Comme toute personne un tant soit peu cultivée et ayant un pied dans le monde des affaires, Atumane était très au faite de la densité de l’urbanisme tokyoïte, ainsi que des prix de son loyer – pourquoi croyez-vous que Rosalina n’avait jamais vendu quoi que ce soit aux Yakuzas ou aux FAD ; parce que cette dernière était une unité auxiliaire de l’armée américaine, certes, mais aussi et surtout parce que l’immobilier coûtait affreusement cher et qu’il était impossible d’y blanchir son argent correctement sans y aller par camions de billets entiers, ce que le fisc nippon tatillon au possible repérait un peu trop aisément – et ne se serait donc pas étonné que l’espace alloué aux résidents fussent étroit, Mais là, tout de même. Des dortoirs ? Des dortoirs communs ? Ça n’allait pas être possible.
     Déjà, l’idée de dortoirs non-mixtes selon le sexe, mais mixtes selon l’âge lui semblait absurde au plus haut point. Il avait fini ses études, avait un travail, savait conduire, tirer, parler plusieurs langues, mais allait devoir partager la même pièce que des jeunes gens mineurs écervelés qui grouillaient partout et parlaient fort. Et un détour par les autres pièces communes n’avait fait que confirmer son refus catégorique d’échouer dans ce bâtiment, même pour un temps court. Une salle de bain commune. Où on laissait traîner ses brosses à dent, ses serviettes, où on faisait parfois la queue pour se doucher et où il fallait essayer de le faire le plus tôt possible pour avoir encore de l’eau chaude, et surveiller ses affaires pour pas qu’on ne se les fasse piquer. Et qui plus est, ça ce voyait que Terrae était peuplée avant tout de personnes n’ayant aucun lien culturel avec le Japon, parce que la propreté n’était pas impeccable, pour rester dans la litote.
     Enfin, allait devoir. Certainement pas. Atumane avait de l’argent et de l’astuce ; tout ce dont on avait besoin pour améliorer ses conditions de vie. Il trouverait sûrement quelqu’un ayant une chambre individuelle et pour qui une situation de rentier avait plus d’intérêt que le confort qu’elle apportait.
     Cette personne pouvait aisément repérer Atumane, qui restait dans les couloirs, refusant de ne serait-ce que passer la porte des dortoirs, à réfléchir à comment faire pour mettre son plan à bien.

     Atumane ignorait évidemment le mot russe pour « télépathe », mais que Ramiel ai désigné ses tempes à ce moment laissait assez peu de doutes. Il prenait en tout cas un vrai plaisir à utiliser quatre formes de communication en une – le russe, l’anglais, les gestes et la pensée – pour arriver à se faire comprendre. D’autant plus que Ramiel, assez placide, avait le calme requis pour se livrer à ce genre d’exercice, et savait se montrer clair.
     Le tour du propriétaire finit de l’enchanter. Des haltères, ce qui était toujours bienvenu pour maintenir sa forme, bien qu’il n’en ait fait que très peu quand il était encore en Angleterre, et tout ce qu’il fallait pour la vie de tous les jours. Quand vint la question du prix, il était donc dans de très bonnes dispositions, et cela pouvait se sentir. Bien entendu, Atumane savait traduire les nombres et les monnaies dans beaucoup de langues, et la première chose qu’il avait fait en arrivant au Japon était de s’enquérir de taux de change du yen en dollar et en yuan. Une grande partie de la fortune familiale – celle qui n’était pas au Panama ou en Irlande – était en Chine, ou sous formes de parts dans des banques de développement eurasiatiques, issues de partenariats financiers entre Moscou et Pékin.
     Quinze mille yens. Amusant, c’était justement ce qu’il avait pris sur soi. D’instinct, Atumane ne lui aurait pas donné tout de suite, parce que ça lui aurait donné une image de distributeur de billets, ce qu’il n’était certes pas, mais le simple fait d’y avoir pensé un peu trop fort devait avoir été repéré par Ramiel. Sa concentration sur un seul sujet n’avait pas tenu très longtemps, il avait été trop transparent. C’était déplaisant, mais prévisible. Il faudrait s’entraîner. Espérant que ce ne soit pas détecté, Atumane reprit son mantra.
     Je ne connaîtrai pas la peur car la peur tue l'esprit. La peur est la petite mort qui conduit à l'oblitération totale. J'affronterai ma peur. Je lui permettrai de passer sur moi, au travers de moi. Et lorsqu'elle sera passée, je tournerai mon œil intérieur sur son chemin. Et là où elle sera passée, il n'y aura plus rien. Rien que moi.
     Nul besoin d’être très cultivé pour comprendre qu’il ne s’agissait pas là d’une vraie incantation religieuse, bien que Dune aurait aisément pu passer pour un monothéisme ou une philosophie sud-asiatique à part entière. Enfin, Atumane ayant appris assez peu de choses par cœur dans sa vie, c’était ça ou ses déclinaisons latines, ou un poème d’Emily Dickinson, mais qui bien que magnifique, n’était pas capable de faire se concentrer l’esprit avec autant de vigueur.
     Quoique, les déclinaisons. À bien y réfléchir, ça permettrait de passer un peu moins pour un fou. Et il est toujours important de ne pas laisser rouiller son latin.
Rosa, rosa, rosam, rosae, rosae, rosa, rosae, rosae, rosas, rosarum, rosis, rosis, dominus, domine, dominum, domini, domino, domino, domini, nomini, dominos, dominorum, dominis, dominis…
     L’esprit à nouveau concentré, Atumane prit la décision de sortir les billets. Il y avait un peu plus que quinze mille, mais pour varier un peu, il se mit à les compter dans sa tête.
     « Quinze mille yens. Merci. Beau maison. Viendrai te voir pour payer. Where do the furnitures come from ? And don’t worry pour moi, choix personnel de ne pas utiliser the translation chip, assumer je. »
     Ou quelque chose comme ça.
     « Plus besoin de rien je crois. Merci. Si. Téléphone toi. »
     Et il lui donna son numéro.