La deuxième nuit d’Amy au dortoir n’avait pas été plus fructueuse que la première. Elle pouvait maintenant désigner chaque tâche, impact ou rayures sur les murs ou les plafonds, du moins, celles qu’elle avait pu identifier dans la pénombre. Elle avait également appris que la fille qui dormait dans le premier lit ronflait et que le septième lit grinçait à chaque fois que son occupante se tournait. Agacée, sentant poindre la crise d’angoisse, la blonde avait fini par quitter sa couche, empruntant le couloir pieds nus, elle avait erré un moment, monté un escalier, puis deux, ou trois, quatre, elle avait perdu le compte. La jeune femme sentait le bord des marches, rugueux, sous ses pieds nus, puis le sol lisse des couloirs. Tout était propre, trop propre. Elle aurait dû prendre des chaussures.

Amy avait finalement ouvert la porte donnant sur le toit du bâtiment et s’était extasiée devant l’astre laiteux, sa pâle lueur donnant au monde ses reflets argentés. Oh, elle était bien restée plantée dans l’encadrement de la porte durant cinq minutes, comme si la poignée de métal, froide contre sa paume, l’empêchait d’être arrachée à sa condition terrestre. Puis un homme légèrement plus jeune l’avait interpellée :

- He ! Tu te promènes souvent en pleine nuit ? En pyjama ridicule ?

La blonde était restée muette un instant, les lèvres pincées, fixant le grand brun qui fumait. La cendre rougeoyait au bout de sa cigarette. Il tira une longue bouffée avait de lâcher, ironiquement :

- T’es muette la nouvelle ?

Amy s’avança, brisant le lien que formait la poignée avec son inconscient. Elle se dirigea droit sur l’inconnu et posa son index contre sa poitrine sans exercer de pression toutefois. La jeune femme le fixa durement dans les yeux avant de demander sur un ton sarcastique :

- Ce sont les ours que tu trouve ridicule ? Ils figurent pourtant sur la liste des grands prédateurs.

Elle s’éloigna d’un pas, rétablissant une certaine distance de sécurité et pouffa avant d’ajouter après s’être étirée, doucement :

- Ceux-là ne risquent pas de faire de mal à qui que ce soit. Je m’appelle Amy, et tu as raison, je suis nouvelle ici. C’est une belle nuit, la vue est magnifique, d’ici. Ça fais combien de temps que tu vis à Terrae ?

Après cela, ils discutèrent pendant une bonne heure, tranquillement. La blonde s’était placée dans le sens du vent pour éviter la fumée, assise a même le sol. Ils avaient finalement abordé les tatouages après qu’il ait pointé le motif gravé dans sa chair. Il avait ôté son tee-shirt pour exposer l’œuvre d’art sous les rayons diaphanes, un tribal qui prenait la moitié de son dos, elle lui avait montré le sien, la petite rose des vents qui ornait sa cheville, il lui avait dit qu’il y avait un bon tatoueur à l’institut, mais qu’il fallait prendre le temps de le chercher pour le trouver. Amy s’était esclaffée à nouveau, un rire timide, retenu, mais sincère, puis avait répondu en se redressant :

- Ça tombe bien, j’adore jouer à cache-cache.

Elle avait quitté le toit d’un pas sautillant après un petit signe de la main, sans un regard en arrière. Ne jamais se retourner. Le soleil pointait le bout de son nez au moment où elle regagna les dortoirs. Certains lits étaient vides, personne ne fit la moindre remarque, pour son plus grand confort. La blonde jeta sa veste dont la capuche possédait deux oreilles arrondies sur sa valise, observa un instant les motifs qui revenaient régulièrement sur le coton de son pyjama et sourit. Elle attrapa un jogging noir propre, un débardeur immaculé et un sweat Bordeaux où l’on pouvait, au dos, voir le sigle de son dernier établissement scolaire, un lynx dans un cercle où apparaissait l’année à laquelle elle avait terminé ses études. La blonde fila prendre une douche bien chaude, puis après avoir glissé son téléphone dans sa poche avec l’oreillette, elle enfonça les écouteurs dans ses oreilles, lança du reggeaton et sorti courir. Le brun lui avait indiqué plusieurs endroits où elle pouvait trouver ce fameux tatoueur, il le lui avait également décrit, afin qu’elle ait une chance de le distinguer des autres.

La demoiselle arrêta sa course au café, face au parc, en sueur, commanda un grand format, avec du lait, sans sucre, puis marcha tranquillement vers l’espace ouvert. L’endroit était plutôt sympa, parfait pour déguster un petit remontant, pour se donner du courage. Elle se posa sur un banc un instant pour reprendre son souffle et effectua quelques étirements avant de bâiller sans retenue. Mâchonnant la paille de son café, elle traversa le parc et aperçu finalement celui qu’elle avait cherché durant sa course. Du moins, c’est en supposant que c’était lui que la blonde l’aborda le plus naturellement du monde alors qu'il se trouvait encore dos à elle.

- Bien le bonjour, c'est toi Helm ? Le tatoueur ?

La blonde fixa un instant le jeune homme qui lui faisait à présent face, curieuse. Le tatouage qui englobait le bas de son visage l'interpellait presque autant qu'avoir remarqué que le blanc de son œil était d'un violet vif, un sourire étira doucement ses lèvres tandis que l'expression de son interlocuteur restait d'une neutralité déroutante.

- On peut dire que tu n'es pas comme tout le monde, toi ! J'aime les personnes qui sortent de l'ordinaire.

Elle se désigna de l'index, tout sourire, en se penchant légèrement vers lui :

- Amy Artheas, enchantée. Il parait que tu fais de beaux tatouages, enfin, c'est ce qu'un ado du lycée m'a confié cette nuit. Un grand brun qui fume, avec un tribal dans le dos, tu le connais peut-être ?

Elle remarqua alors le chaton rattaché à son interlocuteur par un harnais. Son joli poil moucheté ébouriffé par la brise, il semblait s’émerveiller de tout. Son regard s'attendrit et elle s'agenouilla près du petit félin, tendant la main timidement, comme par peur d'être griffée. Il était étonnant que l'Homme ait ainsi peur d'un animal qui faisait à peine un dixième de sa taille. Tout dans le rapport de force indiquait qu'il aurait dû la craindre bien plus que l'inverse. Mais, peut être que finalement, ce qu'elle craignait, c'était de blesser l'animal si elle le touchait. Il semblait si simple de le broyer si elle parvenait à maintenir une prise solide sur son frêle corps. Il aurait beau se débattre, la griffer, ou la mordre, la finalité serait la même. Tellement fragile.

Se rendant compte de la tournure qu'avaient prise ses pensées, la demoiselle se redressa et fronça les sourcils en croisant les bras sur sa poitrine. Ainsi, elle ne pouvait plus faire de mal à quiconque. Un long frisson remonta le long de son dos et elle chassa ses idées noires à l'aide d'une longue gorgée de café avant de désigner le banc, principalement l'espace libre, en demandant doucement :

- Je peux ?

Mais elle n'attendit pas sa réponse et se laissa tomber à côté de lui en soupirant, évitant toutefois de créer un quelconque contact entre eux. La blonde voulut prendre une nouvelle lampée de sa boisson, mais seul l'air fut aspiré dans la paille et après avoir ouvert le couvercle de plastique elle soupira derechef. Le gobelet était vide. Comme elle craignait que l'ambiance ne s'appesantisse, elle demanda avec intérêt, tout en visant la poubelle la plus proche dans l'espoir qu'elle l’atteigne avec le contenant en carton :

- C'est toi qui t'es tatoué le visage ? L'homme qui m'a fait le mien disait que c'était l'un des endroits les plus douloureux.

Plutôt satisfait de la façon dont elle l'avait décrite, Helm lui avait parlé d'un certain Ado. La blonde n'avait pas la moindre idée de qui il s'agissait, elle venait d'arriver et n'avait rencontré que peu de monde jusque-là. Elle avait donc penché la tête de côté, en plissant les yeux, pour lui indiquer qu'elle n'en avait aucune idée. D'un haussement d'épaule, elle l'avait écouté parler de son chaton, mise en garde qu'il était joueur, également appris qu'il s'appelait Oréo, ce qui lui correspondait bien vu son poil moucheté. Alors qu'elle s'apprêtait à jeter son gobelet, le tatoueur lui prit le contenant des mains et le remplis du café contenu dans son thermos. Ravie, la demoiselle s'exclama :

- Oh, génial, tu me sauves, j'en ai bien besoin ! Sans sucre, merci.

Il la prévint que c'était chaud et la blonde acquiesça, attendant donc pour se délecter de la boisson amère. Sa réaction face à sa question fit comprendre à Amy qu'elle avait dit une bêtise et elle attendit d'obtenir plus d’informations pour ne pas se ridiculiser d'avantage. Il rit, se délestant de l'expression de neutralité et le tatouage qui rendait le bas de son visage si original s'anima pour suivre les muscles de son visage. La blonde s'autorisa un sourire légèrement gêné qui témoignait de son malaise face à son manque de renseignement.

Ainsi, il était impossible de se tatouer soi-même le visage ? Elle aurait pensé que c'était aussi simple que de se maquiller, bien qu'elle-même le pratique peu. Ce qu'il lui dit sur la douleur ne lui apprit pas grand chose, excepté peut être qu'il avant une bonne résistance à la douleur physique là où elle ressentait encore certaines meurtrissures que lui avait causé Gabriel bien des mois plus tôt. Hochant la tête doucement, la jeune femme expliqua son projet en reprenant un peu de rigueur :

- Je comprends, je n'en avais aucune idée. À vrai dire, rien de bien compliqué. Je souhaitais me faire tatouer un petit quelque chose en rapport avec la musique sur le poignet. Une croche, une clef de sol ou bien les symboles de lecture que l'on retrouve sur n'importe quel appareil, qu'est ce que tu en penses ?

Ce n'était pas bien original, mais près tout, cela lui convenait bien. La Amy d'aujourd'hui n'était plus celle d'hier. La gentille petite fille obéissante qui ne se plaignait jamais avait grandit, mûrit, avait été brisée et tentait de revenir progressivement à une vie normale. Une vie qu'elle serait la seule à contrôler, et tant pis si cela déplaisait.

Il semblait avoir compris sa demande, Amy le regarda donc se saisir d'un crayon et d'un calepin puis tapoter sur son smartphone, curieuse. Ne voulant pas le déranger dans son inspiration, la demoiselle demeura muette, regardant les lignes se préciser, les motifs se former, puis se compléter parfois pour en former de plus grands, plus complexes. Elle était fascinée par le talent du tatoueur. La blonde n'était pas très douée pour transmettre sur papier ce qu'elle n'avait pourtant aucun mal à visualiser, décrire. Elle était de celle qu'on choisit en dernier pour un pictionary, du moins c'est ce qu'elle s'imaginait en se penchant un peu plus au-dessus du carnet. Il lui avait demandé de lui donner son avis, elle commença donc sur un ton hésitant dès qu'il eut cessé de croquer, désignant le premier :

- J'aime beaucoup ces motifs, ils m'évoquent bien plus que les simples boutons d'un appareil quelconque. Celui-ci...

La jeune femme souffla sur une mèche de ses cheveux qui tombait peu à peu devant son visage et continua, plus sure de son choix, en montrant le deuxième :

- Celui-là ne me parle vraiment pas. Par contre...

Amy pointa cette fois-ci le dernier du doigt, celui où la clef de sol surplombait la partition, agrémentée de quelques couleurs pastelle, et sembla hésiter. L'idée lui plaisait bien, mais le risque des couleurs dans un tatouage était qu'elles ne s'accordent pas avec tout, pire encore, qu'on s'en lasse. Elle tapota sa lèvre inférieure du bout de son index, bu une gorgée de café et souffla :

- Je pense que je vais rester sur le premier, il correspond parfaitement à l'idée que je m'en faisais et je dois admettre que j'accroche parfaitement aux motifs. Tu as un sacré coup de crayon, je te remercie d'avoir pris le temps de me faire ces propositions !

Elle vida le reste de son gobelet d'une traite et le jeta dans la poubelle proche du banc d'un geste souple. Un sourire illumina son regard quand elle vit le contenant atterrir pile là où elle avait visé et elle se retourna vers Helm en souriant :

- Comment ça fonctionne du coup ? J'imagine qu'il te faut du temps pour préparer le matériel, le désinfecter tout ça... Suis-je bête, je n'ai même pas précisé l'endroit où je voulais me faire tatouer ! Je pensais au bas de la nuque...

La demoiselle souleva sa chevelure pour désigner l'arrière de son cou et continua :

- Là où je peux choisir de le dévoiler ou de le masque à ma convenance.

Elle réfléchi un instant au budget qu'elle devrait mettre de côté, se rappela qu'elle avait reçu une réponse positive à sa demande d'emploi à la librairie et confirma, intriguée par les formalités :

- Oui, ma décision est prise, si tu es d'accord, j'aimerais beaucoup que tu puisses le faire. Pourquoi passer par quelqu'un de l'extérieur quand on a un artiste sous la main ? Il faudrait juste que tu me donnes certains détails comme le prix... Ce genre de choses.

Helm montra son approbation et lui demanda quelques infos de plus pour le tatouage, ainsi que son nom complet. La blonde hésita un instant, donner son nom de famille était un risque, mais il demeurait une chance que son père ne soit pas trop connu dans cette partie du monde. Elle s'étira et une idée lui vint dans le même temps. D'un hochement de tête, elle s'auto valida et déclara :

- Pour les couleurs, tous les symboles en noir excepté le symbole play, que j'aimerais en rouge, ni trop foncé ni trop claquant, un rouge sobre. Pour l'emplacement, comme je le disais juste avant, ce sera au bas de la nuque. Pour le nom, tu peux mettre Amy Artheas. A, R, T, H, E, A, S.

La demoiselle l'observa noter sa commande sur une feuille immaculée, elle se demanda pourquoi la nuque était considérée comme un supplément mais ne posa pas de question. La somme restait largement dans ses moyens, et maintenant qu'elle avait trouvé un job, elle pouvait recommencer à dépenser sans trop se soucier de ses besoins. Le tatoueur lui tendit le devis et Amy lâcha, souriante :

- Parfait, ça me va. Pour ce qui est du rendez-vous...

Une sonnerie la coupa, et elle s'excusa d'un haussement d'épaules avant de consulter son smartphone. L'alarme annonçait onze heures, la limite qu'elle s'était fixée pour son jogging, elle devait rentrer se doucher et manger avant qu'il n'y ait foule. Amy détestait faire la queue. La demoiselle arracha le bas de la page que lui avait donné le jeune homme et y écrivit son numéro de portable avant de le lui tendre. Elle leva son regard amusé sur Helm et lui lança :

- Je dois filer, tu peux m'envoyer tes disponibilités par textos, je me libérerais en fonction de ce qui t'arrange. Ah, merci encore pour le café, faut vraiment que je décroche !

Elle pouffa, se leva, s'étira une nouvelle fois et lui fit un signe de la main avant de partir en courant tranquillement. Maintenant qu'elle avait validé ce nouveau projet, ravie, la blonde se sentait plus légère. Elle était libre de ses choix. Terrae était définitivement un nouveau départ.