Tout doucement, Terrae se remet des dégâts qui lui ont été infligés durant ces mois de décadence. Il faut dire qu'avoir des Masters un peu moins épuisés et des habitants ayant retrouvé (pour la plupart !) leur pouvoir de prédilection aide un peu à reprendre un mode de vie plus normal. En ce sens, le travail d'Ariana avec les Morphes s'est drastiquement réduit et elle a l'impression de respirer davantage.

Bien entendu, toujours pas de nouvelles d'Allen. Pas de message, rien du tout. Elle s'y accroche encore, plus désespérément de jour en jour. Mais peut-être qu'elle ne mérite pas qu'il lui adresse à nouveau la parole, au fond ; faudrait qu'elle l'accepte, mais elle se retrouve encore à lâcher quelques larmes en y repensant le soir ou lorsqu'elle est toute seule. Avoir lâché le job au restaurant lui a libéré tellement de temps qu'elle se rend souvent coupable de ruminations, qui la parasitent bien plus facilement lorsqu'elle est moins active. Aussi s'est-elle forcée à un emploi du temps toujours aussi chargé, se rajoutant du travail là où elle n'en avait plus. Elle avance bien sur le projet d'Amy, mais a encore quelques détails à finaliser avant que tout ne soit terminé. Cela étant, elle n'arrive pas à se faire une réelle clientèle ici, et en ligne, elle a encore trop de mal à se démarquer. Bien sûr, elle a des travaux à effectuer ! Mais ce n'est jamais vraiment suffisant pour occuper tout son temps, ou lui faire croire qu'elle a un véritable emploi. À Terrae, on n'a jamais vraiment besoin de beaucoup d'argent puisque beaucoup de choses sont gratuites, alors elle essaie de se dire qu'elle n'a pas besoin d'avoir davantage de clients. Mais c'est psychologique : si elle ne fait pas les choses à fond, ça la gonfle. Et surtout, pire que tout, ça la déçoit elle-même.

Pourtant, elle va mieux. Elle n'est pas encore prête de lâcher les anti-dépresseurs, mais elle consolide les choses avec son psy, brique après brique. Elle ressort réellement, parfois même sans ses amis, juste pour le plaisir de faire de nouvelles rencontres, de retourner dans le monde. Profiter de la musique, de l'ambiance chaleureuse de l'été !
Ça fait tellement de bien.

Aujourd'hui, dans tous les cas, elle a donné rendez-vous à une nouvelle cliente, et elle espère vraiment qu'elle va faire bonne impression !! C'est hyper important ! Elle ne la connaît pas vraiment, mais il lui semble l'avoir déjà croisée dans les couloirs - après tout, Terrae est toute petite ! Elle a mis son plus joli chemisier fleuri et un short un peu bouffant. Bon, d'accord, "donner rendez-vous" c'est peut-être un peu exagéré ; elle lui a juste répondu "Tu peux passer à ma chambre si tu veux !" dans son anglais bancal, avant d'obtenir confirmation.

Donc pour elle, c'est un rendez-vous, voilà !

Lorsqu'elle entend toquer à la porte, la toute petite Morphe aux cheveux bleus fonce l'ouvrir avec un sourire immense. Derrière elle, on peut voir la chambre, certes encombrée de beaucoup trop de tissus ou patrons (et de peluches qu'elle a planqué peu discrètement sous son lit), mais relativement rangée, comme à chaque fois qu'elle reçoit un potentiel nouveau client chez elle. Faudrait pas faire mauvaise impression !

—Salut !! Tu es Mira, c'est ça ?! Moi c'est Ariana, mais tout le monde m'appelle Aria !

Ouais, c'est aussi marqué sur la porte, quoi.

L'éclipse. Un souvenir, désormais. Rien d'autre qu'une mémoire inutile alignée avec toutes celles qui ont entraîné mon arrivée dans ce monde. Tout est plus beau, depuis ce rêve, depuis le début de la formation avec Hideko, comme si le véritable rêve avait commencé lorsque j'ai rouvert les yeux. J'ai vu la Mira d'autrefois baigner dans l'apprentissage, se morfondre dans l'attente, anticipant le jour où enfin elle pourrait véritablement devenir la plume qui écrit, et non les yeux qui lisent. Lorsque je me suis réveillée, ce matin, je n'ai pas trouvé la même personne que d'ordinaire derrière la vitre. Dans les yeux azurs que me renvoie mon reflet, je revois mon père, et non sa fille. Il était temps que je prenne le relai.

Terrae a un potentiel qui s'élève au-delà de ce que toute conscience humaine a théorisé jusqu'alors, un agglomérat d'enfants qui seraient capables de changer la face du monde, pourvu qu'on leur en donne l'opportunité. A la place, ils sont confinés, protégés d'une menace dont j'ignore jusqu'au nom et moi, je regarde passer ces évènements de derrière ma vitre, reconnaissant leur existence, sans me déranger de les influencer. Tout ça doit s'arrêter, je ne suis pas une gosse destinée à demeurer sur la touche pendant que le jeu se déroule. Il fallait commencer quelque part, et j'avais certainement une opportunité à prendre.

J'ai entendu parler de cette fille, jeune entrepreneuse, à ce que l'on m'a dit, désirant infiltrer le secteur vestimentaire. Tâche hardie, s'il en est, sans comptant le fait que Terrae est une esquisse vierge lorsqu'il s'agit de développement marketing. Paradoxalement, rien ici n'existe qu'on ne trouve pas dehors, tout comme l'on ne trouvera pas dehors ce qui existe ici. Tout est toujours une question de cadre de référence. Développer une marque entre ces murs, la faire fleurir, la développer et l'envoyer dans le monde du dehors ensuite. Ce genre d'opportunité, je ne peux pas la laisser passer. Une chance de se faire de l'argent, du réseau, et peut-être bien plus encore. Qui domine la richesse domine le monde, j'ai bien l'intention de devenir la plus haute perceptrice de ce territoire.

Devant le miroir, j'achève de peigner ma dernière mèche et adresse à ma propre personne un sourire confiant. J'avais envoyé un message, une réponse fut donnée. Le lexique employé était maladroit, au mieux, signe révélateur que ce sont bien des enfants qui gèrent aussi les affaires, ici. Cet endroit pourrait être tellement plus ... si ce n'était pas pour l'immaturité de ses résidents. Ce n'étaient que quelques maladresses d'anglais, rien de bien inquiétant, mais je préfère ne jamais retrancher de méfiance.

Je vais dans le dortoir "Eau". L'ambiance y est bien plus calme, à me demander pourquoi j'ai été mise avec tous ces sauvages au sang chaud. Je ne comprends d'ailleurs pas très bien le sens de ces regroupements de dortoirs par catégorie. Par âge ne serait-il pas plus logique ? Peu importe. L'agencement des chambres n'est qu'un détail, puisque je suis arrivée devant celle où l'on m'a donnée rendez-vous.

Inspiration. Expiration. Craquage des os et clins d'oeil répétés. Je cambre droitement le dos, et garde le menton plat. J'adopte une expression vive, mais sérieuse. Paupières étroites, sourire en coin ; game face on. Je frappe à la porte où il est écrit "Ariana", le nom de mon interlocutrice, mais ça, je le savais déjà. C'est une chevelure bleue qui m'ouvre et je dois dire que je ne suis pas surprise de son apparence pour le moins originale. Ca n'en a peut-être pas l'air, mais je suis rassurée, souvent, ce genre de style témoigne d'une personnalité penchant vers l'original. C'est un bon début ...

Elle se présente. Bien inutilement d'ailleurs, j'ai remarqué la plaque sur la porte, comment ne pas le faire, elle est précisément à hauteur d'yeux. J'imagine qu'il s'agit d'usage, chose que je peux comprendre. J'accentue mon sourire, baisse mes sourcils sur un regard espiègle et laisse glisser mes yeux sur la plaquette. Autant ne pas trop faire durer le silence.

- Enchantée, Ariana. Je ne suis pas tout le monde. Et oui, c'est bien Mira et personne ne m'appelle autrement.

Quatre lettres ça ne vaut pas un surnom. Le type qui m'appellera Mimi le regrettera avant même de l'avoir prononcé.

- Bien. J'aime être impressionnée, avoir le sentiment d'être bien tombée, comme un ... "coup de foudre" pour ainsi dire. On m'a dit du bien de toi. C'est faux. Et j'ai hâte que tu m'impressionnes. Par où commence-t-on ?

La femme qui se tient face à elle a une aura particulière - certainement pas dans le sens magique, car Ariana est bien trop tête-en-l'air pour parvenir à identifier avec facilité les affinités ou le niveau des personnes avec qui elle converse. Non ; le type d'aura que ceux qui sont sûrs d'eux-mêmes semblent porter comme un châle délicat. L'apparence noble, concentrée ; et pourtant, empreinte d'une certaine chaleur. Difficile de trouver cette femme enthousiaste pour autant - après tout, le contraste entre son apparence et celle d'Ariana fait davantage penser à celui entre le feu et l'eau - par ailleurs fort à propos. La rouquine aux cheveux bleus ne retient qu'à peine un rougissement violent : elle n'imaginait pas tomber face à quelqu'un d'aussi classe, woah !!!! Elle visualise déjà tout un tas de tissus magnifiques qui lui iraient comme un gant ; sa morphologie lui permettra de tenter tout un tas de design tous plus imaginatifs et créatifs les uns que les autres. Et avec un modèle de choix ! C'est comme designer un vêtement pour Zola ; on se retrouve avec des paillettes dans les yeux lors de la phase créative, et en pls au moment de prendre les mesures.

—Très contente de te rencontrer !!

Ce n'est pas feint, son dynamisme en atteste aisément. Et effectivement, dur de donner un surnom à un prénom déjà si court…

—Ton prénom est de quelle origine ? Est-ce que tu es espagnole toi aussi ?

Elle n'a pas l'impression d'entendre de l'espagnol, mais avec la puce traductrice, elle se pose toujours la question. Ariana voudrait se pousser pour laisser entrer sa nouvelle cliente, cependant, celle-ci semble aller dans le vif du sujet. La bouche entrouverte de surprise, la Morphe cligne des yeux quelques fois avant d'acquiescer très, très vivement - peut-être un peu trop, mais c'est dans la panique, parce qu'elle n'a absolument rien pour prendre des notes et ne pas oublier ce qu'elle lui dit. Elle hésite à se précipiter à l'intérieur sur son bloc-note, mais ce ne serait pas très poli…

—Oh, moi aussi j'aime bien avoir des coups de foudre !! lâche Ariana très (trop) spontanément… et après une vague dizaine secondes de silence embarrassé, elle reprend. Pour. Les vêtements, je veux dire.

Ah. Ah bah c'était rapide. On dirait le moment où elle était face à Tsuyo pour la première fois…… Et évidemment, elle ne crushait pas du tout. Elle se racle la gorge et sourit largement. Elle a dit qu'on avait dit du bien d'elle !!!! MAIS TELLEMENT COOL !!! Qui lui a parlé d'elle ?! Elle voudrait poser la question, mais elle a peur que cela sonne un peu trop agressif, d'un coup. Faut se calmer trente secondes, et après ça ira.

—Merci pour ta confiance en tout cas, j'ai hâte de m'occuper de ta commande !! Est-ce que tu préfères qu'on en discute ici, ou tu préfères aller chercher un café ou du thé à la cafétéria ? J'ai aussi de quoi faire des boissons, mais-

Mais du coup elle a un peu honte d'accueillir quelqu'un avec du standing dans son bazar. Non parce que clairement, Mira a l'air d'avoir du standing, on va pas se mentir.

—J'aurai besoin de te poser quelques questions, déjà pour savoir quel type de vêtement tu aimerais, puis quel genre : par exemple, si tu as des photos de choses que tu aimes bien, d'un style précis, ou des couleurs en tête, une coupe en particulier, enfin, tu vois… Plus j'ai d'informations sur tes goûts, et plus je serai capable d'atteindre tes exigences !! C'est pour ça que ça peut prendre un peu de temps…

Ariana finit d'une toute petite voix, presque gênée de parler autant. Elle lui fait pas perdre son temps, elle espère ?!!! La panique est terrible.

Il est intéressant de lire le visage d'autrui, plus encore lorsque celui-ci est un livre ouvert. Je n'en ai peut-être pas l'air, avec la blanche teinte qui décore mon visage souriant et mon expression, mais je vois tout. Elle m'examine, certainement inconsciemment, mais cet empourprement de pommettes n'est pas apparu sans raison. Je vois un regard évasif ... plutôt baladeur, en fait, mais je vais assumer que ce n'est rien d'autre qu'une manière professionnelle. Autrement, "avorté" deviendra le qualificatif caractéristique de cet échange. La première impression reste la plus importante qui soit, et je pense pouvoir affirmer que la mienne est une réussite. La sienne ... eh bien elle n'est pas encore terminée.

- Italienne.

Je la corrigeai avec mon sourire calme, celui qui s'approche le plus d'un air naturel pour moi. On est toutefois bien loin de mon expression neutre et analytique du quotidien. Sa réflexion vis-à-vis des coups de foudre me la fait pourtant varier, elle a réussi à renforcer un doute que je venais d'avoir sur son orientation. L'un de mes sourcils se lève et le coin de mon sourire fait de même. Reprends-toi, ouais. C'est mieux pour nous deux.

Elle me propose de décaler notre entretien à un autre endroit, et je ne peux m'empêcher de souligner son hésitation. Mais ? "Mais ma chambre est trop un bordel sans nom pour pouvoir accueillir une cliente potentielle digne de ce nom, et je m'en excuse ?". Je l'avais aussi remarqué, en regardant au travers d'elle. Non pas que ma vision soit dotée d'un quelconque bienfait, mais les gens oublient souvent que l'on ne voit pas que ce que l'on regarde. On sous-estime tellement la vision périphérique que c'en est affligeant.

- Ca ne me dérange pas.

Et l'on apprend tellement sur une personne lorsque l'on prend le temps de regarder son lieu de vie. J'ai fait attention à bien falsifier le mien, histoire de ne pas être lue par les invités que je pourrais recevoir. Entrer dans ma chambre, c'est assumer que je suis une grande fan de la pop-culture et Dieu sait que c'est tout sauf vrai.

Des questions, me propose-t-elle. J'aime que l'on parle de moi, alors ce n'est pas pour me déplaire et en tant que cliente, je trouve que c'est bien la moindre des choses. Une fois encore, elle hésite, ces incertitudes qui la bercent doivent être confortables à vivre. Les gens comme moi ont le fardeau de la connaissance et je suis assez certaine que ce genre de decrescendo tonal ne m'arrivera jamais. Je ne suis pas une psychopathe, non, mais une sociopathe de haute volée. Je dois avouer que c'est attendrissant, le fait qu'elle soit certainement plus vieille que moi, mais qu'elle n'ait pas exactement l'air de s'en préoccuper dans ses manières, ce qui la rend techniquement bien plus jeune que moi. Adorable.

- J'ai l'habitude des robes, je porte rarement autre chose, j'en veux pour preuve le fait que j'ai porté mon premier pantalon il y a six mois de cela. Néanmoins, ça ne me déplaît pas. Pour les couleurs, je suis plus habituée au noir, au rouge et au bleu, le reste ne me va pas excellemment bien, à cause de la couleur de mes cheveux. J'aime ce qui adhère à la peau, les vêtements amples ne me réussissent pas vraiment, et je ne les trouve pas vraiment agréables à porter. Encore sur la coupe, j'ai tendance à porter mes habits en slim, ou plus petit encore, mais par endroits ... c'est gênant.

Qu'y puis-je si la nature m'a autant gâtée ? Aurais-je bien dit, si ce genre de bénéfice n'avait pas un cruel contrecoup, notamment pour l'échine. Plus important, je venais littéralement d'exprimer mon souhait au milieu d'un couloir qui répertorie quelques bonnes dizaines de chambres. Je n'avais pas vraiment envie de pénétrer sans qu'elle m'y invite, mais apparemment, des fois il faut savoir s'exprimer. Je prends un air malicieux et incline mon regard, avant de demander.

- Peut-être pourrions nous rentrer, maintenant ? Mes mensurations ne concernent pas tout un dortoir.

On notera qu'à aucun moment ma voix n'a flanchée. N'est-ce pas censé être le client qui est nerveux ? Qu'en sais-je ? Je ne l'ai jamais vraiment été.

Oh, italienne, alors ! Elles sont quasiment voisines ! Enfin, Ariana aimerait pouvoir le dire, mais malheureusement, le regard fixe et assuré de sa cliente la ferait presque trembler de terreur. Et de stress. Et d'autre chose.

Faut vraiment qu'Aria fasse un truc à ce propos, sinon elle va finir par imploser, et ce sera pas joli à voir. S'éclaircissant la gorge, la pauvre plus-vraiment-rouquine tente laborieusement de changer le sujet afin d'entraîner sa nouvelle potentielle future cliente dans un endroit où elle n'aurait pas honte de s'asseoir. Malheureusement, Mira, qui soit ne comprend pas les signaux de fumée, soit prend un malin plaisir à mettre mal à l'aise les autres (et on sait tous les deux de quoi il s'agit) ne prend pas l'invitation au vol, ce qui rend Ariana vaguement trois crans plus nerveuse qu'elle ne l'était déjà. Elle s'emmêle les pinceaux et espère presque que Mira revienne sur sa décision, mais à la place... Elle lui répond immédiatement, sur le pas de la porte. Presque bouche bée, Ariana ne sait pas trop si elle doit l'inviter à entrer, rester là, s'écarter, et à la place, elle l'écoute juste lui parler devant la porte de sa chambre.

Qu'est-ce qui est le plus étrange ici ? Qu'elles tiennent cette discussion dans l'entrée de sa chambre ou que Mira n'ait porté son premier pantalon QU'IL Y A SIX MOIS ??! Mais qui ne porte que des robes ?! Même Aria qui les adore ne pourrait jamais se passer d'un beau pantalon moulant ! ... Calmons-nous, calmons-nous. Elle note très rapidement les infos sur son téléphone pour ne pas les oublier, de manière très expertes mais avec trois fautes d'orthographe dans chaque mot. Une robe ajustée... Ohlala... Ohlala.....

Puis Ariana relève la tête vers Mira et, écarlate, murmure simplement :

—Viens, excuse-moi, entre.

Et elle se pousse pour laisser Mira entrer dans son antre.

Existe-t-elle encore ? Elle n'entend qu'un long et terrible hurlement à l'intérieur de sa tête — celui de son égo qui vient de mourir douloureusement, et de sa panique qui prend encore plus d'ampleur.

Sa chambre, au final pas vraiment sale, est surtout bordélique. Des peluches et des coussins entassés sur son lit et le petit banc rembourré qui lui sert de canapé, des chutes de tissu dans tous les coins, des patrons, un mannequin recouvert d'une robe à col pas encore entièrement terminée ; son matériel de couture prend les 9/10e de son bureau, et son ordinateur traîne sur sa chaise. Son petit coin-cuisine aménagé, lui, est encombré de vaisselle propre ; surtout des mugs, qui prennent la moitié de la place dans ses placards.

—Tu aimerais boire quelque chose ? Du thé, du café ?

Tu veux choisir ta tasse ? Lol. Non, elle lui proposera pas ça, elle assume pas.

—Tu peux t'asseoir où tu v-... Attends.

Courant presque jusqu'à son bureau, elle pose son ordinateur portable en équilibre sur une pile de tissus et tire la chaise à roulettes. Puis elle fait une petite place sur le banc, à côté du monticule de peluches, et désigne les trois places dans la pièce : le lit, la chaise de bureau, le banc.

—Où tu veux !

Où tu peux, surtout, hein.

Le manichéisme a parfois du sens, après tout. Il y a des situations où on peut se sentir comme un bel enfoiré, et parfois on y prend juste un malin plaisir. Est-ce que le fait d'avoir posé cette question et fait d'elle un "mauvais hôte" par mon absence de réaction fait de moi une mauvaise personne ? Il y a des théories qui font juste de moi une malicieuse petite blagueuse et d'autres qui font de moi la pire des chiennes. Tout dépend vraiment du point de vue, mais si l'on devait m'en tenir rigueur, autant immédiatement le préciser ; je n'aurais certainement même pas assez d'intérêt pour dire à quel point je m'en tamponne le front avec une pelle. Mais je le penserais. Très fort.

Tout comme je le pense maintenant d'ailleurs ! Ces joues aux teintes écarlates me font fondre l'argile qui me sert de coeur. J'adresse à la pauvre fille une petite risette mi-sympathique, mi-"tu veux bien arrêter ton numéro de coup de foudre et me laisser rentrer ?". Son visage avait prit bien des couleurs, j'espère qu'il ne s'agissait que d'embarras. L'embarras m'arrange, le stress encore plus, on retransmet moins bien ses pensées au travers d'une brume d'incertitudes, c'est comme rouler en plein brouillard. T'auras beau suivre la route, c'est pas pour autant que tu vois où tu vas.

- Merci.

Pas trop de froideur, je n'ai pas exactement envie qu'elle me déteste. Mon "merci", je l'avais sorti avec un faux soulagement complice, mais en vérité, j'en ai rien à foutre que les Eaux connaissent la taille de ma taille ou de mes seins. Ce serait même se vanter, si mon ego me permet pareilles remarques ... eeeeet oui, il me le permet.

Je fais quelques pas dans la pièce et je confirme que ce que j'avais vu plus tôt n'était pas un mirage ; cette chambre est un spin-off du marché de Marrakech. Fixant le bordel environnant, une question très profonde me vient à l'esprit. Est-elle passionnée au point de laisser sa chambre se changer doucement en galerie Lafayette, ou bien est-elle simplement complètement dénuée de la moindre notion d'organisation ? L'un peut aller avec l'autre, C'est juste qu'on ne me fera pas croire que cette fille là a un sens du rangement.

- Pourquoi pas du café.

Sans sucre, noir. Je déteste d'ailleurs foncièrement les gens qui demandent "avec deux sucres" sans "s'il vous plaît", ou quoi que ce soit. C'est d'une impolitesse. Lorsqu'elle me propose trois choix d'où m'asseoir entre un banc haut comme mes genoux, le lit où elle a probablement reçu son mec la veille et LA chaise de bureau, je ne me fais pas prier pour emprunter le siège à sa majesté. Ce n'est pas impoli, c'est elle qui l'a proposé.

- Elle est cool ta chambre. j'observe un instant de silence. En plus tu n'as même pas de Feux qui beuglent à ta porte ... ah, quel pied.

J'en ai marre de m'adapter à leur vocabulaire, je n'ai pas été habituée à ce genre de dialecte et le prononcer me fait particulièrement tort. "Cool", ou l'histoire de "comment un mot renvoie une sensation contraire à son sens". Et, blague à part, j'ai un peu peur pour la sécurité de cet ordinateur qu'elle vient juste de mettre sur une pile de linge. Je déteste les choses qui peuvent se casser la gueule à tout moment, ça aussi, ça me gêne particulièrement. Mais je peux l'ignorer.

- Alors, tu veux bien me montrer quelques vêtements que t'as déjà fait ? Je suis assez ... curieuse.

Mais évidemment que je m'apprête à la jauger, la juger et toutes ces jolies allitérations qui vont si bien avec le jugement. Il ne s'agit pourtant que de prospection. Je ne suis pas là pour une simple robe, mon temps est bien plus précieux que ça. Le mécénat, ça ne se donne pas, ça s'obtient et quand bien même je ne lui ai absolument rien dit de tout ça, je serais bien tentée pour l'aider à investir dans son petit projet, tant que la part à long terme est profitable.

Ariana acquiesce vivement encore une fois, peut-être un peu trop, comme pour lui dire que c'est tout à fait normal, et autres banalités stupides de ce genre. C'est fou comme certaines personnes ont le don de vous intimider, au point de vous faire perdre tous vos moyens !! Elle est sûre et certaine que si elles s'étaient déplacées dans les escaliers, Ariana aurait trouvé le moyen de louper une ou deux marches, dans une démonstration fort élégante de sa maladresse légendaire.

Alors qu'elle s'agite dans tous les sens pour préparer un BON café à sa future potentielle nouvelle cliente, Ariana essaie de se retenir de faire la conversation sur la pluie et le beau temps. MAIS QUELLE HONTE !!!!!!

Lui apportant sa tasse, elle cligne des yeux puis rit :

—Oh c'est gentil merci !!! C'est pas très bien rangé ces derniers temps (depuis quatre mois au moins), mais je pense qu'il me manque de place pour pouvoir mettre tous mes meubles et toutes mes déco correctement !! Et comme en ce moment je développe mon activité, c'est vrai que ça prend de plus en plus de place… Mon rêve, ce serait d'avoir un atelier dans ma maison pour pouvoir entreposer mes tissus, et mes machines, et mes projets en cours,…

Les yeux illuminés de joie, elle dégage une place sur le lit et va s'y installer tout en parlant. Puis saute à nouveau du lit pour aller chercher quelques-uns des vêtements qu'elle a terminés récemment. Quelques robes, une chemise à motifs qu'elle compte offrir à Zola.

—J'ai terminé ça il y a pas très longtemps, je te laisse regarder ! sourit Ariana, posant les tissus sur le lit, tout en gardant l'un d'entre eux dans les mains, pour le lui présenter. Si tu veux, j'ai plein de photos sur mon instagram aussi !! Tu le veux pour regarder ?

Elle la laisse prendre son temps, même si elle trépigne d'impatience.