- Oksaaa ! T’es làààà ?

Encore. Troisième soir d’affilé je crois que le Terre vient frapper à ma porte pour voir si je suis dans ma chambre. Je dois en être à presque une cinquantaine d’appels manqués en un mois, et un nombre de messages pas possible.

Je ne veux pas t’ouvrir Angie. Ça servirait à quoi ? Tout ce que je te dirais, c’est que je ne veux plus qu’on se voit. Alors autant t’ignorer…

J’entends un soupir, puis les pas s’éloignent. Il part enfin. Me laisse seule dans la petite bulle qu’est devenue ma chambre aux murs blancs. Je me lève lentement et jette un œil à l’heure. Oui, je vais pouvoir sortir. Monter dans le froid sur le toit. Peut-être sous la neige, qui sait ? Tant qu’il fait nuit, tout va bien. Je préfère cela que le soleil. Même si je commence à me réhabituer à sa lumière, cela reste gênant.

J’enfile mon sweat noir et sa capuche, je m’y fonds complètement. Depuis mes rencontres avec Aoi et Selvi, je suis d’autant plus vigilante. Je ne veux voir personne. Personne. Alors je sors les épaules légèrement voûtées, mes cheveux bleus cachés sous le tissu. Je fais quelque pas. Ça va mieux, mon œil. J’évalue toujours mal les distances, mais je commence à m’y faire. J’ai par contre le réflexe de le cacher derrière une mèche de ma tignasse malgré le fait qu’aucune trace de la blessure n’y soit présente. Instinct je suppose ?

Je redresse la tête pour voir où je vais, et c’est là que je les vois…

Des affiches. Plein de petites affichettes placardées partout sur les murs des couloirs autour de ma chambre.

- Gneh ??

Je lis en silence le message réclamant d’appeler un numéro si l’on me retrouve… Et juste au-dessus, une photo de moi.

…

ANGIE. J’en arrache une. Demi-tour net, direction les escaliers, tant pis pour l’ascenseur aujourd’hui. Je descends l’étage qui me sépare du Terre en manquant de glisser un nombre de fois incalculable – foutue vue trouble – avant d’enfin parvenir au quatrième étage. Je tourne un peu vite, me cogne au coin du mur au premier virage.

- Putain… marmonné-je sous le regard surpris de quelques élèves, sans pour autant couper ma course.

Je me plante devant la porte d’Angie et me mets à mon tour à tambouriner, avec plus de rage que lui je dirais, jusqu’à ce qu’il ouvre et que je tende l’affiche vers son visage, manquant de lui mettre un coup au passage.

- C’est quoi ça ?!

Rien. Pas de « Désolée de ne pas avoir donné de nouvelles pendant un mois. » ni de « Oui, j’aurais pu te dire que j’avais été étoilisée et que ça n’allait pas fort. ». Rien. Juste ma rage, ma haine et ma colère refoulées depuis toujours qui continuent de se déverser sans que je ne puisse les retenir plus longtemps. Un regard froid, distant. Une moue agacée. Plus aucune trace de la timidité gênée qui m’animait avant.

Autant dire que t’allais pas fort ces derniers temps, un euphémisme ? Sans doute, retour à la case départ, mais t’avais pas touché 20 000 francs, t’étais maussade depuis longtemps… Puis t’avais coulé petit à petit ; tu te demandais plus pourquoi ça n’allait pas, tu ne te disais même pas que ça n’allait pas. Tu niais en bloc, comme d’habitude. T’étais pas assez fort pour te suicider, mais faut avouer que tu te demandais de plus en plus souvent si ça affecterait quelqu’un. La réponse était encore oui, même si tu pouvais compter ces personnes sur les doigts d’une main. Ton frère, ton neveu, ta nièce… Ta mère… Ton père peut-être ? Tu n’arrivais même pas à en être certain.
Le nombre de fois affolants où la vision d’un couteau avait imposé celles de tes veines phlébotomisées n’était pas plus inquiétant que le fait que le fait que tu saches exactement ce que contenait ton armoire à pharmacie… Tu sais celle que tu ne remplissais jadis jamais… Mais tu te disais que tu ne pouvais pas te suicider, pas te faire du mal… Tu ne pouvais pas laisser le fardeau à ton frère d’apprendre aux petits qu’ils ne reverraient jamais leur oncle… Et en même temps, en même temps cela faisait si longtemps que tu ne les avais pas vu… Ton souvenir devait leur paraitre de plus en plus lointain, tu n’étais plus qu’une voix au bout du téléphone… plus qu'un nom.
Tu te disais que tout allait bien quand tu serrais cette écharpe bleue toujours plus fort autour de ton cou, tu n’allais pas mourir… Juste décoller un petit peu. Ça commençait toujours pareil, le picotement dans les gencives, puis les paupières lourdes et enfin tu te sentais léger… Mais le souvenir des petits revenait toujours en tête à ce moment-là alors tu desserrais l’étreinte et inspirais une grande gorgée salvatrice. Puis tu te sentais minable, coupable, pitoyable, et tu laissais cette écharpe en place pour dissimuler à toi comme aux autre le halo bleuté qu'elle avait dessinée sur la chair de ton cou... Tu n’avais plus envie de mourir, mais envie de n’avoir jamais existé.

Comment étais-tu arrivé là ? Si seulement il y avait une raison, tu aurais pu faire quelque-chose… Mais il n’y en avait aucune, alors tu te disais que tout allait bien, et tu te sentais encore plus coupable de l’état dans lequel tu te trouvais. A ces moments là tu essayais de faire comme si tout allait bien et tu envoyais quelques SMS à tes amis, tu partais travailler. Certains répondaient, d’autres plus… Il te fallut un petit moment pour te rendre compte qu’Oksa ne répondait plus, tu étais tellement perdu dans tes ténèbres que tu avais mis longtemps à t’inquiéter. Au début tu avais pensé que tu l’avais vexée, mais même dans la salle commune tu ne la croisais jamais plus… Plus de signes de vie, ses voisins ne l’avaient pas vue depuis un moment et l’hôpital n’avait pu te fournir aucune aide.

Alors t’avais fait ce que les gens bien font, t’avais posé des affiches pour essayer de la retrouver. T’avais pas beaucoup de photos d’elle, juste quelques unes de vous où vous faisiez les cons. T’avais recadré, et imprimé, t’en avais placardé un peu partout à Terrae… T’avais fait ce que les idiots font, t’avais oublié tes soucis pour te concentrer sur ceux des autres. Tu ne dormais plus la nuit, mais au moins maintenant c’était par crainte qu’il lui soit arrivé quelque chose… Plus que par peur de te faire quelque-chose.

Tu faisais des recherches sur internet, quels services contacter quand une personne a disparu au Japon ? C’était complexe et t’étais aussi nul en japonais qu’en anglais. Autant dire que tu galérais, si seulement tu avais pensé à demander de l’aide aux masters… Mitsuki aurait sans doute pu t’aider, mais tu avais peur de la voir… Peur de les voir et qu’ils découvrent tout ce que tu avais enfoui en toi… Peur qu’ils t’empêchent aussi de sauter le pas, quand tu serais prêt… Mais ça, tu ne te l’avouerais pas.

Tu te diriges rapidement vers la porte quand on tambourine à celle-ci, et la vision qui te fait face est terrifiante autant que rassurante. Elle te fait la gueule, elle a l’air en colère… Mais tu t’en fous parce qu’en ce moment tu es soulagé, en ce moment t’oublies tout le reste. Tu l’attires dans tes bras sans lui demander son avis, pour te prouver qu’elle est bien réelle, et tu la serres contre toi avec chaleur.

« Salut la moche, t’as trouvé le faire part ? »

Si la porte a vite été ouverte, je suis encore plus rapidement rapprochée d’Angie… sans trop avoir le choix. Je grimace, et comme avec Selvi reste bras ballants alors que le Terre me serre contre lui. Qu’est-ce qu’ils ont tous, à être si tactiles ? Et surtout, ils pourraient demander, voir si j’en ai envie, non ? Non. Ils s’en foutent. Bande de bisounours égoïstes. (jépapurésister)

La moche ? Je me dégage de son étreinte d’un coup d’épaule en envoyant une petite pulsion d’air instinctive pour m’aider à reculer, les bras du garçon m’en empêchant. Je m’emporte avec froideur, loin de la colère impulsive que j’avais pu lui montrer avant l’Etoilisation.

- La moche ? T’as vu ta tête ? Sérieux tu ressembles à un cadavre, marmonné-je avec agacement.

Mon regard terne se pose sur Angie. Il a l’air dans un sale état, c’est vrai. Ses yeux sont cernés, il a maigri. Il a quoi encore ? J’sais pas. Je m’en fous. De toutes façons, qu’est-ce que ça peut me faire, qu’il aille mal ? On n’est pas amis.

- T’enlèveras toutes les affiches ? J’suis en vie et j’vois même pas pourquoi t’as fait ça. De toutes manières, ça aurait changé quoi, que j’disparaisse réellement ?

Une moue dégoûtée déforme les traits de mon visage et je secoue la tête d’un air dépité. Je laisse tomber l’affichette aux pieds du garçon et croise les bras sur ma poitrine. Je lui lance un dernier regard vide, éteint, avant de faire demi-tour et de commencer à m’éloigner.

- Essaie plus de me chercher. J’ai pas envie de te voir, lâché-je comme dernières paroles.

J’espère qu’il ne va pas essayer de me rattraper comme l’avait fait Selvi. J’espère qu’il va laisser tomber, comme je l’ai fait avec ma vie. J’ai baissé les bras, perdu l’envie de tenter de me créer mon petit monde. Je préfère ma bulle de solitude. Ma carapace de vide. C’est plus confortable. Plus facile.

Elle te fait quoi là ? Ton sang fait un tour dans tes veines, tant qu’il y coule encore. C’est peut-être parce que tu es en train de te battre avec tes propres démons que ça t’agace autant. Peut-être parce que tu fais de chaque jour un combat pour continuer. Tu ne vas pas bien mais toi tu ne parles pas de disparaitre comme ça, toi pour les autres tu t’accroches peu importe combien t’as envie de te foutre en l’air. Pour l’instant. Alors ouai ça t’énerve, t’as pas envie de la réconforter et de lui dire « oh pauvre chouchou ! »
Surtout que tu t’es inquiété, bon à juste titre hein ? Mais là t’es juste pas capable d’entendre de ces conneries de dépressif (loule).
Bon après elle a bien cerné ton nouveau rôle. T’as une sale gueule, mais elle pourrait faire semblant de croire que c’est parce que tu t’inquiètes pour elle… T’as des cernes et d’la barbe. Tu ne ressembles pas vraiment, même de loin louchant. T’as vraiment l’air d’un type patibulaire. Ou qu’elle t’énerve.

« ÇA Y EST TU AS FINI TES CONNERIES ? »

T’as crié, mais elle t’énerve aussi. Voir quelqu’un comme ça, qui baisse les bras ça te fout sur les nerfs et ça te donne envie de… J’sais pas gueuler ? Tu l’as déjà fait, mais c’est pas fini. T’es pas une brute et tu la frapperas mais tu la suis toujours aussi énervé.

« Et tu comptes disparaitre encore une fois ? Tu comptes faire comme si on était pas potes ? »

Genre la meuf, elle embrasse un type et trois mois plus tard, c’est plus personne… C’est crédible en plus, de quelqu’un d’autre que d’Oksa. Elle l’énerve à agir comme une conne, elle ne se ressemble pas elle non plus ? Là tu hésites méchamment à la frapper, mais tu es quelqu’un de civilisé alors tu ne le feras pas. Tu te contentes de lui couper le passage en mode véner.

« Ca va juste pas le faire, qu’est-ce tu me reproches à part de m’être inquiété parce que t’as disparu ? ALLEZ VAS-Y ERXPLIQUES POURQUOI TU VEUX PLUS ME CAUSER ? ALLEZ J’ATTENDS ! »

Angie pas contant. Angie véner. Angie pas taper. Putain Oksa fait chier, il en faut beaucoup pour le sortir de ses gonds mais là… Juste il lui en veut de cette réplique à la con. Parce que lui il a peur qu’elle disparaisse. Il a besoin d’elle. C’est peut-être ça le pire.

J’entends son cri résonner derrière moi. Je ne sais pas si je dois continuer d’avancer ou m’arrêter. Alors je trace. Tant pis pour lui. Non j’ai pas fini mes conneries, parce que ça n’en sont pas. Je suis sérieuse.

Sa voix se rapproche, et je tente d’accélérer. Non, on n’est pas potes. D’où on serait potes ? Oui, je compte disparaître. Me fondre dans la masse, ou m’enfermer dans ma chambre, loin de tout le monde. Mais Angie passe devant moi et m’empêche d’aller plus loin. Je plante mon regard dans le sien, le soutenant froidement. Le Terre continue de crier. Je me crispe et serre les dents. Mais putain, il va se la fermer ?

J’tiens plus.

- ALLEZ J’ATTENDS !
- TU VEUX SAVOIR ? TU VEUX VRAIMENT SAVOIR ?

Je gueule à mon tour. J’ignore les regards des élèves surpris des cris. Je m’en fous d’eux. Là tout de suite, je veux juste tout lâcher. En mettre plein la tête à celui que j’ai cru être mon ami, et ensuite me casser.

- On n’est pas potes Angie. On l’a jamais été, commencé-je soudain calme, avant de m’emporter une nouvelle fois. DES AMIS CA SAIT DES CHOSES L’UN SUR L’AUTRE. QU’EST-CE QUE JE CONNAIS SUR TOI ? ET QU’EST-CE QUE TU CONNAIS SUR MOI ? ET C’EST PAS DES CONNERIES. OUI JE VAIS DISPARAITRE. OUI JVAIS ME CASSER. PARCE QUE JE VEUX PLUS TE VOIR. JE VEUX PLUS VOIR PERSONNE. T’ES NUL. T’ES JUSTE UN IMBECILE ET MOI AUSSI. ON SERT A RIEN. ON CRAINT. ON VAUT RIEN ANGIE. ON MERITERAIT JUSTE PAS DE VIVRE, PAS DE CONNAITRE L’AMITIE PARCE QUE LES HUMAINS SONT TOUS HYPOCRITES.

Mes mots perdent de leur sens. J’aligne mes idées sans qu’elles n’aient vraiment de liens entre elle. Y a tout qui m’échappe, y compris ma parole. Ça me saoule et je m’énerve encore plus.

- J’AI PAS D’AMIS. T’ES PAS UN AMI. JE-

J’ai le souffle court, mes mains tremblent, mais mes yeux sont secs. Je ne peux plus pleurer, alors même lorsque je crie, que mes sentiments m’échappent, je ne pleure plus. La colère froide reprend le dessus sur la colère vive et impulsive que je viens de montrer.

- Ce que je te reproche ? Rien de plus qu’aux autres. Tout le monde est hypocrite. Tout le monde s’en fout des autres, veut juste satisfaire son égo. Faire confiance ? Aha, la blague ! ajouté-je avec un sarcasme inhabituel. Je veux plus te causer parce que ça servirait à rien.

J’ai fini. Je n’ai plus rien à ajouter. Je continue de soutenir le regard du Terre en déglutissant, épuisée par ma soudaine colère.

« T’sais quoi ? T’es une conne. C’est pas parce que je sais pas quand t’as eu tes premières règles que j’te connais pas bouffonne. La Oksa du passé, mais j’m’en tape. Moi c’est la meuf que j’ai rencontré ici qui compte. A Terrae, on a tous des casseroles, et alors ? Ça change quoi ? Ça te donne moins d’importance, ça donne moins d’importance à ce qu’on vit maintenant ? »

Angie tu parles sans retenue et ça fait mal, t’es en colère. En colère qu’elle vous jette comme ça. Au final les histoires sont toujours les mêmes. Au final tout n’est qu’un cycle. Les années passent et on te rejette toujours, faut croire que ce sera toujours comme ça. Elle, Lui, c’est la même histoire… Une histoire triste. Une histoire qui t’écœure. Ça t’énerve, elle veut la jouer comme ça ? Tu ne te laisseras plus faire, plus maintenant. Tu ne perdras pas ton temps à lui courir après !
Elle ne veut pas de toi ? D’accord, tu ne lui feras le plaisir de perdre ton temps pour elle. De lui montrer que tu ne vas pas bien, que t’es plus brisé que jamais. Elle veut pas te voir de toute manière, alors quoi ? Faut que tu la supplie ?
Et alors t’as envie t’as envie de rire et de pleurer. Tu en as mare. Juste mare alors tu tournes les talons et tu repars dans ta chambre. Tu ne claques pas la porte, tu n’es pas ce genre de personne qui veut qu’on s’occupe d’elle, qu’on la remarque qu’on s’apitoie sur son sort. Elle veut qu’on l’oublie, elle veut t’oublier. Tu vas l’aider, de toute manière tout le monde doit penser comme elle non ?

Enfin, toi tu es le premier à le penser que tu sers à rien qu’on te le confirme ça fait mal. T’as pas crié pourtant, t’as parlé d’un ton froid, d’un ton vide. Tu es vide Angie, plus que jamais… Et pourtant tu souris, de ce rictus dont tu te sers si souvent pour masquer ta douleur, ce masque que tu penses élaboré car il arrive à les tromper. Eux en qui tu ne fais plus confiance, eux qui te blessent toujours plus. La porte est fermée et la pénombre est retombée dans la pièce, tu fermes le clapet de ton ordinateur.
Tu restes un instant comme ça dans la pénombre sans comprendre que ce sont des larmes qui coulent sur tes joues. Solidaires de ton mal-être. Puis tu t’effondres, tu n’en peux plus de cette douleur qui te ronge. Tes mains trouvent ton cou, elles serrent longuement. Ton souffle se perd, mais tes mains retombent privées d’oxygène. Tu es encore là, et tu te rends compte que tu n’en as plus envie.

Un instant tu t’es dit que tu devrais expliquer ton geste, un instant tu t’es dit que tu devrais leur expliquer ton geste. Tu ne le feras pas, parce que les mots s’échappent désormais de ton corps comme ce sang qui coule de tes veines. Un mot envoyé à ton frère sera ton épitaphe.

Désolé.

Angie me dit froidement que c’est la Oksa d’aujourd’hui qui l’intéresse. Celle ici, à Terrae. Que celle d’avant, on s’en fout. C’est ça… T’as vraiment envie de la voir, la Oksa de maintenant ? Celle qui veut s’enfermer dans sa chambre et se planquer du monde ? Celle qui rêve d’être invisible et aveugle, de ne pas être vue et de ne pas voir. Je serre les dents, mais avant que je ne réponde, le Terre s’en va.

- C’EST CA DEGAGE, crié-je dans le couloir, les joues rougies par l’emportement.

Putain ! Tout le monde me dévisage, néanmoins mon regard noir les calme vite et les élèves passent leur chemin. Je reste plantée devant la porte de la chambre, bras croisés sur la poitrine, avant de me mettre à faire les cents pas dans le couloir, rageant intérieurement. Il me saoule. J’aime pas ne pas avoir eu le dernier mot. C’est frustrant.

Les minutes passent et je continue de parcourir le couloir de mon pas nerveux, agacé. Les minutes passent, et arrive le moment où je ne tiens plus. J’ouvre la porte sans frapper, trop énervée pour les bonnes manières :

- OUAIS JSUIS UNE CONNE ET AL-

Je me coupe net. La pièce est plongée dans la pénombre et je distingue à peine la forme du corps d’Angie allongé sur le lit. Je lève les yeux au ciel.

- Tu te la joues dark du coup ?

J’appuie sur l’interrupteur et mon énervement retombe aussi vite qu’il était monté. Le Terre saigne. Beaucoup trop. Ses poignets sont rouges, inondés du liquide pourpre.

- Mais putain t’es vraiment trop con !

Je m’approche de lui en tremblant et attrape fébrilement son bras. Je ferme les yeux et passe ma main au-dessus des plaies béantes.

- J’y arriverai pas, marmonné-je dans ma barbe. T’es débile d’avoir fait ça. Vraiment débile.

Le sang coule à peine moins. Je suis inutile. Je commence à paniquer et lâche le poignet blessé du garçon à demi-inconscient. Mes doigts viennent fouiller ma poche et j’en sors mon portable. Je compose rapidement le numéro de l’hôpital. Cela sonne. Une fois. Deux fois.

- MERDE VOUS ALLEZ REP- Oui. Oui j’appelle de l’institut. Une personne est blessée. Une tentative de suicide. Vite. Dépêchez-vous putain ! Ouais désolée d’être vulgaire MAIS LA C’EST URGENT.

Nan j’me calmerai pas. Faut qu’ils se bougent, c’est tout. Je raccroche après avoir expliqué où nous sommes, aussi calmement que possible vu la situation et attrape la main d’Angie, mêlant mes doigts aux siens déjà trop froids, serrant nos paumes l’une à l’autre. Je murmure :

- Pourquoi j’m’inquiète comme ça ? Crève pas, Angie, ça sert à rien de crever… C’est juste fuir. Crève pas putain…

Ma gorge se noue. Merde, j’ai fait quoi ? C’est pas ma faute s’il a fait ça… Pas ma faute… Ma tête tombe sur le torse du garçon et je ferme les yeux en attendant les secours. J’entends son cœur battre lentement, mais rien que ce petit son me rassure. Il est vivant.

- Crève pas Angie j’te dis…

Même si on n’est pas amis. Même si je suis censée m’en foutre. Meurs pas à cause de moi. Meurs pas parce que ma colère était la goutte qui a fait déborder le vase. Reste encore un peu, s’il te plait…

Les minutes s’écoulent, s’effritent en même temps que le sang du garçon qui vient teindre ma veste noire en bordeaux. J’essaie encore de canaliser la plaie, de la refermer, et peu à peu je parviens à au moins la calmer. Il ne se vide plus autant de son sang, même s’il continue d’en perdre. Refermer des veines ouvertes, ce n’est pas facile. Je déglutis difficilement, et enfin les secours arrivent. Je monte avec eux dans l’ambulance et les regarde transporter Angie jusqu’au véhicule. Nous partons pour l’hôpital, et j’attends. J’attends qu’on m’en dise plus. J’attends qu’on me dise que ça va. Parce que ça va aller, hein ?

C’est con, tu es con… Mais alors que le sang s’écoule de tes veines tu te sens bien. Mieux. Tu te sens disparaitre et ça te fait du bien, elle étouffé la petite voix qui se débattait en toi depuis des semaines, celle qui te disait que tu ferais du mal aux autres en partant. Ça t’a apaisé, tu te sentais enfin prêt. Enfin serein.
Tes pensées se ralentissaient alors que ton cœur, lui accélérait, essayant de compenser le manque d’oxygène arrivant à ton cerveau en envoyant toujours plus de sang… Sang qui se perdait au travers des entailles de tes poignets. T’y étais pas allé avec le dos de la cuillère, c’était pas beau, c’était pas net. C’était pas de l’art. En fait, ça ressemblait à ce que tu étais devenu… Tu n’étais plus intéressant.

Tu voulais mourir, mais tu ne voulais pas souffrir, alors t’avais descendu ton stock d’aspirine pour ne pas avoir mal. T’avais jamais rien eu de plus fort que ça dans ta pharmacie et c’est ce qui pourtant failli te perdre.

Tu souriais alors que ton sang se barrait, tu souriais et tu pleurais, puis t’as arrêté de bouger. Tu l’as entendu entrer, mais ça ne te concernait plus, tu voulais plus appartenir à son monde comme elle ne voulait plus appartenir au tien. Tu voulais plus être là, et pourtant t’avais encore mal. C’était étrange, tu te disais que tout irait bien après, et en même temps tu continuais à avoir mal.

Elle avait grandi cette boule dans ton vide, elle avait grandi. Elle avait trouvé de la place pour s’étendre, rien ne l’avait empêcher d’exploser. T’étais un Petit homme, avec de Petits problèmes… Tu les avais juste laissé s’accumuler sans jamais en parler aux autres, ayant toujours la crainte de t’imposer. T’avais écouté trop de monde en te niant, t’avais été trop gentil. Même Oksa tu l’aurais écouté, quoi qu’elle ait à dire. Si elle avait eu besoin de toi tu aurais toujours été là, mais elle s’en foutait. Alors toi aussi tu pouvais t’en foutre.
Peu importe des autres, ta douleur prenait le dessus. Peu importe des autres tu voulais juste être bien… Tu avais du mal à réfléchir maintenant. Tu sombrais doucement. Tu avais peur. Tu avais hâtes.

Tu sais Angie, si tu t’étais un peu ouvert aux autres ça aurait pu mieux se passer, il s’en est fallu de quelques mots tout le long d’un sentier pour guider tes pas. De quelques choix qu’on t’avait enlevés. De quelques hontes que tu n’avais jamais partagées, et puis tout ce vide. Toute cette incompréhension. Tout ce monde qui était froid. Tous ces gens qui ne souriaient pas. T’étais trop doux pour cette Terre, trop fragile, trop abimé.

Il y a des ambulances dans la cour qui pimponnent, il y a des curieux qui regardent les brancardiers se précipiter dans les dortoirs… Pis il y a toute cette majorité qui s’en fout. Il y a ces gens que tu connais sans connaitre, ceux avec qui tu as échangé un instant. Il y a Nathanaël qui n’a jamais compris la profondeur de ta détresse malgrlé ses efforts, Kurei qui l’a entraperçue sans la sonder, Mitsu qui sans le savoir aura été un de ces carrefours qui t’ont mené ici, Alice la seule chose de bien qui te soit arrivée depuis longtemps, Alice que tu n’as même pas regardé correctement… Et puis il y a Oksa. Oksa qui tient ta main furieusement, comme si son étreinte retenait ta vie.

Les pansements sont appliqués, les culots de sang sont passés, mais rien n’arrête ce sang qui jailli de toi. Ils font tout, ils essaient tout. Puis il y en a un qui comprend, un qui trouve l’aspirine abandonnée. Il rage, ils changent de stratégie. Ils gueulent dans les couloirs d’aller chercher un tonnerre pour te téléporter à l’hôpital. T’es pâle comme la mort Angie.

Mais toi t’es trop con pour avoir conscience de tout ça, toi t’es plus là. Toi tu t’excuses de partir, mais tu le fais quand même. T’es pas cool Angie, t’es vraiment pas cool. T’es un putain d’égoïste ! T’as pas le droit, t’avait pas le droit… Les ambulanciers bousculent la jeune fille, l’un d’eux la prend à part. Elle est aussi choquée que toi, il lui dit qu’ils vont faire leur possible, qu’elle a tout bien fait, que sans ses soins tu serais sans doute plus là. Il essaie de la contenir, il essaie de la consoler. Et toi tu t’en fous. Toi tu es mort.

Toi t’es mort, mais ils te ramènent. Pas de chance, il te faudra recommencer. Pense à fermer la porte de ta chambre à clef la prochaine fois… Je sais tu ne voulais pas embêter le concierge plus que ça, déjà qu’il aurait sans doute à vider tes affaires, tu ne voulais pas qu’il ait en plus la porte à démonter. Tu es trop con Angie.

Qu’est-ce qu’ils regardent, tous ? Cette manie humaine de contempler la douleur, la faiblesse, la destruction d’autrui me dégoûte. Allez-vous faire foutre, tous autant que vous êtes.

Mon regard le dit alors que je suis d’un pas rapide les brancardiers dans le couloir sous les yeux stupéfiés et curieux des élèves, mais mes lèvres sont comme cousues. Je ne peux rien dire. Lorsque l’ambulancier me prend à part pour me dire qu’Angie va s’en sortir, je ne peux rien dire. Ni lorsqu’il m’affirme que sans mes soins, il y serait passé.

Et quoi ? Je devrais m’en féliciter ? M’en vanter ? « Ouais un mec a voulu se suicider, peut-être en partie par ma faute, mais… JE LUI AI SAUVE LA VIE. C’est génial, nan ?! ». J’allais vous en parler ! Jamais. Tant qu’à y être, qu’on m’apporte la médaille de la bonne salvatrice, mmh ? Mes yeux froids ne lâchent pas les siens, et l’homme mal à l’aise finit par s’en aller pour rejoindre les autres.

Un Tonnerre est enfin arrivé. Le garçon est téléporté. Nous on va en ambulance jusqu’à l’hôpital. Puis ils me laissent dans la salle d’attente, me disent qu’ils viendront me dire quand il y aura du nouveau. Génial.

Le temps est long. L’attente me rend malade. Des gens défilent autour de moi, des patients, des amis de patients, des familles. Et il y a moi. Gamine aux cheveux bleus perdue dans une veste trop grande pour elle et au regard éteint. Gamine au visage enfantin qui pourtant devrait être adulte maintenant, mais qui erre dans la vie.

- PUTAIN.

Il m’a échappé tout seul, et de nombreux regards surpris ou choqués se posent sur moi. Je me renfrogne.

- ‘scusez-moi… marmonné-je.

Enfin, un docteur arrive. Je me lève, comme dans une mauvaise série. Seulement, mes yeux sont secs, mon visage blasé. L’inquiétude a disparu en voyant le visage calme de l’homme. Il aurait eu l’air plus nerveux s’il avait eu une mauvaise nouvelle à m’annoncer. Il m’explique que l’état d’Angie est critique, mais que sa vie est sauve. Il va devoir rester à l’hôpital un moment et pour le moment, il est endormi. Tant mieux, je n’aurai pas à lui parler.

- Quand il se réveillera… Dites-lui que…

Que quoi ? Que je ne veux plus le voir mais que je voudrais qu’il me dise qu’il est encore vivant ? Que je veux qu’il fasse attention, mais que cela ne signifie pas que nous sommes amis ?

- Rien. Oubliez. Au revoir.

L’homme fronce les sourcils mais me laisse partir sur un hochement de tête. Lentement, à pied, je rejoins l’institut. En passant dans les couloirs, une à une, j’arrache les affichettes que je ramène dans ma chambre et déchire pour les jeter à la poubelle. Je m’effondre sur mon lit, épuisée, et ne bouge plus. Je ne m’endors pas. J’ai trop peur de revoir dans mon esprit tourner les images d’Angie en train de se vider de son sang. Alors je passe le reste de la soirée et la nuit à fixer le plafond sans mouvement. Je ne monte pas sur le toit, je n’en ai pas la force. Je me contente de rester là, juste là, longtemps.

Hrp: Tu me diras si tu veux ajouter quelque chose ou si on peut clore? :) Luv! ♥