Il a plu ce matin. L’été est arrivé et, avec lui, la saison des orages et de la pluie. Aylan n’aime pas la pluie, il en est terrifié ; il ne sort pas, ces jours-là. Lola, elle, aime cette odeur de terre fraîchement humide, cette atmosphère feutrée qui l’enferme tranquillement dans sa tête. Elle n’a pas besoin de son casque anti-bruit quand il pleut, elle a la capuche de son ciré jaune sur la tête, et ça lui suffit amplement. Alors même si Aylan ne veut pas sortir, et que c’est le week-end, elle lui a déposé un bisou sur le sommet du crâne et est sortie quand même, toute seule.

Depuis tout ce temps, Lola aime bien explorer, finalement. Ca lui a pris un peu de temps, et elle se cantonnait d’abord aux espaces qu’elle connaissait, jusqu’à les agrandir petit à petit — avec une sensation étrange au ventre, comme de l’appréhension et de l’excitation. Cela lui permet d’oublier qu’elle est si inutile ici, qu’ils n’ont toujours pas ramener Liz et Brad à Terrae.

Terrae n’est pas encore sa maison, mais il y a des endroits où elle se dit qu’elle aime bien rentrer. La chambre d’Aylan. La chambre de Miguel. Sa propre chambre. La bibliothèque. Et même le café de sa mère, maintenant. Elle ne le dit pas, mais elle aime bien voir son expression de surprise, et le sourire qu’elle fait. C’est plus naturel maintenant, c’est plus doux, et ça la réchauffe un peu. Elle aime bien Erik, aussi, il est toujours gentil et elle l’aide avec son espagnol. Il l’aide un peu avec son japonais et son anglais, en retour. Parfois, c’est là-bas qu’elle fait ses devoirs. Comme un automatisme, elle s’y dirige et s’y pose, demande un jus de fruit. Un jour, elle arrivera peut-être à commander le latté spécial, qui sait.

En attendant, elle a décidé de parcourir le champ de fleurs, rechignant à piétiner les fleurs. Elle essaie de ne pas les écraser, fait quelques pas maladroits pour les éviter, marchant plutôt sur l’herbe verte. Certaines des fleurs ont tellement poussé qu’elles la dépassent presque, à croire que c’est le terrain de jeu préféré des Terres… elle le comprend aisément. Peut-être qu’elle pourra ramasser des fleurs pour Aylan, mais elle n’a pas envie de les arracher, et elle n’a pas pensé a emmener de sac en plastique pour y mettre terre et racines…

Alors qu’elle étudie ce problème fort important, dans ce moment fort apaisant, la petite rousse aux cheveux bouclés — qui dépassent à présent aisément de sa capuche — aperçoit un mouvement ; un petit insecte rouge à pois, qui s’est posé sur une jolie fleur jaune. Elle tire son appareil photo et s’approche, lentement, tout doucement, penchée, pour ne pas l’effrayer. Les gouttes d’eau tracent encore leur chemin sur la plante, et l’insecte flâne gentiment alors qu’elle l’immortalise, un sourire très doux comme elle en fait peu — celui qu’elle a quand elle n’y pense pas et qu’on ne la regarde pas.

J'aime bien ce calme qui suit les orages. Les nuages s'écartent un peu et l'odeur de la pluie sur le béton chauffé remonte. Je suis passé poser Fai en classe pour la matinée et j'en ai profité pour travailler un peu en salle des Masters. C'était agréable, comme il pleuvait il y avait plus de mondes que d'habitude, j'ai pu papoter un peu avec Keitaro et Nikkou.

Bon il faut quand même que je rentre préparer le repas à un moment mais j'ai du temps devant moi. Et puis, il fait moche. C'est plus la pluie torrentielle mais il tombe encore quelques gouttes donc j'en profite pour une fois que je peux mettre le nez dehors sans finir comme une écrevisse.

Je me laisse un peu bercer par le bruit des gouttes qui résonnent sur les plantes. J'ai le temps, je passe par le champ de fleur pour rentrer. Je vais avoir le bas de mon pantalon trempé mais c'est pas grave. L'odeur du pétrichor est encore plus prenante ici et j'inspire lentement pour en profiter. J'aperçois une tache jaune dans l'herbe qui n'a pas l'air d'être une fleur et je m'approche. Pas forcément silencieux mais pas volontairement bruyant.

De dos, je ne reconnais pas mais à un moment la silhouette bouge un peu et je vois les cheveux roux foncés qui dépassent de la capuche. Je hausse un sourcil, surpris de voir Lola ici, avant de réaliser qu'elle est en train de faire une photo. Un sourire doux fleurit sur mon visage et je viens plus près.

J'espère qu'elle m'a entendu je ne veux pas lui faire peur mais… Elle prend une photo d'une fleur, je crois. Je m'accroupis derrière elle pour me mettre à sa hauteur, histoire de pas avoir l'air menaçant et je hume doucement pour attirer son attention. Quand elle se retourne je lui souris et pointe son appareil du doigt.

— Qu'est-ce que tu photographie ? Je peux voir ?

Il va falloir que je sorte mes rudiments de langue des signes des cartons en vrai. Tout ce que je comprends c'est bonjour, merci, oui et non...

La coccinelle est paresseuse. Elle bouge à peine sur la fleur, frotte simplement ses pattes, comme pour rassembler l’eau de pluie. Peut-être qu’elle boit ; Lola l’observe à travers l’objectif, comme si cela pouvait l’aider à mieux comprendre comment la créature vit. Malgré la capuche, elle entend quelques sons étouffés non loin, qui se rapprochent ; son regard perçant se pose sur l’homme qui arrive à sa hauteur et l’interpelle. Il est déjà assez près, alors elle s’effraie un peu — mais quand elle s’effraie, contrairement à certains qui reculent, elle plante juste plus fermement ses pieds dans la terre.

Elle l’observe — il s’est accroupi pour pouvoir lui parler, et cela lui donne envie de plisser le nez. Comme si elle était si minuscule qu’il fallait se pencher à ce point ; on lui donne parfois l’impression qu’elle est un animal qu’il faut apprivoiser. Ils n’auraient pas tort de le penser, fondamentalement, mais elle n’aime pas qu’on lui rappelle.

Alors sans bouger les pieds, elle tourne juste l’appareil photo vers lui, pour qu’il puisse voir l’écran lumineux et la coccinelle qui s’affiche dessus.

—Tu es un photographe aussi, affirme-t-elle, se souvenant du mariage d’Elwynn et Jérémy auquel elle a assisté quelques mois en arrière.

Il était reconnaissable dans la foule, et elle l’a vu avec un appareil photo pendant toute la soirée, alors ce n’est pas difficile de le replacer. Elle baisse les yeux pour observer sa posture, ne s’est toujours pas entièrement retournée.

—Ca se fait pas de se mettre dans le dos des gens comme ça. Ca peut être dangereux.

Pour lui, hein. Quelques mois en arrière, et elle lui aurait sûrement mis un poing dans la gueule par réflexe. … Réflexe, on a dit, d’accord ?

Peut-être que m'accroupir et parler directement derrière une gamine que je sais être quelqu'un de méfiant et mal à l'aise socialement était pas le truc le plus malin de la terre. En même temps, photo. Je suis pas toujours très rationnel quand il s'agit de ça. Bon point pour moi, elle a pas essayé de me frapper même si je sens qu'elle a en a eu envie. Elle a eu un micro mouvement quand j'ai parlé mais pas de violence même si je l'ai clairement dérangé. Je vais prendre ça comme un truc positif.

Elle se tourne à demi pour me montrer l'écran de son appareil. Une coccinelle en train de faire sa vie sur une feuille. Je ne peux pas empêcher mon sourire de s'élargir. C'est dur de faire de la macro mais j'adore ça. C'est une très chouette photo, en vrai.

— Oui, j'acquiesce à sa remarque. Oh, c'est vrai que tu étais là au mariage quand j'ai passé mon temps à mitrailler tout le monde.

J'aime bien ce genre de contexte aussi. Prendre des photos de gens c'est ce que je préfère même si bon, mariage, c'est pas toujours le plus fun, faut avouer. Mais c'était pour la famille, j'allais pas dire non. Puis Aoi avait une jolie robe.

— Oh, ouais je réfléchis pas toujours à ce genre de choses avant d'agir. D'solé, je voulais pas te faire peur.

Pas que je suis pas capable d'encaisser si je l'avais vraiment surprise, non plus. En soit, j'ai aussi fait bien attention de faire du bruit et de pas masquer ma présence.

— Ça fait longtemps que tu fais de la photo ?

Oui bah, oui. J'suis pas venu pour parler de la pluie. Qui a l'air de s'arrêter, en passant donc cool. Mais photo. J'veux tout savoir, ça m'intéresse.

Même si elle plisse le nez, elle n’est pas complètement irritée. Justement parce qu’elle l’a reconnu, elle sait que c’est le photographe aux cheveux roux, presque rouges. Elle a vu les amis de sa mère lui parler, et il était accompagné d’une femme et un tout petit qui courait partout. Lola ne s’en est pas approché, mais elle s’en souvient, en tout cas ; elle observe beaucoup, même si elle ne retient pas tout le monde. Juste les personnes qui l’intéressent, ceux vers qui elle se dit qu’elle peut aller si elle a une question, et particulièrement les personnes de l’entourage de sa mère. Comme ça, elle peut rester sur ses gardes, elle sait qu’elle ne doit pas tout leur dire.

Alors elle acquiesce juste, elle n’a rien à ajouter à ce sujet. Le mariage ne l’intéressait pas particulièrement, mais ça faisait plaisir à Aylan, et comme ça elle a pu voyager un peu. Prendre l’air, hors de Terrae.

—J’ai pas eu peur, j’ai été surprise, le corrige-t-elle avec fermeté, comme seuls peuvent le faire les enfants qui s’attachent aux apparences.

Hors de question qu’on lui colle une étiquette de peureuse, ici. Par ailleurs, ça ne se reproduira plus, grommelle-t-elle envers elle-même. Elle ne s’est que trop relâchée ces derniers temps, il va vraiment falloir qu’elle se remette dans le bain. Mais il ne faut pas non plus que Miguel le sache… Elle n’a pas envie d’imaginer l’entraînement qu’il peut leur concocter. Sans doute s’accommode-t-elle un peu trop bien des temps de paix, ça ne va pas du tout.

Elle serre un peu plus fort l’appareil, et se retient juste suffisamment pour qu’il ne craque pas entre ses mains.

—Non. J’ai emprunté l’appareil il y a quelques jours. Je teste des choses.

Elle finit par se remettre droite sur ses jambes, regarde le bonhomme droit dans les yeux, un peu fixement.

—J’ai du mal avec les réglages de couleur, parfois les photos sont toutes fades. Mais celle-là ça va, j’étais contente.

Bien sûr, elle ne connaît pas les termes techniques ; mais elle qui est sensible à la lumière, elle est parfois déçue du rendu des couleurs et de la luminosité.

Et puis, elle se rend compte qu’il ne pleut plus, alors elle laisse sa capuche retomber dans son dos, libérant ses boucles légèrement gonflées d’humidité.

—Toi, tu en fais depuis longtemps ?

Je souris et acquiesce doucement à sa correction. En effet, pas peur. Non pas que je l'aurais blâmé si c'était le cas. J'ai mis beaucoup de temps à me défaire de mes réflexes de cogner en premier quand je me faisais surprendre à mon arrivée à Terrae. D'un autre côté, je suis presque étonné de voir que j'ai réussi à la surprendre, elle devait être très concentrée sur son appareil.

Appareil emprunté, donc. En même temps, je doute qu'elle aurait ce qu'il faut pour acheter directement un appareil comme celui-là si elle photographie pas depuis longtemps. Je suis son mouvement et me redresse. Un peu mal à l'aise d'être plus grand qu'elle comme ça mais bon j'ai l'habitude avec Fai. Et vu comment elle me regarde droit dans les yeux, je pense pas qu'elle apprécierait que je me mette à sa hauteur. Encore que...

— C'est une belle photo, j'approuve. Tu te débrouilles bien, c'est dur d'avoir de beaux reflets quand on a une lumière diffuse comme maintenant.

La pluie a tendance à compliquer les choses mais bon sur un détail aussi zoomé, c'est moins gênant, en général. Je me penche un peu pour regarder de plus près la miniature sur l'écran de l'appareil.

— Hm, depuis que j'ai… Dix-neuf ans ? Vingt ? Ça fait plus de dix ans, en tout cas. Je pense pas que mes premières photos étaient aussi biens, en vrai. Tu te débrouilles.

Je lui adresse un sourire et tend une main vers l'appareil sans le prendre, juste pour illustrer mon propos.

— Tu veux que je te montre un peu comment jouer avec les réglages des couleurs ?

J'ai trop peu de gens avec qui partager ma passion, je trouve. Pas que ça me manque, j'ai plein de choses que je partage dans ma vie, mais la photo… Je sais pas, ça fait partie de ses trucs à la fois très privés et en même temps tout le monde vous demande des trucs là dessus. Ça intrigue les gens mais ils s'y intéressent rarement plus de quelques minutes.

— Ça te plait, du coup ? La photo ?

Le compliment lui fait presque bomber le torse de fierté, mais elle se contente d’un demi sourire satisfait. C’est vrai que c’est difficile, pour elle, surtout quand on photographie de très près. Il faut trouver le bon angle, et la bonne approche, tout en ne faisant pas paniquer l’animal, alors que l’humidité vient se coller à l’appareil. Mais elle aime bien cette luminosité-là, l’aspect presque brumeux lorsqu’on se rapproche des étendues d’herbe ou de fleurs.

—Oh, donc tu es vieux.

On ne dirait pas, c’est pour ça. Elle a toujours du mal à donner un âge aux adultes. Elle sait que Philippus avait plus de trente ans, mais elle lui aurait à chaque fois donné un peu plus. C’est parce qu’il a toujours ce visage très dur, ciselé dans le marbre. Ca le rend à la fois un peu vieux, et un peu jeune. Comme le rouquin face à lui. C’est rare, d’ailleurs, un rouquin asiatique. Elle se demande si c’est possible, soudainement, ou s’il se teint les cheveux.

—Merci. Et je veux bien oui.

Comme il tend la main vers l’appareil, Lola le lui tend sans trop d’hésitation, enlevant la lanière d’autour de son cou. S’il est photographe depuis si longtemps, il doit être expérimenté, alors elle lui fait confiance pour ne pas le casser. Et s’il veut le lui voler, elle peut toujours lui courir après et lui casser les deux jambes.

Lola se place donc à côté de lui, observant ses pianotements sur l’écran. Elle s’écarte ainsi de la coccinelle, en espérant ne pas l’effrayer avec tous ces mouvements.

—J’aime bien. C’est très calme. J’ai l’impression de sentir les gens et la terre, quand je fais ça. De voir des détails que je vois pas, sinon.

Les détails de chaque insecte. De chaque expression. Elle a l’impression de mieux les saisir, qu’ils sont à portée de main, là, présents. Alors que quand elle est en communication, elle ne voit pas très bien, parce que tout va très vite, et qu’on lui demande de réagir.

—Pourquoi tu as commencé ?

C’est comme ça, qu’on communique, non ? En posant des questions, elle aussi ?

Je ne retiens pas un éclat de rire quand elle conclut très spontanément que je suis vieux. Je rigole doucement, en vrai, c'est clair que pour une gamine qui a vingt ans de moins que moi, ouais j'suis vieux. Mais bon, j'suis un adulte aussi. Quand on est enfant ou ado, les adultes ont tous l'air super vieux.

— C'est grave d'être vieux ? Je rigole.

Je prend l'appareil quand elle me le tend et lui montre un peu comment jouer avec les réglages pour choisir la colorimétrie et la luminosité. Je m'accroupis doucement pour me rapprocher de la coccinelle qu'elle prenait en photo juste avant. Elle a l'air de faire sa toilette posée entre deux gouttes d'eau. Ça fait un joli plan, en vrai, avec l'herbe bien verte autour. Je pose mon œil sur le viseur et prend deux clichés avant de lui rendre l'appareil pour qu'elle puisse essayer aussi.

— Hmm, c'est un état de concentration particulier quand tu veux prendre un cliché précis. Un peu comme attendre le bon moment en restant suspendu.

C'est poétique un peu. Puis faire de l'affût, ça m'est arrivé très peu, en tout cas pas avec la nature vu que mes sujets c'est plus souvent des gens mais c'est une sensation particulière.

— Au début c'était pour impressionner une fille, je rigole. Puis je me suis rendu compte que j'aimais beaucoup ça et c'est même devenu un travail.

Je sais pas trop ce que je serai sans ça, aujourd'hui. C'est une partie tellement importante de moi. Puis même, sans ça je ferais pas la même chose pour Terrae ou en tout cas je pense que je serais même pas à Terrae. Ou alors j'y serais pas arrivé de la même façon.

— Et toi, qu'est-ce qui t'a donné envie de faire des photos ?

Au delà de Xiao et de ma blague, je voulais surtout des souvenirs. C'était quand tout dans ma vie allait trop vite et la photo me faisait ralentir à un moment où je réalisais pas que j'en avais besoin.