La tension est montée, elle a pris peur. Quand les gens commencent à crier, elle a toujours peur. Elle est craintive, elle l’a toujours été. Elle a peur, plus pour les autres que pour elle-même. Elle a tiré sur la manche d’Ariana et lui a murmuré suppliante :

« On y va ? »

Elle avait tenu longtemps pourtant, mais quand le garçon avait balancé la chaise c’était devenu plus pressant de partir. Tout dégénérait, les gens criaient, et quand les gens crient rien de bon ne sort. Tout leur échappe, et heureusement les deux jeunes femmes le font par miracle. Elle a réussi à entrainer son amie avec elle… Ou peut-être que cette dernière a juste vu sa détresse et décidé de la faire sortir pour la préserver ? Qu’importe. Elles s’en sont sorties et elles ont marché d’un bon pas jusqu’à leur chambre. Leurs chambres.

Elles entrent dans la chambre multicolore de l’africaine qui ferme la porte derrière elles et place sa chaise de manière à en maintenir la poignée fermée. Elle déplacerait bien son bureau devant, mais même pour elle ce serait abusif… Pour l’instant. Si les choses se compliquent, le matelas servira à calfeutrer la fenêtre et le sommier la porte. Elle y a réfléchi, ici elle a assez de meubles pour se mettre en sécurité. Si des coups de feu sont tirés, il y aura plus d’une planche de bois pour l’en séparer. Le béton amortit mieux les balles que les planches, surtout quand celle-ci est fine comme du papier.

« Ouf ! »

Elle se laisse tomber sur le tapis qu’elle a nouvellement acheté. Elle avait investi dedans quand elle en avait eu mare de se geler les plantes des pieds tous les matins en se levant et qu’Ariana lui avait très sérieusement expliqué qu’il existait des solutions qui fonctionnaient. Elle avait raison, le gros tapis fluffy isolait bien le sol. La pièce avait ainsi gagné plusieurs degrés.

Elles n’ont pas parlé sur le trajet, Afya courait presque. Elle avait la sensation d’avoir le diable aux fesses… Ou des djins, ou tout autre créature démoniaque à laquelle elle pouvait croire. Mais peut-être les hommes étaient-ils assez terrifiants pour qu’elle prenne peur finalement…

Ariana n'aime pas non plus quand le ton monte. Elle aurait eu des choses à dire, mais elle se rend compte que le but n'est pas vraiment de les laisser parler. Ou, en tout cas, pas quelqu'un qui ait un avis contraire à la discussion entamée. C'est dommage de voir à quel point cette réunion tourne mal, alors qu'elle partait pourtant d'une intention honorable ; ils voulaient tous savoir ce qu'il se passait, rester ensemble et soudés, mais au final, ils n'ont pu répondre à aucune des questions qu'ils se posaient et elle n'a servi qu'à créer davantage de tensions. Ils ne savent toujours pas ce qu'il se passe, et clairement, ils ont l'air de sous-estimer la situation. Bien entendu, ils veulent participer, et elle le comprend, même si elle ne partage pas leur idée ; Ariana, elle, a juste peur.

Elle a peur que les choses s'enveniment encore. Elle a peur pour leurs pouvoirs disparus - pas parce qu'elle craint de ne jamais les revoir, mais parce qu'elle ne sait pas ce qui va arriver durant ce laps de temps. Pour le moment, elle aimerait pouvoir se reposer sur les Masters et qu'ils les protègent - elle a confiance en Ys, elle a confiance en Mitsuki, elle a confiance en Huo. Même en ceux qu'elle connaît moins, même en ceux à qui elle n'a jamais parlé. Même en ce Ryu qu'elle déteste malgré tout pour leur avoir fait subir cette épreuve. Elle essaie de trouver un sens. Elle essaie de comprendre.

Mais elle ne comprend pas.

Elle aussi ne sait pas si c'est une bonne idée que d'attendre, mais elle ne comprend pas bien quoi faire. Elle aimerait pouvoir faire des patrouilles, mais elle n'est pas Elwynn ; elle a déjà l'impression de ne plus vraiment tenir debout. Encore plus quand Allen part, encore plus quand Afya tire sur son bras dans un geste de panique. Alors elle soutient Aoi du regard elle se dit qu'il a beau être tôt, elle a sûrement besoin de dormir. Puis elle accepte de suivre Afya en dehors de la salle jusqu'à remonter à l'étage des eaux.

Elle ne comprend pas bien pour quelle raison Afya barricade la porte de cette manière, mais elle a vu des Masters dans les couloirs... Elle se dit qu'elles seront sauves, mais sans doute est-elle trop naïve. La question la frappe alors soudainement. Est-ce qu'elle ne l'est pas trop de croire si fort en ce qu'on lui dit ? Elle se sent encore ébranlée par toute la violence des échanges, comme si cette discussion remettait en question l'essence-même de sa présence ici, à Terrae.

Elle est perdue.

Ariana va s'installer près d'Afya, sur le tapis moelleux qu'elle a récemment acheté. La rouquine pose une main douce sur celle de son amie, cherche son regard.

—Ca va aller. Je ne pense pas qu'il y ait besoin de barricader la chambre… On ne nous attaquera sûrement pas ...?

Elle ne sait pas si elle y croit.

Est-ce qu'on peut croire en ce que disent les Masters ?

Elle leur fait confiance, mais...

—Je... J'ai aussi peur, lui avoue-t-elle. Surtout sans mes pouvoirs. Mais j'ai confiance. Et je ne pense pas que des élèves nous attaquent dans notre sommeil...

Elle aimerait.
Elle ne sait plus vraiment.
Peut-être qu'elle a tort.

—On peut rester ensemble cette nuit ? souffle-t-elle, la gorge serrée.

« Je sais pas… Mais la prudence n’a jamais tué personne… »

Sauf deux petites étoiles paumés dans un dortoir en feu et dont la porte et bloquée par une putain de chaise… Mais de ne parlons pas de malheurs, d’ici que le feu se déclare elles auront peut-être retrouvé leurs pouvoirs et pourront l’éteindre. Mais que dis-je, là n’est pas l’important.

« Je ne sais pas non plus. Je sais pas si on doit leur faire confiance, je sais pas si on est attaqués, si on a des problèmes, et si c’est le cas je ne sais pas s’ils en sont la cause ou la solution. Dans un cas comme dans l’autre j’ai peur que ça tourne mal, et qu’on soit prises au milieu. »

Car au fond peu importe qui a tort ou à raison, ceux qui gagneront auront raison… Ce qui compte ce sont les balles perdues, les gens qui n’ont rien demandé et qui se retrouvent pris au piège. Ce qui compte ce sont les civils, depuis cent ans la part de civils impliqués dans des conflits armés va crescendo. Avant les guerres se déroulaient sur des champs de batailles, aujourd’hui elles sont devenues urbaines. Quid de la convention de Genève ratifiée un peu partout dans le monde ? Rien bien sûr, elle le sait, elle-même n’est pas au courant que toute attaque délibérée contre des civils ou contre des biens de caractère civil est considéré comme un crime de guerre, et que si cette attaque se fait à grande échelle, pendant une longue période, et si elle est systématique, c’est un crime contre l’humanité…
Non, elle ne sait pas tout cela, elle sait seulement que les petits se battent pour des convictions qui ne sont pas les leurs, et qu’ils meurent souvent par accident. Elle sait aussi qu’elles ne sont pas grandes dans la balance. Deux jeunes filles importent peu dans un conflit qui se dessine à peine.

« Bien sûr que tu peux dormir ici, et s’ils trouvent le moyen de râler… on n’aura qu’à faire tomber ce mur. »

Comment, elle ne sait pas encore… Ce qu’elle sait c’est qu’elle y arrivera si on vient lui dire que chaque élève doit dormir dans sa chambre… Mais au fond se soucient-ils vraiment de la chambre où dorment les élèves tant qu’ils dorment à l’institut ? Sans doute pas… Quoi que ? Elle est prête à courir le risque de se faire réveiller par un adulte mal avisé.

« On se fait une soirée pyjama ? »

Peut-être cela suffirait-il à ragaillardir son amie.

C'est compliqué pour tout le monde, semble-t-il. Le raisonnement d'Afya se tient, en soi, et elle peut comprendre qu'elle ait terriblement peur d'être prises entre deux feux ; mais Ariana essaie de garder confiance en ses camarades terraens. Pour elle, ils sont une famille ; elle ne veut pas croire qu'ils vont s'en prendre les uns aux autres, elle espère simplement que, le lendemain, leurs pouvoirs seront revenus, qu'elles pourront cesser de s'inquiéter et retourner à leur petite vie tranquille.

Ariana ne sait pas comment rassurer son amie - sans doute parce qu'elle se rend compte qu'effectivement, elle n'a pas entièrement tort. Peut-être qu'ils sont attaqués. Peut-être que tout va dégénérer, que ce n'est que le début. Le climat qui régnait à la cafétéria n'annonce de toute manière rien de bon...

Elle se frotte un peu les mains l'une contre l'autre, dans une tentative pour se réchauffer. Elle n'a pas vraiment froid, mais son corps est tout de même parcourus de petits frissons désagréables. Elle déteste avoir l'impression de ne rien comprendre. Elle déteste avoir l'impression d'être trop naïve. Elle se déteste pour ne plus avoir envie de penser à tout ce qu'il s'est produit.

De toute manière, elle ne pense pas que les Masters en soient à ce point-là, mais les souvenirs de l'internat lui reviennent. Il ne manquerait plus qu'ils soient forcés d'être à l'écart les uns des autres pour créer davantage de scissions. Ce serait vraiment une catastrophe...

—Comment, je ne sais pas bien, souris faiblement la rouquine. Je ne pourrai pas me transformer en rhinocéros pour le faire tomber !

Son ventre se tord à cette évocation, et elle chasse les idées noires qui lui viennent. Elle n'est pas que ses pouvoirs. Aria n'est pas que ses pouvoirs...

—Je n'ai pas de pyjama… Ni de quoi faire un thé. C'est dommage, soupire-t-elle. Enfin, sauf si tu as de quoi faire des boissons chaudes ? Sinon, je peux peut-être aller faire un aller-retour rapide pour récupérer ce qu'il faut...

Elles devraient vraiment faire construire une porte communicante entre leurs deux chambres, ce serait plus pratique. Ou une trappe secrète !

Aria avise la chaise qu'Afya a posée contre la porte. Elle ne voudra peut-être pas la laisser sortir...

—Un peu de musique, des boissons chaudes, un gros câlin et hop c'est parti pour un beau dodo ! tente de s'enjouer Aria.

Elle a encore du mal.

S’il n’y avait pas parfois ces bruits qui la tétanisaient au début venant de la chambre d’Ariana, Afya lui aurait sans doute dit que dès qu’elles retrouveraient leurs pouvoirs elles feraient tomber ce mur. Notez bien qu’elle n’avait nul mal à imaginer Aria en rhinocéros. C’était même assez commun de la voir en animaux ces derniers temps. A chaque fois qu’elle maitrisait plus ou moins une nouvelle transformation elle venait la montrer à Afya. C’était comme ça qu’elle justifiait le fait de demander son horoscope assez régulièrement à sa voisine.
Elle lui montrait ses avancées donc l’africaine pouvait en faire de même… Bon, c’était pas vraiment aussi codifié que cela, et Afya lui donnait rarement des informations utiles… Mais dans l’idée il y avait beaucoup d’éclats de rire habituellement dans cette partie du dortoir des eaux. Habituellement, car aujourd’hui l’humeur n’était pas au beau fixe.

« J’ai acheté une bouilloire ! Regarde ! »

Elle sort le paquet de la bouilloire qu’elle a volé en laissant l’a point sur le comptoir. Elle considère quand même dans un coin de sa tête qu’elle a volé la bouffe et la bouilloire… elle est un peu buté.

« J’ai pas de tasses mais j’ai des verres. J’ai pris du thé au hasard par contre. »

Afya n’est pas une habituée des boissons chaudes ; la seule infusion qu’elle buvait couramment était le bissap… Mais on n’en trouve pas à Terrae, et il est difficile de s’en fournir à Tokyo ou la communauté ivoirienne est plus que réduite. Elle n’a pas les moyens de s’en faire livrer.

« Tu peux aller dans ta chambre hein ? Juste j’préfère qu’on ne puisse pas rentrer ici comme dans un moulin. »

Elle ne veut pas qu’on puisse les surprendre, et souvent un élément impromptu suffit à décourager quelqu’un qui veut venir vous emmerder. Si la porte ne s’ouvre pas trop facilement peut-être iront-ils toquer à la suivante ? C’est si simple. Ils ? Elle ne sait pas, mais dans le doute. Ils c’était potentiellement ceux qui voudraient crier plus fort que les autres pour qu’on les entende, ceux qui voudraient convaincre, ceux qui voudraient qu’on les suive : ceux qui voudraient avoir raison. Ils c’était ceux qui lui faisaient peur.

« On peut aussi aller dans ta chambre si ça te rassure ? » dit-elle en attirant la rousse dans ses bras pour lui faire un câlin.

Tiens, elle est redevenue rousse avec la perte de ses pouvoirs. C’est rare ces derniers temps qu’elle soit rousse.

Visiblement, même pas besoin de ressortir : Afya s'est procuré une bouilloire récemment. Petit sourire de la part d'Aria qui est heureuse de ne pas avoir à sortir de la pièce ; ce sera certainement plus sûr que de devoir traîner dans les couloirs, même si ce n'est pas longtemps. Enfin... Elle ne sait pas. Elle commence à être contaminée par l'angoisse de son amie ; c'est pour cette raison qu'elle préfère se concentrer sur ce qu'elle lui dit plutôt que sur la discussion qu'elles ont eu un peu plus tôt.

—Les verres iront très bien, lui assure Aria en souriant, suivant les mouvements de son amie des yeux pendant qu'elle lui montre ses dernières trouvailles. C'est quoi comme ? reprend-elle en regardant le paquet pour voir de quoi il s'agit.

Cette fois, elle relève les yeux vers Afya et réfléchit quelques secondes. Elle se mordille la lèvre, secoue la tête et finit par lui renvoyer un sourire étrange en acceptant de la prendre dans ses bras. C'est étrange comme les câlins de ses amis n'ont vraiment plus le même parfum depuis le début de la journée…

—T'inquiète pas, ça ira. Je vais bien, ment Ariana en la serrant très fort contre elle.

Elle est bonne menteuse en général, Aria. Elle sait aussi qu'elle ne devrait pas rester seule, et que c'est une bonne idée de profiter de la soirée avec Afya en faisant semblant que tout va bien. Mais elle sait aussi que faire semblant ne fera que la rendre plus mal sur le long terme. Sauf si les choses s'améliorent. Est-ce qu'elles vont s'améliorer ...?

Elle n'a pas si peur de l'extérieur. Elle n'a pas si peur des autres. Mais elle entend des bruits dans les couloirs, elle entend des gens parler, certains qui se disputent. Sa boule au ventre grandit lorsqu'elle se redresse pour poser sa main sur la joue d'Afya. Faire semblant, hein...

—Allez, on se fait ce thé ! s'enjoue-t-elle en se redressant. Si tu veux je peux aller chercher mon pyjama rapidement, et puis... Et puis de quoi regarder un film ? Ou un jeu ? Ou de la musique ? Enfin peu importe, dis-moi ! Je ferai vite. Si tu veux, on peut se créer un code secret, comme ça tu sauras que c'est moi quand je voudrai rentrer !

Elle tape doucement contre le mur une mélodie à quelques notes.

" J'ai toujours du mal à lire le japonais. Regarde les images, il y a un thé aux feuilles vertes, un thé aux fleurs blanches et roses et un thé à je sais pas trop quoi en fait..."

Elle n'avait pas bien fait attention. De toute manière elle n'était pas assez experte à la matière pour faire le choix éclairé. Elle avait toujours l'impression que le thé n'était que de l'eau chaude automatisée pourtant cela ressemblait au bissap que l'on préparait chez elle. C'était bien moins sucré et bien moins agréable au goût. Elle n'en avait pris que parce que Ariana aimait bien en boire quand il faisait froid.

L'africaine se rend bien compte que l'européenne ne va pas si bien qu'elle le prétend. Il faut donc qu'elle lui change les idées. C'est ainsi que l'on fait avec les enfants en temps de guerre et pour elle la situation est similaire à celles qu'elle a déjà vécu.  Se protéger et protéger ses proches c'est tout ce qui compte. Alors on ment plus à soi-même que aux autres pour croire que l'on est en sécurité. On fait semblant car on sait bien que c'est la seule chose que l'on peut faire. Et attendre, attendre que cela passe. Ça finit toujours par passer. Il faut juste espérer être toujours là quand les choses iront mieux.

On devrait vraiment faire une trappe entre nos chambres. pense-t-elle. Cela serait bien pratique d'une manière générale mais aujourd'hui plus que jamais.

" Bien sûr que l'on peut aller chercher des affaires dans ta chambre !" fait-elle enjouée.

Elle ne doit pas montrer que l'idée de sortir ne l'enchante guère.  Elle tend l'oreille il n'y a pas de bruit dans le couloir pour l'instant. C'est le moment d'en profiter. Elle débloque la poignée de la porte et elles sortent toutes deux dans le couloir.

Elles n'y reste qu'une poignée de secondes. Elles récupèrent tout ce dont elles ont besoin et retournent dans la chambre d'Afya. C'est plutôt simple. L'eau est en train de bouillir, elle referme la porte et elles font semblant. Semblant qu'aujourd'hui a été une journée comme les autres, semblant que tout va bien et que tout continuera à bien aller. Si elles savaient...

Pourtant à faire semblant elle commence à se sentir en sécurité. C'est étrange et peut-être dangereux... La soirée s'avance et elles finissent toutes deux par s'endormir.

Afya un sommeil agité. Elle se réveille plusieurs fois aux aguets guettant le moindre bruit venant de l'extérieur. Chaque grincement d'arbre lui semble tout à coup terrifiant...