Cette fois, c'était sûr, Ys était énervé. Il essayait de me tromper depuis tout à l'heure mais mes propres tentatives ne faisaient que le provoquer davantage. Alors qu'en temps normal, il aurait joué le jeu puis m'aurait rembarré pour mes vannes ratées, là ça allait encore plus loin. Il me fit bien comprendre que cette histoire de voeux ne lui plaisait pas, qu'il n'avait même pas envie d'y penser, je l'entendis râler, quand bien même il essaya de se rattraper en me sortant une blague typique chez lui. Les sourcils froncés, le sondant avec mon esprit, je ne cherchais même plus à cacher mon étonnement et, par extension, mon inquiétude. Il me cachait quelque chose, j'en étais sûr.

-Ys...

Je n'eus pas le temps de finir, ou même de commencer en l’occurrence, que je le sentis avancer à toute vitesse sur moi en me hurlant dessus. Il n'avait pas du tout apprécié ma dernière tentative de détendre l'atmosphère, et je pouvais le comprendre, j'avais été très maladroit. Toutefois, je ne m'attendais pas à une réaction aussi passionnée, ni aussi virulente. Je sentais ses mains s'abattre sur mes épaules, il ne me secouait pas encore, mais il tremblait tellement de colère que je tremblais avec lui. Doucement, je saisis ses poignets, mettant mon visage bien en face du sien.

-Excuse-moi Ys. Bien sûr que je ne le pensais pas, je n'aurais pas dû plaisanter avec ça, désolé...

Je restais ainsi un moment avant de me dégager. Arrivé au niveau du lit, je m'assis lentement, sans tourner le dos à mon ami. Je pris un instant, durant lequel le silence s'installa, pour inspirer un grand coup et, désormais contraint et résolu, je mis comme prévu les pieds dans le plat.

-Je sais que quelque chose ne va pas Ys... Je ne veux pas t'obliger à parler mais...

Non ce n'était pas la bonne manière. Il fallait que je sois plus assuré sur ce coup. Je levais mon petit doigt devant moi, signe sans détour pour lui rappeler notre promesse au bar.

-Ou plutôt si. Tu es tendu, je le sens encore mieux qu'un sensitif. Qu'est-ce qui t'arrive ? demandais-je avec douceur mais fermeté.

Pourquoi il ne regarde pas ? Ys, pourquoi tu ne me regardes pas ? Lorsque je lui ai opposé mon visage, il a baissé le sien. Alors que je suis assis, à attendre qu'il me rejoigne, il me tourne encore le dos. Comme si, quoiqu'il arrive, il refusait de me faire face. Ys... Qu'est-ce qui pouvait le torturer à ce point ? Qu'est-ce qui avait bien pu le mettre dans cet état ? Lorsque je suis devenu aveugle, je me rappelle combien il était choqué, c'est la seule fois où je l'ai vraiment vu perdre son sang-froid, s'énerver contre le destin ou je ne sais quoi d'autre. Là, c'était autre chose. C'est comme s'il cherchait à me cacher qu'il mourrait à petit feu. Avait-il oublié notre amitié ? Non, sûrement pas! Il agissait comme moi, en parfait idiot, pour ne pas m'inquiéter, sans se rendre compte qu'il m'inquiétait encore plus.

J'entends sa voix, je relève la tête, tout ouïe. Il va parler, je le sais, je le sens. Il ne peut pas avoir oublié notre promesse, celle de toujours rester là l'un pour l'autre. Je le soulagerai de sa douleur dans la mesure du possible. Son long silence m'a donné le temps d'imaginer tous les scénarios possibles à mon sens: il est gravement malade, Mitsuki et lui se séparent, il se sent seul, coupable ou que sais-je ? Je m'étais préparé à beaucoup d'éventualités, mais pas celle-ci. Je me redresse, les sourcils froncés, sans comprendre. Il regrette d'être passé master. Je ne l'interroge pas, j'attends. Et finalement, toutes mes éventualités finissent par se combiner, il a peur de ses pouvoirs, il ne parvient pas à les contrôler, il culpabilise, il regrette... Ys... Qu'a-t-il pu donc arriver pour que tu ressentes une tel vide ? Ryu m'avait expliqué le principe du rêve et de la greffe qui comblent le vide du master. Pourquoi ai-je l'impression que celui de Ys s'est agrandi ?

-Ys...

Je m'avance doucement vers lui et pose une main sur son épaule. Un minuscule mouvement m'interpelle alors, associé à ses tremblements. Mon coeur se serre lorsque je comprends qu'il pleure. je le contourne pour lui faire face, écrase la larme qui roule sur sa joue et, sans réfléchir davantage, juste à l'instinct, je le serre fort dans mes bras.

-Je ne peux pas imaginer à quel point ce doit être effrayant d'avoir de tels pouvoir en soi.

Je n'ose pas lui demander s'il parle de ses pouvoirs "normaux" ou de sa greffe. La greffe est un pouvoir personnel, intime, je me vois mal lui poser la question. Je desserre mon étreinte et plante mon visage devant le sien, les mains toujours sur ses épaules.

-En revanche, si je suis sûr d'une chose, c'est que tu ne les as pas par hasard. Tu es probablement l'homme le plus capable que je connaisse, le plus capable d'assumer et de dominer une telle charge.

Ces pouvoirs font partie de toi, Ys.

-Tu n'as pas à avoir peur de toi-même. Peu importe ce qui t'ait arrivé pour que tu doutes ainsi, ne doute jamais de toi. Tu es quelqu'un de bien, Ys, vraiment. Tu peux vaincre cette peur qui t'empoisonne. Moi, je crois en toi, à fond, ajoutais-je en lui souriant, mais toujours mortellement sérieux.

J'avais mal pour lui, terriblement. Le voir ainsi, l'entendre parler ainsi me brise le coeur. pour qu'il se laisser aller comme ça, le poids devait être énorme. Je devais assurer, je devais être l'ami qu'il exigeait que je sois. Et je le serai. Je ne pourrais jamais imaginer la laisser tomber et perdre mon meilleur ami. On avait surmonter tant de choses ensemble, tellement ri, vu tellement de problèmes... Il avait toujours été là.

-Peu importe ce qui s'est passé, je sera toujours là, et je continuerai de rire avec toi, même si tu es un sacré enquiquineur, dis-je ne lui tirant la langue.

On se l'est promis. Et jusqu'à ma mort, je tiendrais ma promesse.

Alors qu'il est dans mes bras, je fais de mon mieux pour le réconforter, comme on pourrait le faire avec un enfant. Sauf que je n'avais jamais rassuré un enfant de ma vie et que je n'étais pas sûr d'être doué pour ça. Et puis ce n'était pas n'importe qui, c'était Ys, et voir mon meilleur ami dans cet état, ça me brisait littéralement le coeur. Chacune de nos retrouvailles était placée sous le signe de la rigolade et du "Je t'aime moi non plus", des moments parfois trop courts mais qui me permettaient de vaincre ma solitude. Cette fois cependant, il avait besoin d'aide et moi, je devais être à la hauteur.

Je le sentis essuyer les larmes qui coulaient encore, je le vis faire tous les efforts possibles pour se retenir de pleurer à nouveau et se remettre. Ça lui ressemblait bien ça. Il détestait par dessus tout montrer ses faiblesses, peut-être encore plus admettre qu'il y avait vraiment un problème.

- Bien sur que je crois en toi, encore plus que tu ne l'imagines. C'est toi qui devrait apprendre à te faire confiance. Tu es bourré de talents Ys, tu es fait pour être master!

J'en pensais chaque mot, ce n'était pas juste pour le rassurer. Ys avait toujours désiré être master, maintenant qu'il l'était, il le regrettait, il regrettait ce pouvoir qui lui échappait. Je n'osais pas imaginer ce que cela signifiait pour lui. J'étais inquiet, très inquiet même, mais je ne devais pas le laisser paraître. Je ne voulais pas qu'il lui arrive malheur.

-Ne t'inquiète pas, ça restera entre toi et moi. Toi non plus, ne t'habitues pas trop aux compliments, dis-je en lui souriant.

Je l'entraînais tranquillement avec moi pour s'asseoir sur le lit. Sa remarque me tira une mine surprise, un air triste s'imprima sur mon visage?

-Ne sois pas idiot! Il sera toujours question de toi ou de moi, parce que tu sais très bien que je serais là pour toi au moindre problème. Compris ? Ce qui ne nous empêche pas de passer du bon temps!

Je posais une main sur son épaule, compatissant. Je lui offris un doux sourire, tentant de l'apaiser à tout prix. Il y avait trop de tension en lui, en moi aussi d'ailleurs. La pièce semblait lourde sous cette atmosphère pesante.

-Et je suis sûr que tu as fait plein de trucs cool depuis que tu es master. Tout n'est pas si noir... Raconte moi plutôt tout ce qui t'ait arrivé de bien depuis!

Le détourner des pensées négatives en lui faisant les bonnes choses... Et je suis sûr qu'il y en avait. Les pouvoirs... Etre master se définissait-il forcément par les pouvoirs ? N'était-ce pas plus important que ça ? Lorsque je repense à la disparition de Mademoiselle Honda, cette question semble revenir fréquemment, et me faire peur. Nos pouvoirs finissent-ils par nous définir ?

Au moment où je lui avais demandé de me raconter les points positifs, je compris que j'avais fait une erreur, je compris que ce n'était pas ainsi que j'aurai dû m'y prendre. J'étais perdu, tout comme lui, alors que d'habitude je parvenais à soulager un peu les gens, du moins il me semblait, je me retrouvais ici complètement dépassé par la détresse de Ys. Il me fit d'ailleurs bien comprendre mon erreur, d'abord par une remarque, puis en me racontant les effets positifs sur un ton si mordant que mon coeur donnait l'impression de rater un battement à chaque mot.

-Ys... Je...

Ce n'était pas fini. Il n'en avait pas terminé avec moi. Puisque j'avais lancé la bombe, elle devait m'exploser entièrement entre les mains. C'est là que le calvaire commença. Chaque mot était une dague dans mon coeur. Les yeux écarquillés, la bouche entrouverte, j'écoutais, médusé, les événements qu'il me racontait, prenant tout à coup conscience de l'ampleur de son fardeau. J'apprenais toutes ces choses qu'il m'avait caché, les gardant pour lui et les laissant le bouffer de l'intérieur. J'avais entendu parler du master, sans savoir que Ys y était mêlé, la déclaration ratée, Akira, ce garçon que j'avais rencontré il y a longtemps, à moins que ce n'en soit un autre, ce Charlie... Il y en avait un qui me venait à l'esprit mais je n'avais aucun moyen de savoir si c'était bien lui. La violence, la tristesse, toutes ces émotions mélangées qui créaient cet immense vide que je sentais chez Ys. Son état était plus grave que je ne l'avais escompté.

Il s'affala sur mon lit, me priant de reprendre le fil d'une conversation normale. Je poussais un long soupir, comprenant que j'avais retenu ma respiration jusque là et hochais la tête, encore sonné.

-Euh je... ben je me suis levé il n'y a pas si longtemps, je me suis douché, habillé, après m'être enduit de crème bien sûr et euh...

Ça sonnait faux. Je ne pouvais pas prétendre, je n'arrivais pas à faire semblant. Plus maintenant.

-Désolé Ys.

Je me levais, lui tournant le dos. Je devais mettre de l'ordre dans mes pensées mais, plus important, il fallait aider mon ami. Je me tournais brusquement vers lui, les poings serrés à m'en faire blanchir les articulations. J'étais véritablement en colère.

-Pourquoi ne m'en as-tu pas parlé ? Pourquoi tu as gardé ça pour toi tout ce temps ? Tu aurais pu, non, dû venir me voir. On est amis enfin Ys! AMI, criais-je soudain. De quoi avais-tu peur ? Que je change ma manière de te voir ? Que je te prenne pour un détraqué ? Qu'est-ce que ça peut me faire l'attitude que tu as eu ? Les actes si graves que tu as commis ? Je suis suffisamment gentil pour deux, tout le monde me le dit, alors pourquoi hésites-tu à partager tes mauvais côtés avec moi ?

Je me rapprochais de lui, descendit tranquillement sur mes genoux et lui saisis les mains avec force.

-Pourquoi tu ne m'as rien dit Ys ? demandais-je avec douceur.