__–Elle sourit. J’imagine que c’est une bonne nouvelle.
__–Et ce qu’elle me dit… Au début, je m’attendais à un truc moralisateur. Du genre, d’où tu viens de me parler d’être plus offensive encore avec ta jambe niquée et tes traumas, puis fais pas genre t’es pas au courant de ceux des autres, t’es passée à ça de crever et t’as envie de relancer les dés, pour toi et tous tes proches ? Ce à quoi j’aurais répondu que oui, carrément, qu’on a fait une première opération, que ça c’est, désolée de le dire hein, super bien passé vu que personne n’est mort, qu’on va apprendre de nos erreurs et faire encore mieux la prochaine fois, puis que peut-être que si Hideko nous laissait avoir accès à un arsenal… adapté en fait, il y aurait encore moins de victimes.
__–Et je parle pas de fusils, grenades et mines.
__–Nico, Alice, Aria et les autres se sont fait tirer dessus par des balles à cristaux, qui ont été bricolées dans un bunker paumé au milieu de nulle part par trois glandus avec une boîte à outils de merde.
__–Vous imaginez, ce qu’on peut faire, nous ?
__–Ensuite, je lui aurais répondu que, bon, on a le choix : ou on mène la danse, on prend les devants, on attaque… ou on attend que le Centre le fasse à notre place et utilise les quelques gamins à pouvoirs qui lui restent pour foutre la méga merde. Dans les deux cas, il y aura des morts. Dans un des deux, on aura fait tout ce qui était de notre possible pour l’en empêcher.
__–Et puis là, Ipiu me sort une dinguerie.
__–Une telle dinguerie que je me tourne vers elle. Que je dis rien un long moment. Que je la dévisage.
__–« Tant qu’on essaiera de jouer dans les règles ? »
__–Je sais pas où tu veux en venir, mais ça me plaît.
__–« Et ce serait quoi, pas jouer dans les règles ? »

Jouer selon les règles ? Je soupire, elle a l’air d’être perdue surprise, étonnée, et de pas savoir ce que je veux dire. Tant mieux j’imagine. J’en sais rien, et d’un coup j’me demande si j’ai envie de parler de ça avec elle. Si j’en ai l’énergie, si… j’ai déjà l’impression de perdre mon temps quand on en parle en salle des masters. Passer son temps à se défendre de peur d’être vu comme l’agresseur. C’est tout juste si on demande pas « si ça vous dérange pas ? » avant d’attaquer. Ys est un trou du cul en colère, mais sa méthode aurait plus de chances de réussite qu’une guérilla dans les règles de l’art.

« Ce serait les faire disparaitre de la surface de la planète sans que jamais personne ne se doute qu’ils aient existés. »

Ce serait démolir tout dans l’ombre, sans demander s’il vous plait ni dire pardon. Si on n’essaie pas de faire de prisonniers, on n’a pas autant à s’emmerder. Une balle dans la tête, un coup de jus, congeler quelqu’un ou le téléporter à douze mile mètres d’altitude ça demande moins d’énergie que de tenter de le capturer. Il n’a plus la capacité de répliquer, et on n’a pas à le contrôler cinquante fois. Quand la règle change et que la consigne est « on ne laisse pas de survivant » on prend moins de risques.

« Mais c’est clairement pas dans les tuyaux. »

Ce qui est bien dommage. Nouveau soupir.

__–Meuf, on parle la même langue, là.
__–Elle soupire. Tu m’étonnes.
__–« Clairement pas, non. »
__–Un peu trop violent, peut-être. Si, pour l’instant, les deux seules personnes qui seraient déterminées à ça sont les deux handicapées de service de Terrae, ça va pas trop le faire. Qui en serait ? Elwynn, Nicolas, peut-être ? Hm.
__–« Il faudrait quoi, pour que ce le soit ? Sachant que, attendre que le Centre foute la merde et tue des gens, voire des Terraens, c’est hors de question. Peut-être que je me fais des films hein, que la menace est vachement moins grande que ce qu’elle en a l’air, que je suis là en mode, « on sait pas ce qu’ils peuvent faire, mais est-ce qu’on va attendre qu’ils le fassent ? »… Mais on a vraiment envie de prendre ce risque ? Moi pas. »
__–Puis je vois pas Ipiu sous-estimer le Centre.
__–« Imaginons que rien ne bouge de notre côté, qu’on reste en mode défense et qu’on se prenne une gifle. Est-ce que… je suis complètement à côté de la plaque, si je pense, dans ce scénario… que c’est un peu de la faute d’Hideko, pour pas avoir pris d’initiatives ? »
__–Je m’en remets pas mal à son jugement en vrai. Si à n’importe quel moment elle me dit « Luna, tu déconnes j’espère ? », je me rangerai tout de suite de son avis et abandonnerai ces réflexions instantanément. J’veux dire, elle connaît le Centre, elle connaît Terrae, bien plus que moi c’est pas comparable, elle est master et tout, c’est normal de lui demander conseil et de suivre ses conseils, nan ?
__–« Et, bon, sortons un peu du scénario juste pour pousser la réflexion jusqu’au bout… J’sais pas… J’ai du mal à me dire, ok, je suis revenue, c’est terminé. Notre ennemi est pas mort, on est encore en danger, mais c’est bon, vestiaire, hosto et on retourne vivre sa petite vie tranquille, à regarder les gamins qu’on a sauvé grandir avec la moitié de leur famille encore paumée je sais pas où, planqués derrière des murs comme si on devait être terrifiés de l’extérieur. J’imagine que tu dois gérer ça depuis vlà plus longtemps que moi… Comment tu fais, en fait ? »

Je soupire. Je sais pas quoi faire d'autre. Est-ce qu'on va attendre une catastrophe pour agir ? Meuf on est humains, ça fait des décennies qu'on parle de réchauffement climatique, on morfle déjà, et pourtant on attend encore. T'as cru que des humains pouvaient prendre des décisions intelligentes et rapides ? Tu peux te brosser.

"C'est plus compliqué que ça."

PTDR. C'est moi qui dois expliquer l'échiquier politique du coin alors que j'ai vulgairement qu'une envie aller niquer sa mère au Centre et profiter de mes pouvoirs de demie déesse pour ça ?

"On ne fait pas rien, on fait rien en douce. On reste dans un cadre légal très strict avec des observateurs internationaux.
C'est là le truc, si on fait en sourdine, ça retombera sur Terrae, et on aura vulgairement tout le monde contre nous. On joue selon les règles du Centre qui passe son time à nous dénigrer auprès de tous et à nous faire une réputation d'enleveurs d'enfants et de gourous de secte."

Oui c'est le monde à l'envers.

"Imaginons qu'on mette un claque au Centre, à la méthode demi-dieux de Terrae et que la moindre image fuite. Ce n'est plus simplement le Centre qui cherchera à nous lapider, mais l'humanité. Si on arrive à peu près à s'en sortir jusqu'à aujourd'hui c'est à cause de cette sainte ni touche d'Hideko et de sa politique de la pate blanche."

Oui ça me fait mal. Si elle acceptait qu'on était de facto plus puissants que le reste de l'humanité et qu'on pouvait imposer un TGCM rapide et sanglant au besoin... Mais nan, faut qu'on soit cleans, faut que tout soit légal pour pas qu'on se fasse démolir...

"Et je gère pas."

Je crois que ça se voit. Elle est boiteuse pas miro.

"Ce qui m'empêche de faire une connerie, c'est que je vois les répercussions au delà de ma satisfaction de faire tout péter. On n'a pas besoin d'un deuxième Ys."

__–J’ai l’impression d’être revenue en cours. « C’est plus compliqué que ça. » On dirait mon prof d’histoire quand j’avais le malheur de lui poser une question. C’était y’a longtemps mais le souvenir reste frais. (Merde, je voulais juste savoir quel type d’alcool il buvait, Bolivar et si les Paraguayens c’étaient tous des connards, pas une digression de 20 minutes.)
__–Puis bon, genre le Centre – ou les fameux « observateurs internationaux » dont elle parle – s’embêtent à rester dans un cadre légal très strict. Par contre, elle a vachement raison sur un point : si on a perdu la bataille médiatique avant qu’elle ait commencé, c’est terminé. En face, ils peuvent faire ce qu’ils veulent, s’ils sont meilleurs en relations humaines. J’connais bien, ça. La police de Manaus qui a le soutien du pays parce que c’est la police, alors qu’elle est souvent bieeeeen plus violente et corrompue que des gangs, ouais, ça va, je vois bien le genre.
__–Je vois bien le genre de jeu d’équilibriste de je sais pas quoi, là. J’ai envie de dire, tant que c’est pas nous les clowns du cirque.

__–Ah, oui ce fameux Ys.
__–« Sa connerie, si j’ai bien compris, après je connais pas énormément l’histoire, c’est d’avoir agi seul. Nan, il est pas question de faire le dingue, lancer un coup d’État ou partir buter des gens au hasard comme on veut. »
__–Pareil, j’connais bien ça. Pour éviter qu’une guerre ne se déclenche, si par accident un type d’un gang en refroidisse un autre et que cet autre avait un frère avec beaucoup de colère et un calibre… Même si c’est un lieutenant bien en vue, il se fait taper sur les doigts (ou coller une balle dans le crâne) juste pour éviter qu’il fasse le fifou et que le cercle des vengeances mène à une escalade. ‘faut laisser le temps aux chefs de négocier, de faire leur trucs. Avoir confiance en eux.
__–Sauf qu’on est pas des gangsters.
__–« Est-ce qu’il y aurait pas une alternative, à faire une connerie ou fermer sa gueule ? Est-ce qu’on peut pas, genre, s’organiser, débattre entre personnes qui ont à peu près le même avis, formuler des revendications, les faire remonter, tu vois ? Parce que, ni toi, ni moi, ni personne je pense, on est contre Terrae. On a juste une vision différente. Pas forcément super bien construite, d’ailleurs. Tu dis, c’est compliqué. Alors ça, je veux bien te croire. Combien y’en a qui sont confus ? Tu vois ce que je veux dire ? Ça peut commencer comme… un cercle de discussions, où on essaie juste de se réunir entre personnes qui se disent qu’elles pourraient faire une connerie, qui veulent qu’on en fasse plus, qui ont peur pour la sécurité de Terrae, tout ça, quoi. Tu vois ce que je veux dire ? »
__–Hm.
__–« En fait, je veux parler de ce qui c’est passé sous un autre angle que celui de la victime, qui a juste gagné une canne dans l’histoire. »

Elle semble comprendre, en gros. C’est pas si évident, et la guerre froide c’est toujours une guerre. Un moyen d’agir ? Elle a déjà regardé X-men ? Faudrait que je lui soumette l’idée, j’aurais du tirer Hidéko devant le dernier, l’avant dernier et toux ceux qui expliquaient que quand on avait des pouvoirs dans le monde réel, on devenait une anomalie à éliminer… P’t’être qu’un peu d’histoire de l’Inquisition aurait suffi. Vous savez ce qu’on dit : pour vivre heureux vivons cachés. Non ? Ok. Oui, je diverge. Verge. Déso. Pas déso en fait, je pollue mes pensées si je veux.

Je hoche la tête, sa connerie c’est d’avoir préféré les morts aux vivants, les peut-êtres aux certains. C’est d’avoir couru la vengeance, au lieu de prendre soin de celle qu’il aimait. Ce serait long à expliquer et son raccourci est valable.

Elle voudrait pouvoir faire entendre son avis… Bah, en fait c’est ce qu’il se passe déjà dans les réunions encadrées par les préfets… Qui portent les revendications des élèves en salle des masters qui débattent encore un coup… Et moi qui prend les positions les plus extrémistes possibles pour faire avancer le débat et qui regrette que les autres soient si stables. Putain, avant on était BEAUCOUP de masters tonnerres. Bien sûr qu’on foutait la merde, mais au moins ça avançait, sans Ys, avec Mitsu qui joue en touche bien trop souvent, Aaron qui est devenu mature, comment tu veux que ça bouge ??????

« Je comprends bien que t’as pas envie d’aller aux groupes de paroles qu’organise Sylvia… Mais tu sais que les soirées débats encadrées par les préfets ne sont pas juste là pour parler de la bouffe de la cantine ? A la base elles sont là justement pour ça, permettre à tout le monde de s’exprimer, de partager des informations, et de réfléchir ensemble… Le sujet du Centre y a été abordé quelques fois, mais le bail des masters c’est de porter l’information qui est demandée et de ne s’y rendre que quand les préfets nous disent qu’on sera utiles au débat… Tu veux des échanges, bouge les culs de tes préfets. »

Après on peut débattre du « c’est toujours les masters qui décident, blablabla. » Bah oui. T’as pas eu ton rêve, tu peux encore dire merde à Terrae, quoi que t’en dise, t’es pas encore… C’est trop dur à expliquer.

__–Je soupire.
__–On se comprend un peu, déjà.
__–J’apprécie le fait que, justement, elle ne me dise pas qu’il suffit d’aller aux groupes de paroles de Sylvia. Je respecte son taf hein, mais réparer, c’est pas préparer la suite. C’est juste deux boulots différents.
__–Mais bon, on ne se comprend pas du tout, aussi.
__–« C’est pas une bonne institution… Regarde, là on parle de ça tous les deux, mais si c’était dans le cadre des préfets et je sais pas quoi, tu serais pas invitée. Puis ça ne concernerait que les Terres, ou alors il faudrait que les préfets s’organisent entre eux puis organisent les réunions communes entre les affinités, puis avec des masters dans le lot… Et pourquoi pas des novices, en fait. On a accueilli des gamins qui venaient du Centre, franchement c’est pas exclu qu’on en accueille d’autres et pas que des gens dotés dès leur arrivée. C’est pour ça, que je te parlais de quelque chose d’indépendant, de neuf. »
__–Enfin bref. Visiblement, je sais pas, y’a pas encore cette conscience qu’il y a quelque chose à faire, qu’on est pas juste dans cet institut pour vivre sa petite vie. Peut-être que ce sera jamais le cas et… bah c’est comme ça. Peut-être qu’on va juste laisser des terroristes se développer, les guerres se multiplier, la crise écologique détruire le monde, tout ça quoi, puis bon, c’est en dehors de nos murs, alors on s’en fout, en fait.
__–Mouais.
__–Mon verre est vide.
__–« Enfin bref. C’était sympa de discuter, ’faudra remettre ça, un jour. Je te garde sur mon mur des interdits pour le moment, pour ta propre sécurité, mais si tu veux passer sur le mur des « ont droit qu’à du sans alcool »… ’faut que je révise le titre, tu me le dis. »
__–Je me lève.
__–« Je te serre pas la main, j’risque le lumbago et je saurais pas laquelle te filer. »
__–Parce que ça me ferait me pencher. Riez, merde.

Bin, non, ça serait pas qu’avec les terres, on part du principe que si des terres soulèvent une question c’est qu’elle intéresse tout le monde, juste c’est plus facile de s’organiser en affinités avec les préfets, ça crée du lien, comme les entrainements par affinités. On est beaucoup à Terrae, et mine de rien, créer des rassemblements où l’on voit toujours les mêmes têtes a quelque-chose de rassurant pour les néo arrivants. J’me demande quand ça a déconné avec les préfets, mais c’est exactement à ça qu’ils servent en fait… Et si je serais certainement invitée mais c’est clair que c’est pas moi qui me pointerait à un débat sur ce qu’on fait des gamins du Centre. Je le vivrais juste trop mal, j’suis la première gamine du Centre qu’a débarillé à Terrae, j’suis mère d’un gamin qui a fait ses classes au Centre, j’en bave déjà assez aux réunions master pour pas avoir à balancer ce genre de trucs sur la place publique. Je soupire.

«Il y a moyen que chez les terres t’aies plus de préfets… Nath m’en avait glissé quelques mots après qu’Alice soit devenue master en me disant que personne n’avait voulu reprendre sa place. Je sais pas où ça en est. Tu peux toujours te porter volontaire.
Faire quelque-chose de neuf, pourquoi pas, rien n’interdit de lancer des cafés débats dans ton antre, ça peut créer des belles choses. Juste j’trouve ça con qu’on ait un truc qui soit dédié et existant et qu’ça serve à rien. »

Parce qu’après la disparition d’Hideko et le coup de pression de Ryu, on avait dit « plus jamais. »

Je soupire à nouveau à son humour douteux. J’ai pas envie de repasser sans son bars. J’suis lassée. J’avais pas prévu de perdre autant d’énergie aujourd’hui, et j’ai juste envie d’aller me pieuter.


« Requinque toi avant de faire la révolution. »