J'en ai plein les jambes... Vais pas tarder à rentrer.
Au-dessus des toits blottis les uns contre les autres, quelques nuages s'attardent dans la lumière déclinante. L'orange leur va bien, je trouve, surtout sur le bleu sombre du ciel.
...
Bon allez. Je dirige mes pas vers l'entrée de l'Institut, fatigué mais regrettant déjà l'air frais de l'extérieur. Dans l'obscurité naissante, les murs ont l'air de se rapprocher les une des autres. Les vieux rentrent, les jeunes sortent. J'adore les moments de transition. Je jette un regard empreint de regret derrière moi.
C'est quoi ce truc? Une pointe chamarrée dépassait de peu les maisons de la rue. Ça alors, on dirait un cirque... Ça faisait longtemps que je n'en avais pas vu.
Oubliant soudain ma lassitude, je m'y dirigeai presque inconsciemment. Les cirques avaient toujours éveillé en moi cet émerveillement propre aux enfants. Peut-être pourrais-je en retrouver la saveur ce soir?
En m'approchant, les sons de musique et d'applaudissements me parviennent. Le début d'un discours. Ça vient de commencer! Et là, intense déception. Je n'ai pas de billet. JE N'AI PAS DE BILLET!
Intolérable. Impensable. Non mais qu'est-ce que je vais devenir? Je ne pourrai jamais dormir après ça!

...Même si il y a dix minutes tu n'en avais rien à faire, petit?
Ho toi tais-toi. C'est important pour moi, d'accord? Va te coucher et fiche-moi la paix.
Soudain, un petit espoir naît en moi. Oui! Bien sûr! Il y a sûrement un petit guichet à l'entrée qui propose les places en rab! Il y en a toujours un!
Je contourne rapidement le chapiteau pour trouver l'entrée. Ah, elle est là! Un pan de tissu me masque l'entrée à proprement parler, peut-être... Non. Il n'y a rien, c'est fermé, même le vendeur de pop-corn est à l'intérieur. Je soupire.

Après tout, peut-être pourrais-je m'en passer, de ce spectacle, ce n'est pas si important...
Juste à ce moment-là, le public se déchaîne en un tonnerre d'applaudissements. Non, je ne m'en passerai pas. Je veux voiiiir-euh!
Gamin.
Je continue mon contournement jusqu'à me trouver dans la zone de la ménagerie, des roulottes et des coulisses. Là! Une fente dans la toile du cirque. Je regarde au travers, sans beaucoup de succès. Je vois surtout le dessous des gradins à vrai dire. Des paires de pieds. Qui se lèvent d'un coup, sous les sifflements et le retour de l'orchestre.

Il faut que j'entre dans ce cirque.

L'avantage avec la télépathie, c'est que quand un truc qui pense s'approche, on le sent.
En l'occurrence, c'était le cas. Soudain je fus un peu gêné de ma situation. Malgré tout, je persistai quelques instants à transpercer le rideau de pieds, avant de renoncer, en entendant un soupir derrière moi. Il peut pas arrêter de m'observer, celui-là? Ou celle-là peut-être? Je me retournai, détaillant avec intérêt ce visiteur impromptu.
Impromptu? Ça tu peux le dire! C'est même un peu trop de hasard pour être vrai, tu ne crois pas? Méfie-toi, petit.
Le visiteur en question était brun, mince, pas spécialement grand et paraissait avoir pas loin de mon âge. Des écouteurs sortant de sa poche -sûrement un solitaire. Des mains longues et fines du style pianiste ou garçon de bonne famille. Un visage neutre -ce type-là contrôle ses émotions. Intéressant.
Ca t'amuse d'analyser un mec qui est quasiment comme toi il n'y a pas si longtemps? De t'analyser, TOI?
Laisse tomber, crétin. Comme tu le dis si bien maintenant je ne suis plus comme ça. Enfin presque plus. Les gens ne seraient pas si maudits si ils ne le voulaient pas un peu. Et la plupart le savent, comme c'est sûrement son cas. Si ils ne lisaient pas autant d'histoires tragiques à deux balles, peut-être que le monde se porterait mieux. C'est ça, c'est la faute de la culture... Tu ferais mieux d'arrêter de penser et de lui parler, il va partir, ce mec qui passe "par hasard"
...Ça se trouve il fait semblant de partir justement parce qu'il veut que je lui parle? C'est de plus en plus louche cette histoire, et ce n'est pas son air innocent et triste qui me fera croire le contraire. Facile de se donner un air triste.
Tu devrais peut-être jeter un œil dans ses pensées, pour être sûr?
Toi, va te coucher. Ça se fait pas. Et ton pouvoir te sert à quoi alors? Il me sert en cas d'extrême urgence. Autrement dit, jamais, te connaissant.
Je me redressai entièrement et lui fis face, indiquant implicitement par l'orientation de mes membres que je l'appréciais. Maintenant, trouver une amorce qui n'aie pas l'air trop suspecte.

...
Là, j'avoue que je sèche? Ne rien dévoiler sur moi, ne pas lui poser de question indiscrète, éviter de faire ressortir le fait que j'étais en train d'espionner des pieds... Non, décidément, rien ne me vient à l'esprit. Dans ce cas, tentons une approche plus personnelle.
Captant son regard, je le regardai dans les yeux en souriant. Oui, vraiment on aurait dit moi un peu plus tôt. Ce soupçon de tristesse et de résignation dans le maintien, ce regard glacé...
Laissant le sourire se résorber doucement, je me détournai de mon intéressante trouvaille et partis sur la droite du chapiteau trouver une autre entrée.
Il ne sera pas dit qu'Astel Maär aura renoncé. Tu te crois où, là?
Et j'espère bien que ce type ne va pas partir comme ça, même si de toute évidence ses intentions sont loin d'être limpides...

Une seconde, jeune homme. Tu veux lui parler oui ou non? Non parce que s'il est comme toi il ne viendra jamais hein! Faut pas croire, tu as changé depuis, c'est plus pareil!
...Pas faux. Mais en même temps, il faut que j'entre dans ce chapiteau. Mais ce type...
Allez, tu crois quand même pas qu'il va rester planté là à t'attendre? Il doit déjà être parti ça se trouve!
Bon. Essayons de faire agir d'abord le cœur et ensuite le cerveau. Ca fait longtemps que je dois m'y mettre après tout.
Je fais brusquement volte-face (j'avais continué à marcher pendant ce temps) et me précipitai vers l'endroit où j'avais laissé le jeune homme.

_Bonsoir. Je ne voudrais pas vous retenir si vous êtes pressé, mais ne sauriez-vous pas par hasard où se procurer un billet pour le spectacle de ce soir?

Je m'arrêtai un moment, regardant une fois de plus mon double quelques mois plus tôt... Seul au milieu de la danse des autres. Ça lui donnait l'air petit, faible, mystérieux, invisible. Ça lui donnait un air...

_...Vous avez l'air perdu, dis-je en souriant doucement. Et... vous aimez le cirque?

Après tout, tu savais depuis le début que tu t'en passerais, de ce ticket.
...Non?