement. Jérémy préfère les légumes frais, de saison, mais il ne juge pas les personnes qui achètent des légumes surgelés. Ça préserve bien mieux les nutriments et les vitamines que les boîtes de conserves, et lui-même utilise le congélateur familiale lorsqu'il y a des restes du potager. Par contre, il refuse de toucher aux plats tout prêts, faut pas déconner. Camil explique, pendant ce temps, pourquoi il n'est pas tenté de reprendre les études. :

-Ah. Tu étais prof, je vois. Tu enseignais quoi ?

Jérémy était sincèrement curieux... et attentif pour voir le regard de Camil se fixer sur un point précis, les glaces. Il tapota l'épaule du Tonnerre en soufflant un court rire. :

-Y'en a des meilleures au restau.

...Quoi ? C'est éviter qu'il ne cède à la tentation ici. Oh mais plus tard c'est moins grave ? Comment OSES-tu être sarcastique ?! C'est MON travail. Anyway, concentrons-nous sur la conversation. Hin... :

-Je comprends. J'ai jamais vraiment aimé l'école non plus... Mes études de cuisine en correspondance m'allaient bien mieux que de devoir m'enfermer dans une salle de classe à absorber tout ça comme une éponge.

Contrairement à ce qu'on pourrait croire, Jérémy était un élève attentif en classe. En dehors, il était un monstre, mais il savait qu'il devait écouter les cours pour mieux les comprendre et avoir moins de travail à faire à la maison... avoir le temps de trainer dans les rues et faire ce que le gang voulait de lui. C'est pas le sujet. :

-Je te passerai les premiers chapitres de ma première année alors.

Après un paiement rapide en caisse, c'est à Jérémy de diriger leur duo jusqu'au restaurant. Malgré lui, il allonge son pas pour s'y rendre mais il veille à ne pas accélérer l'allure, ne pas faire courir Camil à côté. Ce n'est pas si loin dans le village, il a juste l'habitude d'y aller d'un bon rythme. Il sort ses clefs, mais fait le tour. :

-On va passer par les vestiaires. Ça nous évite d'allumer la salle et de faire croire aux clients que c'est ouvert.

Ce qu'il ne dit pas, après avoir ouvert une porte dérobée et allumé les lumières, c'est qu'il en profite aussi pour se changer... Calmez-vous, il ne se met pas à poil. Il retire juste sa veste, reste un moment en débardeur avant de récupérer sa chemise de commis dans son casier personnel. Parce qu'ici, il cuisine toujours avec son uniforme. Il referme ensuite son casier et fait signe à Camil de le suivre. Au-delà d'une autre porte, Jérémy actionne un autre interrupteur qui dévoile la cuisine du restaurant, moderne et éclatante. Fier de lui, Jérémy remonte ses manches. :

-Une envie particulière ? Je peux te proposer du rond de gîte grillé à la sauce moutarde. Ça mettra un peu de temps de préparation mais ça vaut le coup.

Il est dans son élément là. Il rayonne.

Ouah comment je me suis fait griller illico ! Mais bon, Jérémy me convainc définitivement en m'appâtant avec la possibilité de glaces au resto. Par contre, on va peut-être pas dévaliser ledit resto quand même ? Non parce qu'il est peut-être le chouchou, mais toucher aux stocks du resto... Je sais pas ça me semble mal.

J'ai enseigné l'art et l'histoire de l'art en fac pendant un an. Je réponds à la question du colosse.

En nous dirigeant vers la caisse, j'apprends que Jérémy aussi n'aimait pas l'école, ce qui me conforte encore un peu dans le fait que les systèmes scolaires sont tous aussi mal adaptés aux enfants, peu importe d'où on vient. Enfin, dans mon cas, les écoles ne m'aimaient pas non plus, ce que je peux comprendre vu que je traumatisais mes instits...

Je remercie Jérémy avec un sourire pour les cours et paye mes courses rapidement. Une fois nos achats effectués, je le suis jusqu'au restaurant. Il marche vite mais je reste à sa hauteur presque sans effort, étant moi-même un marcheur rapide. Une fois le tour du bâtiment fait, on entre et on arrive dans un vestiaire où le géant prend le temps d'enfiler son uniforme. Je me sens un peu bête avec mes habits de citadin, j'ai l'impression d'être un athée dans une église. J'hésite même un instant à demander à mon camarade si il veut que j'enfile une blouse ou quelque chose... Mais il repart et pousse une nouvelle porte, et tous mes soucis s'envolent.

La cuisine est moderne, grande et propre. Il y a tout pour cuisiner, même des ustensiles que je n'ai jamais vu. J'en reste comme deux ronds de flan, des étoiles plein les yeux. Je n'ose même pas réellement entrer dans la pièce dans laquelle Jérémy, lui, évolue avec aisance. Il est dans son élément, ça se voit et c'est impressionnant. J'en oublie presque de lui répondre quand il m'adresse la parole.

- Ouah. Euh, je veux dire, ouais tout me va ! Tu m'en as déjà parlé et j'avoue que maintenant je suis super curieux. Dis-moi ce qu'il faut faire, je vais t'aider !

Je retire ma veste pour ne pas être gêné par les manches. Dessous j'ai comme d'habitude juste un t-shirt à manches courtes, aujourd'hui d'un joli pervenche. Et après avoir rassemblé un peu de courage, je m'avance pour rejoindre le cuisinier.

-Oh en fac ! Carrément ! C'est... intéressant... J'te voyais plutôt bosser avec des petits.

Pourquoi ? Comment ? Il sait pas trop. Quant au domaine qu'il enseignait, Jérémy n'y connaissait rien... Sauf si on considère la cuisine comme de l'art, alors là, il peut vous sortir des recettes qui datent d'il y a au moins deux siècles et qu'il a retenu pour le lol. Celles d'après-guerre sont marrantes aussi ; le jeu qu'il s'est inventé, c'est de reconnaître les ingrédients rares qui ont été remplacé dans la recette... Si vous aimez le saindoux, y'en avait à balle puisque le beurre était plus rare que le gras de porc. Fun fact ? Meh.

Enfin bref, ils ne sont pas allés jusqu'au restaurant pour parler de ça. Il laisse Camil admirer les lieux, lui attrape un tablier propre sur une étagère où s'alignent à bonne hauteur, la rangée infinie d'épices et herbes qu'ils utilisent. Il le lui tend après l'avoir vu posé sa veste et remonter ses manches. Jérémy sourit une nouvelle fois, plus discrètement. :

-Dans ce cas suis-moi, je vais te montrer les coulisses des coulisses comme on dit ici.

Il se dirige vers une porte de métal au fond et l'ouvre grand ; le garde-manger est immense, organisé. Jérémy se tourne vers Camil et désigne les étagères. :

-A température ambiante. Légumes. Fruits. Fromages à pâte dure, œufs et certains produits laitiers. Charcuteries sèches. Huiles et sauces en bouteille. Farines, sucres et levures. Tu vas nous preeendre... il réfléchit un temps avant de claquer ses doigts. Pour deux. Huit asperges, une carotte, un citron, du sucre et de la crème liquide... celle à 30% de matière grasse, c'est marqué dessus. Je m'occupe de chercher le reste dans le frigo au fond.

C'est à dire la viande et le beurre principalement... Mais il s'attarde dans le garde-manger pour prendre des ingrédients plus spéciaux ; de la moutarde violette et une bouteille de Cabernet. Ils reviennent tous les deux en cuisine, Jérémy fait une pause avant de commencer, posant fièrement sa main sur le pot de moutarde. :

-Ceci, est de la moutarde violette. Spécialité française faite avec du marc de raisin. C'est plus doux, mais plus riche. C'est pour pas que ça dénature le goût du rond de gîte. Rond de gîte qui est juste là !

Il fait pivoter le papier sur lequel la pièce trônait pour mieux la présenter à Camil. :

-Ce genre de viande, très délicate, il faut la laisser à température ambiante avant de la cuire, pour éviter un trop gros choc entre le chaud-froid et transformer une bonne viande en semelle de chaussure. On va donc s'occuper des légumes d'abord. Tu sais peler les asperges ou tu préfères t'occuper de la carotte ?

Bordel... J'ai faim.

- Haha c'était un peu étrange, j'avais le même âge que mes élèves. Mais oui, je crois que je serais plus à l'aise avec des enfants. Je réponds à Jérémy.

Mais assez de bla-bla : je suis dans le temple de la bonne cuisine, l'éden de tout bon vivant ! Une cuisine de resto ! Il faut être à la hauteur... Je prends le tablier que le géant me tend et le passe avant de le nouer rapidement. Puis je le suis, direction "les coulisses des coulisses", autrement dit le garde-manger et le frigo. Je regarde tout les yeux brillants. Il y a vraiment plein de choses : légumes, fromages, charcu, sauces, huiles... Je n'ai jamais vu autant d'ingrédients dans un même endroit ! C'est l'heure de faire marcher mes méninges. Je retiens ce que me dit Jérémy et me mets au travail. J'attrape donc tout ce dont on a besoin et pose le tout sur un plan de travail. Jérémy me rejoins et me montre un pot de moutarde violette.

- Ah je me souviens que mon père aimait l'utiliser quand il cuisinait certaines viandes ! Elle vient de Brives il me semble ?

À la maison, ma mère était principalement aux fourneaux. Mais lorsqu'on parlait d'occasion spéciales, comme des fêtes, des anniversaires... Elle cédait la place à mon père, qui lui se spécialisait en viandes. J'étais déjà un grand amateur de cuisine et je regardais souvent mes parents cuisiner, ce qui les amenaient à me parler des ingrédients utilisés.

Retour au présent : j'ai lancé ça en regardant la pièce de viande. Je suis un peu étonné, je m'attendais à une pièce ronde et plate, un peu de la forme d'un steak haché, mais non. Elle est bien ronde, mais plus allongée. Et je remarque immédiatement le peu de place laissée aux tendons et à la graisse. C'est vrai que ça a l'air bon.

- Les asperges, ça me va. Mais pour être sûr d'avoir la même méthode que toi : on coupe environ 4cm de la base dure puis on épluche de la tête vers la base ? Je demande.

Je crois connaître mes gammes mais face à un vrai cuisinier, je préfère m'assurer que j'ai bon.

Jérémy était très concentré dans son espace de travail, aussi il a mis un peu de temps à réaliser que Camil savait d'où venait la moutarde violette. Il pivote sa tête, ferme les paupières un temps avant de les battre frénétiquement. Faut le comprendre, ça n'était jamais arrivé avant. :

-Oui c'est... de Brives. Woah, c'est la première fois que j'entends quelqu'un-... même les français connaissent pas forcément-... Enfin oui c'est de Brives.

Oui il est choqué à ce point-là.

Il n'oublie pas qu'il doit sortir du matériel, il remplit deux casseroles d'eau, en pose une sur le comptoir, l'autre sur la gazinière qu'il n'allume pas. Quand Camil pose sa question il en profite pour désigner les casseroles. :

-Oui, tu fais bien de demander. On va les cuire à l'anglaise, donc les mettre dans l'eau avant ébullition. Comme les asperges sont vertes, couper quatre centimètres de la base, c'est nickel mais tu n'as pas besoin d'éplucher sur toute la longueur comme ce sont les plus tendres. Tu as juste à retirer les pousses plus dures avant la tête avec un couteau simple. La cuisson à l'anglaise va attendrir le reste.

Il sort deux planches à découper épaisses, en bois, des placards en-dessous de leur station de travail. Il commence à éplucher la carotte. :

-Pendant la cuisson des asperges, tu feras cuire le reste à la poêle. Et je te montrerai comment couper le rond-de-gîte... Je-... Est-ce que je vais trop vite ? Ça va pour l'instant ?

C'est qu'il avait l'habitude de cuisiner avec ses collègues qui connaissaient déjà les recettes, ou sa famille qui le connaissait bien et suivait en même temps une recette écrite à l'avance... Là, c'était nouveau pour lui aussi.

Je crois que je lui en ai bouché un coin, avec la moutarde. Le voir buguer comme ça me donne un boost de confiance en moi ! C'est gratifiant, d'impressionner un cuistot. Mais c'est juste que j'ai eu de la chance. Il aurait pu sortir n'importe quoi d'autre et je n'aurais peut-être pas reconnu. Je sens mes joues chauffer et un sourire éclairer mes traits.

- Haha, mon père aimait connaître ce qu'il mettait dans ses plats, parfois jusqu'à l'histoire de l'ingrédient. Je me justifie.

Chaque plat préparé avec lui était en même temps une leçon d'histoire et d'adresse. "Tiens ton couteau comme ça", "Replies tes doigts sinon tu vas te couper", "penses à garder la pointe du couteau au contact de ta planche quand tu éminces"... Des conseils comme ça, il en avait plein. Dommage que ces souvenirs soient teintés de ses moments d'impatience... Le bâton n'étais jamais très loin quand j'étais trop lent à son goût.

Quand Jérémy me confirme la façon d'éplucher les asperges, je m'y mets donc. C'est assez facile, quand on sait que 4cm c'est à peu près deux phalanges d'une main moyenne. J'utilise ce repère pour enlever ce qu'il faut de la base de l'asperge puis retire les pousses avant la tête comme me l'a expliqué le géant. J'hésite en attaquant la seconde asperge.

- Euh, plusieurs questions... Pourquoi avoir pris deux casseroles ? On n'a besoin que d'une pour les asperges non ?

C'est une question un peu idiote sûrement, mais je ne vois pas ce qu'on pourrait bien faire cuire à l'eau mis à part les asperges... Je regarde Jérémy commencer à éplucher la carotte. Je désigne la poêle de ma main libre.

- Autre question, du coup on va faire revenir la crème, le citron, la carotte et le sucre dans la poêle ?

Je ne suis pas certains d'avoir bien suivi les différentes étapes... Il est en effet peut-être allé un peu vite pour moi.

Camil explique que c'était son père -imparfait, donc il mort probablement, noté- qui avait le soucis du détail et appréciait connaître les ingrédients qu'il utilisait. Jérémy hoche lentement la tête. C'est vrai que c'est important, souvent, plus souvent avec des plats plus "gourmands". Comme dirait Nico : "des plats d'la haute". Virginie, sa mère biologique, était un peu comme ça aussi... Elle avait le goût des choses délicates au niveau gastronomie... mais quand il fallait faire une soupe de légumes verts, elle ne s'attardait que sur la qualité de la rave
[*], pas sur son histoire dans la région.

Il ne s'attarde pas plus longtemps dans ses pensées, Camil lui pose des questions. Jérémy coupe la carotte épluché en fine rondelle à toute vitesse avant de désigner l'une des casseroles. :

-Pour conserver la couleur verte des asperges. Dès la fin de leur cuisson, on les plonge très vite dans de l'eau froide. Ça évite de devoir utiliser du bicarbonate de soude dans la cuisson, et qu'elles perdent trop leurs fibres.

Concernant la poêle, il sourit. :

-Ah ah ! Presque ! On va d'abord faire sauter les légumes puis on ajoutera la viande pour la faire cuire lentement au vin. La sauce est faite séparément, pour éviter qu'elle empiète trop sur le goût de la viande. Elle doit être complémentaire avec... Sinon on fait pleurer les bouchers.

C'est le cas des viandes "nobles"... C'est pour ça qu'on se tracasse pas avec un bœuf bourguignon ou de la viande hachée hein. ...Bref, huit asperges sont vite faites par Camil, Jérémy les nettoie à l'eau froide avant de les plonger dans l'eau d'une des casseroles et d'allumer la gazinière dans un "clac-clac-clac" sonore.


[*]C'est le moment fun fact avec tonton Néo : la définition de rave, en français, c'est une plante potagère dont on consomme la racine. Le mot "rave" dans le Bourbonnais (là où est né Jérémy) désigne seulement le "navet". En occitan/catalan, apparemment c'est le "radis"... ...Et chez les ch'tis de chez moi, le mot rave existe....... mais on dit "raveluque"... Genre... Eul'bettrape, eul'chouproute, eul' radis ch'est toudi raveluque XD !
Toute mes excuses :')

J'observe les gestes de Jérémy pendant qu'il coupe la carotte. C'est pas la même chose que moi. La vache il est bien plus rapide et précis. Je me demande un instant comment le boug a fait pour ne pas se retrouver avec des bouts de doigts parmi les morceaux de carotte. Je suis franchement admiratif. Et comme si ça suffisait pas, il fait ça pépère en m'expliquant le pourquoi des deux casseroles, en l'occurrence pour garder les asperges vertes.

Je fais d'autres supposition et je suis récompensé par un sourire du géant. C'est fou comme son sourire le rajeunit et éclaire son visage. Du coup moi aussi je souris. J'attrape la poêle et allume le feu avant d'y déposer un peu d'huile d'olive. J'attends quelques instants pendant lesquels la poêle chauffe doucement puis y dépose un morceau de carotte. En voyant que l'huile autour frémit, je mets la totalité du légume dans la poêle en les faisant de temps en temps sauter pendant que l'eau pour les asperges bout doucement. Les bruits familiers de la cuisine me permettent de me détendre.

- Tu es là depuis longtemps ? Je demande, pour éviter que le silence s'installe et ne devienne gênant.

Je ne lâche pas la poêle et les carottes des yeux pour ne pas les faire trop cuire. J'ai envie de lui demander quelle affinité il a, mais je me retiens. Je tâte le terrain avec ma première question. Si c'est un sujet à éviter, il n'est pas judicieux de s'y aventurer. C'est lui le chef et c'est lui qui a le couteau à portée de main, puis j'aimerais sortir d'ici vivant avec tous mes organes intacts. Je déconne, on se calme, il a pas l'air du type qui plante les gens qu'il vient de rencontrer à la première contrariété. Puis je suis la petite brindille sympathique du quartier.

Jérémy regarde faire Camil pendant le petit silence qui s'installe. C'est qu'à force de cuisiner dans le chaos du restaurant ou à la maison quand il y a du monde, il en oublie presque qu'il apprécie les moments de calme. Parmi les Williams, il n'y a qu'avec Lou qu'il peut atteindre ce moment de paix facilement... Bon Aaron aussi mais c'est plus long. Et puis c'est quelqu'un de tout nouveau, une autre façon de faire qu'il observe tel un félin prêt à bondir en avant. Camil vérifie que l'huile est assez chaude en plongeant une seule tranche de carotte dedans, c'est classique mais ça fait ses preuves. Mais il ne doit pas rester immobile trop longtemps ; Jérémy assaisonne la viande, sel, poivre et thym qu'il masse dans la chair avant de la couper en cube d'un geste assuré, faisant longer son index dessus pour suivre le mouvement naturel du muscle. Il réfléchit un temps à la question de Camil, profitant encore un peu du silence avant de répondre. :

-A Terrae ou au restaurant ?... Hm, quand j'y pense les deux se suivent donc-... Je suis arrivé à Terrae à l'été 2017. Le restaurant... je suis pas sûr il me semble c'était l'année suivante ? Eh, je n'y compte plus mes heures, c'est terrible.

Il met la viande de côté, émince les échalotes l'air songeur. :

-Aaah oui. Oui c'était fin 2018 parce que je m'étais fâché avec mon frère... Ouaiiis qu'est-ce que j'étais con putain.

Ah oui ! Je me souviens ! Jérémy s'est fâché avec Nicolas qui lui avait dit qu'il ne l'accepterait jamais peu importe ce qu'il faisait, puis il a eu une discussion avec Aaron qui lui a dit qu'il pouvait lui montrer le meilleur et Jérémy était persuadé que ça changerait tout, ce débile !... Bon, ça a techniquement aidé à changer les choses mais c'est quand même aussi un peu grâce à moi, maintenant que le taré du fond ne cause plus... D'ailleurs toujours en train de faire la gueule ? J't'emmerde. C'est bien ce que je pensais.

Enfin bref, il discutait avec Camil, pas avec le bordel dans sa tête -contrairement à certains. :

-Ça commence à faire pas mal de temps en fait que je suis à Terrae, j'avais pas remarqué... Bientôt six ans.

Ça ne rajeunit personne.

C'est dingue comme tous les gens que je rencontre sont là depuis longtemps. Seules Cadence et Hua sont là depuis à peu près aussi longtemps que moi. Jérémy fait partie des anciens aussi. Pas des anciens dans le sens "vieux" hein. Je respecte mes aînés. Non, ancien comme là depuis un bail. Il m'explique un peu son histoire sans entrer dans les détails. J'ai beau être Tonnerre, je connais la discrétion, je n'irais pas fouiller. Donc je l'observe assaisonner la viande et la couper. Son geste est précis, à la fois délicat et assez vif pour ne pas déchirer la pièce. C'est plutôt impressionnant ça.

- Heh, je me demande si je serais encore là dans six ans. Je lâche sans vraiment y penser.

Si ça fait comme Dublin, je serais parti dans un an. En espérant que j'attende pas de m'enfoncer dans une jolie petite dépression, ou qu'un proche meurt pour partir. Ouah comment je suis pessimiste. Eh pour le moment le moral est là, je suis en train de cuisiner avec un vrai chef et en plus on va pouvoir manger ce qu'on prépare ! C'est trop bien non ? Ouais, c'est trop bien. Alors on chasse ces histoires et hop, retour au présent.

Pendant ce temps, Jérémy a émincé une échalote. Les carottes sont presque cuites et l'eau des asperges bouillonne. J'éteins le feu sous la poêle pour attendre que les asperges aient bien terminé de cuire. Je m'appuies sur un bout du plan de travail.

Alors, c'est quoi les étapes suivantes, une fois qu'on aura cuit les asperges et les carottes ? Il faut faire cuire les échalotes, la viande et faire la sauce à part... Je crois qu'il vaut mieux que tu te charges de la viande, mais je peux faire la sauce, si tu me donnes les doses et l'ordre. Je propose.

Camil a l'air pensif... Il le regarde manipuler la viande mais il a l'air loin dans sa tête. De sa remarque, Jérémy ne sait pas trop quoi dire. Ce genre de remarque plutôt sombre ne le choque pas. Des fois, Nicolas en sort des affreuses il ne sait plus où se foutre, donc celle de Camil, ça va en vrai. :

-Je sais pas où on sera dans six ans... mais je peux te dire où j'étais il y a six ans, et c'est pas fameux.

Il regarde les asperges cuire un instant, veillant à choisir ses mots. :

-Ce qui s'est passé, ce qui se passera, on y pense. On s'en fout pas mais c'est pas le plus important ici. T'es à Terrae, avec une foule de gens cassés, alors on vit le présent en essayant de se réparer. Ça fonctionne ? Tant mieux. En bonus, tu gères de mieux en mieux tes pouvoirs... Ça fonctionne pas ? Ben on va trouver une solution tous ensemble et on verra ce que ça donne demain. Parce qu'au final on s'en branle un peu, personne ne sait de quoi est fait, ce demain... à part les Voyants.

Il fronce les sourcils. Marque une pause. Fixe Camil. :

-Si tu dis que t'es Voyant juste pour m'emmerder et chier sur mon superbe argumentaire, c'est toi que je passe à la casserole.

Il fait tourner son couteau en l'air, le rattrape par la lame avant de le lancer sur la planche dans un petit "chtoc" sonore. Il s'essuie les mains sur la serviette propre qui pend de son tablier avant de légérement décaler Camil du plan de travail, une main bien haut dans son dos, frôlant sa nuque et l'autre poussant son bras. Une fois assez reculer il sort une poêle bien spécifique dans le placard du dessous. :

-La suite. Tu vas réserver les carottes et les asperges dans une assiette à côté. Tu vas fondre les échalottes avec un peu de sucre et du vin rouge, pendant que je m'occupe de la viande. Ça te va ? il pose la poêle pour la viande sur le plan de travail. Tu feras la sauce quand la viande commencera à cuire. Si on la lance trop tôt, elle a tendance à refroidir, c'est moins agréable pour les clients -et donc, nous.

Mais d'abord, s'occuper de sortir les asperges cuites avant de les plonger dans leur bain d'eau froide.

Ma remarque n'est pas passée inaperçue malheureusement. Mais loin d'être moqueur ou condescendant, Jérémy semble choisir ses mots avec soin. Et ça marche, puisque sa tirade me tire un sourire. Et ce qu'il dit est plutôt juste, ça remet dans le contexte, dans le présent. C'est vrai, à quoi bon se demander de quoi est fait le passé, on ne peut pas savoir. Enfin, moi en tout cas je ne peux pas savoir, vu que je ne fais pas partie des Voyants. Franchement, j'ai le caractère d'un Eau ? Je me tends un peu quand le géant se tourne vers moi et me fixe avec un drôle d'air. Lui a l'air de se poser la question... Puis je comprends qu'il plaisante et me détends.

- Haha nan, je suis Tonnerre. Rien à voir avec les Eaux ! Je dis avec un petit rire.

Par contre. Pose ce couteau stp. Tu me fais presque peur, je sais juste pas si j'ai peur pour ma vie ou pour tes doigts. Sérieusement, je m'attendais pas à le voir jongler avec un couteau à viande comme s'il s'agissait d'une quille de jonglage tout à fait inoffensive. Puis il le plante dans la planche de découpe et s'approche de moi. Point positif : il a plus le couteau. Point, euh... perturbant : il est quand même très proche. Je lève les yeux en me demandant ce qu'il veux faire. J'avoue que je ne suis plus du tout habitué aux personnes tactiles, alors quand je sens sa main dans mon dos je ne réagis pas tout de suite, un peu pris au dépourvu. Puis tout semble se reconnecter là-haut et je m'empresse de lui libérer le chemin avec un petit "désolé".

Hem, oui, la suite. On (se) reprend. J'ai du mal à me reconcentrer mais je capte ce que je suis censé faire.

- Oui, OK. Les carottes dans l'assiette avec les asperges. Les échalotes dans la poêle, avec le vin et le sucre. Pigé.

Et je me mets au travail. Je mets les carottes dans une assiette et laisse Jérémy s'occuper des asperges. Je rince un coup la poêle et la remets sur le feu, puis j'ajoute les échalotes.

- Du coup, combien de vin et combien de sucre ? Je demande, m'étant enfin ressaisi.

Pouah ça va plus du tout cette histoire, si je suis perturbé au moindre contact. C'est pas du tout mon style, j'étais vachement plus tactile avant.

Encore un Tonnerre ! MAIS QUOI ? Il les attire c'est ça ? Il est devenu un aimant à Tonnerre ou comment ça s'passe ?... ...Jérémy regarde Camil avec un air suspicieux avant d'avoir un léger sourire en coin, autant pour finir de détendre l'atmosphère que parce qu'il a l'impression qu'il se fait karma par l'univers... Soit par des Tonnerres, soit par des "faux-Eaux". ...et les Terres chelous. Ok bon. Faut pas qu'il y pense. Avec tout ça il a pas vraiment remarqué qu'il a surpris Camil avec son contact. ...Jérémy n'est pas tactile, sauf avec les gens qu'il apprécie réellement. Elwynn est la première à souffrir de ses soudaines envies de câlins. Il fait preuve de beaucoup de patience avec Nicolas qui a tendance à coller les gens dès qu'il est assez à l'aise... Ne parlons pas d'Aria et ses attaques surprises. Pour le reste, Jérémy est plutôt bref, à poser sa main sur une épaule un instant -la tête pour les plus petits, désolé Alice, c'est pas paternaliste c'est juste qu'à force de me pencher j'ai mal au dos, t'inquiètes qu'elle est au courant, ah oui c'est vrai, Terre cheloue-, se surprenant lui-même... et si un inconnu le touchait, il grimaçait. Sans se retenir. Ça avait surpris quelques uns de ses collègues de travail au début...

Parce que justement, en cuisine, Jérémy ne se rendait pas vraiment compte qu'il était un peu plus tactile. Il n'hésitait pas à déplacer ses collègues physiquement, les félicitait d'un coup de coude s'il avait les mains prises, saisissait leurs doigts quand ils échangeaient un couteau,... et il était le premier à se charger des éventuels bobos lors d'accidents provoquant brûlures, coupures, et autres bavures. Le pire étant à la maison, si quelqu'un cuisinait à sa place, il se plaçait dans le dos de la personne, trônant de sa taille et pourtant tout penché pour voir ce qui se faisait, le menton posé sur l'épaule de son père, de sa mère ou de son frère. Chose qui, ironiquement, le soûlait profondément quand on le faisait, à LUI. ...Ouais. Un chat quoi.

Du coup non, bien sûr qu'il a pas compris ce qu'il se passait. Blissfully unaware. :

-Dix grammes de sucre, douze centilitres de vin. répondit-il en s'emparant d'un tire-bouchon. Ce qui est terrible parce que ça veut dire qu'on va devoir finir la bouteille. ...sauf si t'aimes pas l'alcool, bien sûr.

Et il retire le bouchon de liège, ponctuant la fin de sa phrase du caractéristique "pop". :

-Château Lascombes de 2015 tu comprends faut pas gâcher.

Pire excuse... Mais j'accepte.

Sous le regard scrutateur du géant je lui fait mon plus beau regard innocent et suis récompensé par un demi-sourire. Je lui réponds moi-même avec un grand sourire puis retourne à la cuisine. C'est là que catastrophe, je me laisse troubler par un léger contact physique. Il va falloir que je trouve un moyen d'arrêter de paniquer à chaque fois que quelqu'un se rapproche de moi eh. Entre lui et Aaron (oui mais le Master est quand même super mignon- Non, ta gueule), c'est pas vivable cette histoire.

Anyway, je prends les mesures du sucre, ce qui me permet de finir de reprendre contenance. Ouf. Le "pop" de la bouteille de vin me fait relever la tête. Voilà longtemps que je n'ai pas bu de vin, ça a tendance à me tourner la tête assez vite, ce genre d'alcool. Je fais un nouveau sourire à Jérémy.

- Je suis jamais contre un verre d'un bon alcool. Le nom ne me dit rien, mais si tu l'as choisi, je suppose que c'est une bonne bouteille.

Ce qui est étonnant en un sens, parce que souvent on évite d'utiliser du très bon vin pour cuisiner, il me semble. Mais je ne dis rien. À la place je mesure ce qu'il me faut en vin et commence à faire fondre les échalotes. L'odeur de celles-ci s'ajoute à celle des carottes et des asperges et me donne l'eau à la bouche. Plus que la viande et la sauce. En tout cas la robe du vin est d'un beau rouge sombre, ça donne envie de le goûter. Mais autant le garder pour quand on mangera le plat, après tout si on en met dedans il doit bien l'accompagner aussi. Je crois que je n'aurais jamais mangé quelque chose d'aussi sophistiqué. Pendant que les échalotes fondent, je lance un regard à Jérémy.

- Tu connais mon élément. À ton tour, tu es quoi toi ? Terre ?

Les Terres sont censés être des personnes calmes et chill, et pour le moment c'est un peu la vibe qu'il me renvoit.