Mon sourire ne fane pas, ne s'étire pas non plus. À vrai dire, je crois que mon expression est si crispée, si peu naturelle, qu'il m'est difficile de faire autrement. Pourquoi j'ai tellement l'impression de me retrouver face à quelqu'un d'autre ? Il est différent, tellement différent. Comment c'est possible de changer à ce point, en aussi peu de temps ? Je veux dire… Il n'a jamais été comme ça. Aussi… terne. Je pense qu'on peut le dire de cette manière-là. Vu la couleur de sa peau. Ses yeux vidés. Ses cernes, ses joues creusées. Il a perdu combien de kilos ? Ça me fait mal de le voir dans cet état. Sans même savoir ce qu'il se passe, à vrai dire. Est-ce que je suis une mauvaise amie, pour ne pas l'avoir remarqué plus tôt ?
Ses mots me blessent. Pas eu le temps ? Est-ce qu'envoyer un message, passer un coup de fil, ça prend du temps ? Qu'il ait oublié, peut-être ; mais qu'il ne me montre pas ce visage empli de regrets. J'aurais peut-être été capable de le croire. Mais après avoir passé autant de temps sans le voir, et surtout sans avoir de nouvelles, soudainement, est-ce que je pouvais laisser tomber ? Faire comme si de rien n'était, faire comme s'il ne m'avait pas manqué, comme s'il n'avait pas l'air d'être revenu dans un état proche du squelettisme ?
Cette fois, mon sourire s'affaisse. Petit à petit. Je ferme les yeux. Tente de réprimer ma tristesse de mon mieux.

- Où étais-tu, Allen ?

Puis je détourne les yeux. Certainement pour éviter de mes concentrer sur les larmes qui commencent à monter, et ce à chaque fois que je tente de croiser son regard. J'ai complètement ignoré ses questions, tout simplement parce que je n'ai aucune envie d'y répondre. Il s'attendait à quoi ? À ce que je fasse mine de rien ? Que je ris doucement, le prenne par l'épaule et l'invite boire un verre ? Je ne suis pas comme ça, et il le sait pertinemment.

- J'étais inquiète, je souffle.

Avant de tenter de me raccrocher à son regard, encore une fois.

- Pourquoi tu nous fuis, Allen ? Pourquoi tu te mets dans cet état ?

Trop de questions. Pas assez de réponse.
Je ne l'ai jamais vu comme ça.

Il ne sait pas quoi répondre. Comment pourrait-il en être autrement, très sérieusement ? Quand on le voit, on en vient presque à se demander comment il fait pour tenir debout tout seul. Certes, j'exagère un peu. Mais là, il donne plus l'air d'un type qui devrait plutôt rester assis le temps de décuver. Mes lèvres se pincent lorsqu'il reprend finalement la parole, et je ne comprends pas pourquoi il n'en a pas parlé à Mitsuki. Déjà, Ys, je ne sais pas qui c'est ; l'ami de Mitsuki, non ? Je ne savais même pas qu'Allen et lui se connaissaient. Alors qu'il y soit allé avec lui, je peux comprendre... mais qu'il ne nous en ait pas parlé ? Qu'il n'y soit pas allé avec Mitsuki ? Ou qu'on n'y soit pas allés tous les trois, ensemble ?
Je ne comprends pas. Il ne les a pas retrouvés ?... C'est pour ça qu'il est dans cet état-là ? Il serait... déçu d'être parti si longtemps pour rien, au final ? J'allais lui poser la question lorsqu'il a enchaîné sur mon anniversaire, me tirant un soupir appuyé. Je détourne les yeux, hausse les épaules.

- Oui, on s'est bien amusées. On a passé la soirée ensemble. J'ai vu un peu Huo. Puis je suis partie voir ma mère. J'avais envie de la revoir.

Puis, je pince légèrement les lèvres. Je déteste le voir aussi mal. Évidemment, il préfère laisser ses problèmes de côté. C'est plus simple de se concentrer sur les autres, hein. De changer de sujet. De faire comme si les derniers mois passés sans lui n'étaient rien. J'aurais voulu le prendre dans mes bras, mais... je ne peux pas. Là, je ne peux pas. Pas sans savoir.

- Mais on s'en fiche de ça. Ce n'est pas le sujet, ne le détourne pas. Qu'est-ce qu'il s'est passé ? Tu ne les as pas retrouvés ...? Je ne te laisserai pas fuir cette fois. Je veux la vérité, je lâche d'une voix douce mais ferme, qui n'autorise aucune réplique.

Désignant sa chambre de la tête, je continue :

- Tu veux qu'on rentre ou qu'on se pose ailleurs pour parler ? Je ne te lâcherai pas avec ça.

Honnêtement, je ne sais plus vraiment comment je suis censée réagir. Enfin, si je l'ai réellement su un jour, je veux dire. Mais là... là quoi ? Il me prend la main, presque désespérément, et moi, je ne peux que le laisser faire en le fixant avec incompréhension. Il a retrouvé ses parents. Il a retrouvé ses parents, mais alors pourquoi est-il aussi mal ? Ne devrait-il pas être heureux ? Rassuré ? Enjoué ? Simplement un minimum joyeux ? Lui qui me parlait si souvent de sa mère, d'à quel point il l'aimait, lui qui me disait-- je ne sais pas, je ne comprends pas. Lui non plus, en réalité. Et ce serait ça qui le rendrait si mal ? Ce serait ça qui le détruirait de cette manière ?
Mon coeur se serre, et je me rends compte que ce n'est pas lui qui n'a pas été là pour nous, mais nous qui ne l'avons pas été pour lui. Est-ce qu'on l'avait délaissé ? Est-ce qu'on aurait pas pu empêcher ça ? En partant plus tôt, en allant les chercher deux, trois ans auparavant ? Quatre ans, c'est long. C'est trop long...
Il tente de dérober sa main mais je la rattrape doucement, la serre dans la mienne. Mes yeux sont humides et je me rends compte, enfin, à quel point il m'a manqué.

- Tu aurais dû nous prévenir, mais nous, nous aurions dû être là, je lâche simplement. Nous sommes tous un peu fautifs.

Ma gorge est un peu serrée, mais étonnamment, pas le moindre trémolo dans ma voix. Ahah. Master hein... ça fait des miracles. Même avec moi.

- Ça ira, je continue d'une voix douce, caressant gentiment le dos de sa main. Si tu as honte, alors essaie de te relever. Nous, nous sommes là pour t'aider. Mais tu dois nous laisser t'aider.

Lentement, je me rapproche et le prend dans mes bras. J'ai envie de fondre en larmes au contact et je comprends à présent pourquoi je m'efforçais de garder cette distance jusqu'ici. Pour ne pas prendre conscience.

- Tu as le droit d'être en colère ou perdu, tu sais. Mais ne te renferme pas comme ça. Tu es bien plus beau quand tu souris ! je tente de lui remonter le moral, maladroitement peut-être.

En fait, je repense à cette fois où il m'a emmenée me promener dans la forêt, lorsque j'avais des soucis avec Huo. J'étais triste et perdue comme lui, mais lui n'avait pas fui pour autant. Il n'avait pas été brusque comme je l'ai été, et il ne m'a pas reproché quoi que ce soit. Mais je crois que je n'ai jamais été très douée pour rassurer les gens. La maladresse...

Son regard est empli d'incompréhension, et le mien aussi, pour le coup. Pourquoi me fixe-t-il de cette manière ? Lorsque je l'étreins, je sens son hésitation et elle me compresse le cœur. Mes yeux se ferment. Changée ? Est-ce que j'ai vraiment changé à ce point ? Pourtant j'ai encore l'impression d'être... moi. J'ai simplement vaincu mes peurs, j'ai vaincu ma maladresse, même si elle persiste encore parfois. Est-ce qu'il me le reproche ? Il me reproche ce que je suis devenue, c'est ça ? Pourtant...

Je n'ai jamais été fière de ce que j'étais. Pas une seule fois dans ma vie. Toujours, je me suis trouvée faible et pleurnicharde, trop effrayée par un monde que je ne comprenais pas, ni ne souhaitais comprendre. Mais voilà, j'ai grandi. J'ai grandi, et j'ai évolué. On est tous amenés à le faire un jour, pas vrai ? Alors cette fois-là, quand je suis entrée dans la salle des Masters, qu'on m'a fait boire cette fiole, cette fois-là, quand je me suis réveillée, je me suis sentie moi. Je me suis sentie bien. Étrangement bien, comme jamais je ne m'étais sentie.

Alors oui, j'ai changé. Mais est-ce en mal ? Est-ce en bien ? J'aimerais pouvoir le savoir. J'aimerais pouvoir le comprendre. Mais s'il n'accepte pas ce changement, s'il n'accepte pas ce que je suis devenue, comment pourrait-il me faire confiance ? Certainement est-ce la raison du fossé qui s'est peu à peu creusé entre nous. Pourtant, je ne l'ai pas voulu... Je n'ai jamais voulu lui faire croire qu'il était inférieur à moi, parce que c'est faux. Lui aussi aura droit à son moment de gloire, mais ne peut-il pas me laisser le mien ...? Ne peut-il pas l'accepter, être heureux pour moi ...? Pourquoi ne peut-il pas simplement agir comme il l'a toujours fait avec moi ? Je n'ai pas l'impression d'avoir changé, avec lui. Je n'ai pas l'impression de...

Il s'éloigne et je le fixe à nouveau. Mes yeux brillent légèrement à cause des larmes que je contiens mais je les ignore. Je choisis d'ignorer sa première remarque. Ce sera mieux. Ce sera mieux...

- T'es pas stupide. Ou peut-être que tu es stupide de croire que tu l'es ?

Doucement, j'attrape sa main et le tire un peu à ma suite.

- Viens, on va faire un tour. Et tu vas me raconter tout ça. D'accord ? Un thé ? Un café ?

Il faut qu'on sorte, j'étouffe ici.

Je serre sa main dans la mienne, doucement, comme si j'avais peur de la lui briser de se simple geste. Mais dans le même temps, je garde une poigne ferme, déterminée à ne pas le laisser fuir. Il ne doit pas s'en aller maintenant, sinon j'ai peur de véritablement le perdre. Il est si étrange... Si perdu. On croirait vraiment qu'il a vu l'enfer. Pourtant... pourtant je croyais encore qu'il allait bien, il y a quelques temps, avant qu'il ne parte. Il n'avait pas l'air d'avoir besoin de soutien... alors je m'en veux, parce que je n'ai été là que pour Mitsuki, après ce qu'il s'était passé avec... le missile.

Finalement, lorsque je vois qu'il me suit bien, je lui lâche la main et nous descendons les escaliers lentement. Je prends mon temps, tentant de ne pas marcher trop rapidement. Pourtant, je le vois qui s'arrête de marcher, se retenir à la rambarde et tomber assis sur le sol. Je retiens une exclamation de surprise et vais m'accroupir devant lui, la mine inquiète.

- Allen ? Tout va bien ?

Question idiote. Tout ne va clairement pas bien. Pourtant je persiste à chercher son regard, mais il ne fixe que le sol. Puis il ferme les yeux, et sa voix se brise. De longues secondes, je reste là à le regarder, sans bouger, incapable de parler. Ma gorge se serre, mon ventre se tord. Je me sens impuissante, là, devant lui. J'essaie de comprendre l'étendue de sa peine, de sa douleur, mais rien ne vient. Je comprends que cette mission l'ait choqué. Que voir sa meilleure amie se faire exploser, ce n'était pas rien. Mais... elle est encore en vie, alors pourquoi, pourquoi n'était-il plus retournée la voir ? Avait-il... peur d'elle ?

Je me mordille la lèvre et, doucement, glisse une main sur sa nuque pour la caresser.

- Allen... Ne lui en veux pas comme ça. Elle t'a amenée parce qu'elle te fait confiance, plus qu'à n'importe qui. Bien plus qu'à moi. Elle a fait ce qu'elle a jugé nécessaire. Pour Terrae. Pour nous. Pour toi aussi. Tous ceux qu'elle aime.

Mes yeux s'humidifient à nouveau, et je fais vraiment tout ce que je peux pour ne pas fondre en larmes. Moi aussi, j'avais été inquiète. Plus encore parce qu'elle m'avait délibérément mise sur la touche, lors de cette mission. Quand Nikkou est venu nous chercher, j'ai cru que j'allais mourir d'angoisse, et je me suis presque jetée sur lui pour qu'il m'emmène. S'il ne m'avait pas emmenée, j'aurais-- Je ne sais pas...

En revanche, s'il y a une chose que je sais, c'est que dans sa situation, j'aurais agi de la même manière. Ça, je ne peux pas lui dire. Il ne voudrait pas comprendre que nous avons juré de prendre soin de Terrae. Que ce n'est plus seulement nos amis que nous voulons et devons protéger, mais cet institut tout entier. Doucement, je secoue la tête. Tente de prendre un ton apaisant, sans trop savoir si j'y étais parvenue.

- Elle a utilisé sa Greffe. C'est son pouvoir. Son pouvoir de Master. Une sorte de super force. Super résistance.

Un sourire tremblant tire sur mes lèvres.

- Notre petite Mitsuki est Superwoman, c'est la classe, non ..?

Pourquoi est-ce que je ne sais pas quoi dire ? Pourquoi je ne sais pas quoi lui répondre ? C'est tellement compliqué comme situation...

- Tu sais, j'ai cru que j'allais pas m'en remettre non plus, quand elle a fait ça. J'ai--

Et là, ma voix se bloque. Je me rends compte que quelques larmes ont roulé sur mes joues, sans que je ne les remarque. Aussi, avant qu'il ne relève la tête vers moi, je les essuie avec ma manche. Lui relance un sourire vague, parce qu'il le faut. Pour lui. Même si j'ai le souvenir de Mitsuki dans son lit d'hôpital, alors que je la soignais en urgences. Je crois n'avoir que rarement autant pleuré...

- Mais elle est encore là. Elle est en vie. Elle va bien. C'est l'important, non ? je souffle. Pourquoi tu n'irais pas lui parler ? Tu lui manques terriblement. Tu... tu nous manques terriblement à toutes les deux.

Sentant mon nez me piquer à nouveau, je me retiens de renifler. Rester forte, Aoi. Rester forte.

- Quand ça ne va pas, tu as le droit de nous le dire... Non. Tu dois nous le dire.

Vous savez quoi ? Là, je ne sais vraiment plus quoi faire. Je commence très sérieusement à me demander si j'ai raison de désespérer de la sorte ou s'il faut que je me me mette un coup de pied aux fesses pour continuer à essayer de le secouer un peu. Ne pas abandonner maintenant. Même si à voir son regard, ses réactions, on pourrait se demander si tout ça sert à quelque chose. On dirait que rien ne pourra le faire redevenir comme avant ; et je me sens à la fois coupable de ne pas avoir perçu sa détresse plus tôt, et en colère parce que je ne sais pas quoi faire pour l'aider. Alors je le fixe sans trop savoir quoi dire, en espérant qu'il relèvera les yeux vers moi et qu'il me dira quelque chose comme "Mais t'inquiète, ça va, je vais bien !" avec ce sourire si doux qu'il avait l'habitude de me lancer. Mon cœur se serre pourtant quand le seul regard que je croise est vide.

J'ai envie de fermer les yeux pour ne pas le voir dans cet état. Pourtant, lui aussi avait été là pour moi. Je n'ai pas le droit de le laisser là, tout seul, pas vrai ?

Lentement, difficilement, Allen se redresse et se remet sur ses jambes. Je fais de même et l'observe, attentive, en espérant qu'il ne tombera pas à nouveau sur les marches. Un vertige le secoue et j'esquisse un geste dans sa direction, mais m'interromps quand je vois qu'il se retient seul. Ne te mords pas la lèvre. Evite l'air inquiet, Aoi. Il n'aimera pas ça. Il n'aime pas la pitié, Allen. Il commence à descendre les marches et je le suis, à son rythme, sans rien dire.

Finalement, je relève les yeux vers lui, surprise. Doucement, je me mords la lèvre, puis secoue la tête de gauche à droite.

- Elle n'est pas immortelle, Allen. Elle aurait pu mourir. Elle a failli mourir, je souffle.

Et ma gorge se serre si violemment que j'ai l'impression que je ne parviendrai plus jamais à reparler. Sa question suivante me déroute, elle aussi. L'hésitation doit se remarquer sur mon visage, même si je le regrette immédiatement. Pas parce que je ne veux pas le lui dire. Simplement parce que... j'ai un peu peur de voir sa réaction. On ne sait pas comment il l'interprétera. Moi aussi j'avais un peu d'espoir, quand je l'ai reçue. Mais chaque don est contrebalancé par une faiblesse, je crois. Quand j'y repense, je me dis que j'aurais sûrement pu arrêter ce missile avec ma greffe... Mais j'ai eu peur. J'ai eu vraiment peur.

- Je peux... contrôler le temps, dans un certain sens. Le remonter. L'arrêter. L'accélérer. Mais ce n'est que sur certaines zones, et sur un temps restreint.

Avec un sourire hésitant, j'ajoute :

- Je ne l'ai pas vraiment expérimenté, alors je ne sais pas bien comment tout ça fonctionne. J'imagine que c'est plutôt instinctif ?

Arrivée au niveau du palier, je me retourne vers lui en l'attendant, lui offrant cette fois un sourire plus doux.

- Toi aussi tu en auras une, quand tu passeras master. Et je suis sûre qu'elle sera très belle.