Je cligne des yeux, totalement désarçonnée par ce que me dit la bibliothécaire. Sa façon de penser me dépasse totalement, qui a envie de simuler des problèmes de santé ?

Bien sûr que non, c'est pas "cool" ! En quoi c'est bien de pouvoir avoir l'air plus malade qu'on ne l'est déjà ?!

Je m'apprête à lui demander pourquoi être en fauteuil ne lui suffit pas, mais je me retiens. Ce n'est pas une question qui se pose, et mon but n'est pas de la blesser. Mais je ne comprends pas la logique derrière ses paroles. Elle devrait plutôt se concentrer sur sa santé réelle, et sur le fait d'aller mieux. Mais ça non plus je ne le dis pas... C'est une inconnue, je n'ai pas à fourrer mon nez dans sa vie. Qu'elle fasse bien comme bon lui semble ! Puis j'ai l'impression qu'on a un accord tacite : je fais pas de remarque sur son handicap et elle en fait pas sur ma peau, ce qui me convient très bien.

Elle change de sujet et se présente, avant de me proposer une tablette pour apprendre l'anglais. Et de me confirmer qu'elle a bien remarqué ma dyslexie. Donc, j'ai vraiment mal rangé ces bouquins... Encore un potentiel travail qui ne me conviendrait pas. Encore heureux que celui-ci ne m'intéresse pas... Un soupir m'échappe quand je réponds :

Je m'appelle Tori... Les tablettes, on peut les emmener hors de la bibliothèque ? Et c'est pour combien de temps ?

Je suppose qu'il faut une carte de bibliothèque... J'avoue avoir un peu la flemme, puis devoir donner mon nom complet, meh. Mais au moins pour l'appli Mydys, je dis pas non. Alors peut-être que je peux faire un effort pour une fois. Elle doit bien être contrainte par une sorte de secret professionnel non ?

« Je n’ai pas dit que c’était bien, mais que j’aimais bien l’idée. Ça veut dire que j’ai l’air en forme en ce moment, et qu’il me reste de la marge. Et ça c’est cool. »

Parce qu’en regardant les choses en face, ma santé est pourrie. J’ai des transfusions tous les mois. Je vois un toubib toutes les semaines, une infirmière tous les deux jours. J’me remets d’un escarre apparu lors d’un séjour en réanimation. J’suis gavée de médicaments et mon pilulier est plus garni que celui de Lance Armstrong.

« J’suis pas certaine d’avoir été dans un pire état de santé qu’actuellement. Alors savoir qu’il y a encore pire, c’est rassurant. »

Elle ne comprendra sans doute pas, et cette pensée dite à voix haute est plus pour moi que pour elle. On enchaine.

« Ah, tant que tu n’es que novice c’est des emprunts à la semaine, une fois que t’es initiée tu peux emprunter la tablette un mois, après faut la laisser au moins une semaine pour que les autres aient une chance d’en profiter. »

Bon, la vérité c’est qu’on arrive toujours à avoir quelques tablettes d’avance, et ce principalement car passé un délais de deux jours de retard je vais toquer aux portes des dortoirs avec un grand sourire pas menaçant. Ok. C’est arrivé une fois, c’était pas deux jours mais dix et j’avais vu la personne trois fois dans la bibliothèque pendant ces dix jours, c’était clairement du foutage de gueule. Du coup j’suis allée l’engueuler bien fort dans les dortoirs et puis vous savez ce qu’on dit : l'histoire devint légende, la légende devint mythe, et on a rarement des retard à la bibliothèque.

Je comprends le raisonnement d'Ipiu, d'un côté. Elle n'a pas l'air d'être une personne en très bonne santé alors je peux entendre qu'elle le prenne presque comme un compliment. Vraiment, promis. Mais ma réaction est épidermique.

Au lieu de penser comme ça, tu devrais prendre soin de toi. Non, t'as pas l'air en forme, t'as l'air au bord de l'évanouissement. Mais t'as la chance de pouvoir recevoir des soins, alors profites-en si t'en as besoin.

Mon ton est tranchant, et si je ne crie pas, le cœur y est. C'est plus de l'inquiétude pour elle que des reproches, mais ça sonne exactement comme une leçon de moral. Ça sonne tellement agressif même à mes propres oreilles que je m'empresse de m'excuser :

Désolée... J'ai pas à te donner de leçon, je suis personne.

C'est maladroit, et je suis frustrée de devoir m'excuser. Elle a accès aux soins ! Elle a la chance d'avoir un hôpital pas loin... Si elle avait vécu là où j'ai grandi, elle n'aurait même pas pu se payer un fauteuil. Des voisins sont décédés de petites maladies considérées comme bénignes dans d'autres parties de la ville. Mais pas pour nous dans les favelas. Pas d'hôpital à proximité, pas de pharmacies, trop cher de se déplacer... On se soignait comme on pouvait. Et ça me met la rage de voir quelqu'un qui a tout à proximité être heureuse de pouvoir se dire qu'il y a pire. Le malheur des uns ne devrait pas faire le bonheur des autres.

Finalement après m'être défoulée sur elle, le thèmes des tablettes arrivent. J'hésite à en prendre une. Elle me faciliterait la vie, mais pour une semaine, est-ce que ça vaut la peine.

Je peux juste l'emprunter pour quand je viens à la bibliothèque ?

Ça devrait suffire pour progresser tranquillement, je pense. Du moins dans un premier temps.

Hm. Je sais qu’avoir envie de rire n’est pas une bonne chose, mais… C’est touchant de voir quelqu’un se mettre en colère pour moi. Je fais bien la nuance, elle n’est pas en colère contre moi, mais pour moi. J’ai envie de rire parce qu’elle le fait avec bienveillance, et contrairement aux médecins je ne sens pas qu’elle veuille me forcer la main. Elle est juste en colère que je n’aille pas bien alors que je pourrais aller mieux.

Ce n’est malheureusement pas si simple, il est loin le temps où je pouvais faire n’importe quoi, où je vivais ma vie librement malgré ce foutu fauteuil. Je suis devenue une patiente disciplinée, mais cela n’a pas suffit. Peut-être que c’était trop tard ? Non, j’le reconnaitrais pas devant qui que ce soit en fait. Puis j’suis pas certaine qu’ça aurait changé quoi que ce soit. Enfin.

Pourtant sa colère change. Elle devient plus intime ?

« Non, n’soit pas désolée de t’être exprimée, tu en as le droit. Je crois que je me suis mal exprimée, quand j’dis qu’c’est rassurant qu’il y ait pire, j’voulais dire que c’était rassurant que je puis encore être dans un état pire qu’aujourd’hui, qu’il reste encore quelques barreaux sur l’échelle est rassurant. Merci de t’être mise en colère. »

Oui, alors sorti de son contexte c’est pas très cohérent comme phrase… Bon j’espère qu’elle a compris.

« Oui bien entendu que tu peux l’emprunter à la bibliothèque. Enfin, on a quelques tablettes qui ne sont pas empruntables en dehors de ces murs, du coup il te suffit de les demander à l’accueil. »

Sa façon de penser me déconcerte toujours, mais maintenant je comprends un peu mieux pourquoi elle a réagi comme ça. La colère que je ressentais se change alors en tristesse. J'ai envie de lui demander si c'est si pire que ça ? Elle avoue par sous-entendus que ça n'a rien à voir avec cette histoire de règles dont elle parlait au début, ce que, avouons-le, j'avais déjà compris par moi-même. Je n'aime pas qu'elle me remercie de m'être mise en colère, mais je comprends pourquoi. Je me contente de hausser les épaules. Je n'ai pas le droit de m'immiscer dans sa vie, même si j'aimerais l'aider. Je sais que je risque des problèmes de santé moi aussi à cause de cette foutue maladie de peau. Mais je ne dis rien, parce que je ne me sens pas légitime.

Au lieu de ça je me concentre sur les tablettes, dont certaines que je pourrai juste prendre pour mes sessions d'études. Ça me convient très bien. J'ai envie de pouvoir me débrouiller seule aussi, en dehors de cette bibliothèque. Est-ce que j'en prends une tout de suite ou bien est-ce que j'attends la prochaine fois ? Je me souviens de mon ennui pour le vocabulaire. Et après une telle rencontre je ne pense pas poursuivre la session du jour. Demain, peut-être.

Merci pour les infos... Je viens un peu tous les jours, alors je pense que j'en emprunterai une demain. Aujourd'hui je ne pense pas que j'arrive à faire plus que ce que j'ai déjà fait.

C'est à dire pas grand chose, oups. Même si notre conversation était un peu houleuse, je me prends à espérer que c'est elle qui sera à l'accueil demain. On verra bien, je suppose.

Je comprends qu’elle sera une des régulières de la bibliothèque pendant quelques temps. On se recroisera sans doute quelques fois, même si j’suis plus souvent à faire de l’administratif que du service client.

« Quand on étudie une langue, c’est pas tant la quantité que la régularité qui compte. »

Je ne sais pas ce que dirait un type préparant un concours, mais pour une langue, c’est la répétition qui importe. Apprendre la moitié du dictionnaire en un jour, c’est l’oublier le lendemain. Il vaut mieux pratiquer un peu tous les jours plutôt que beaucoup rarement.

Faudra que je vois ce qui existe comme application pour permettre d’apprendre l’anglais depuis le brésilien, autant j’peux en citer une demie-dizaine dans l’autre sens, autant j’suis plus trop sûre en sens inverse. Surtout que ce serait mieux une application où chaque phrase est lue plutôt que simplement écrite, ça lui ferait économiser du temps de ne pas passer par mydys, c’est une bonne application mais c’est quand même contraignant.

Je suis certaine qu’il existe quelques applications performantes sur tout, suffit de savoir lesquelles. Parfois elles sont payantes, et j’avoue que c’est rageant mais le budget de la bibliothèque sert aussi à ça… Et puis des fois proposer une relecture gratuite dans une langue qu’ils commencent à développer aide aussi à avoir des promos… Et j’parle pas mal de langues. Le plus chiant dans ces situation c’est de faire comprendre les nuances. Enfin, j’en suis pas là.

« A une prochaine Tori. »