Pas besoin de fermer les yeux pour partir loin. Une odeur de rose qui fane, des liserons qui grimpent à en étouffer les marguerites, les derniers coquelicots de la saison qui restent,... une simple vision créée, liée au déclin et à la fragilité de la vie. Mais soudain les couleurs vibrante de la fin de l'été, du rouge vif des fleurs au mordoré des feuilles asséchées,... C'est encore tout chaud dans les corps, ça brille comme les dents blanches d'un roi lors d'un festival en son honneur, ça pétille et pétarade comme un feu d'artifice. La vie continue dans ses extravagantes joyeusetés sans se soucier de l'hiver, a en paraître immuable, éternel, à en défier les petits humains et leurs émotions insignifiantes, dans la plus grande indifférence... Comme si le temps était lui aussi en train de mourir à petit feu.

Et Nicolas avait la chance de prendre tous les tickets pour tous les voyages en un instant. :

-Ok je suis prêt.

Après un bref reniflement, il s'est tourné vers Alice pour prendre ses mains. Il avait eu besoin d'un petit moment pour rassembler ses idées, trouver un point d'accroche au cas où cet entraînement partait en sucette et juste se faire à l'idée qu'il fallait abaisser ses barrières mentales pour avancer. Petit échauffement pour commencer ; Nicolas va insuffler une émotion à son amie, avec un peu de chance, lui dira si elle la reconnaît. Le but est de communiquer le moins possible pendant ces exercices, sinon via leurs pouvoirs. Et à la fin, probablement créer quelque chose de nouveau avec eux...

Nicolas a toujours cherché à lier ses pouvoirs avec ceux des autres, parce que cela lui paraissait pertinent. A vrai dire, c'est toujours ensemble qu'on est plus fort ; savoir ce qu'il peut entreprendre avec n'importe quelle affinité lui permettra de mieux agir en cas d'urgence. C'est juste stratégique, et ça s'est confirmé plus tard, avec les événements dans la forêt, lors de la rébellion... De plus Sensitif et Télépathe s'accordent sur un sujet : c'est difficile de trouver quelqu'un qui a une confiance totale en l'autre s'il a peur de partager un secret, une émotion, quelque chose qu'il ne pense pas pouvoir maîtriser. Faire ça avec Alice était une évidence pour cette raison... entre autre.

Les mains de son amie sont si petites dans les siennes. Ils les observent brièvement avant de toussoter, se redresser un peu et fermer les yeux pour se concentrer.

Palais mental. Tout est blanc, épuré, simple. Mais au détour d'une porte, il se trouve dans une bibliothèque où je l'attends patiemment dans le fauteuil de cuir noir. Je le vois qui s'approche des livres, qui fait glisser ses doigts sur les tranches, en ouvre un dans ce qui paraît être un hasard avant de le reposer. Peut-être... Peut-être que tu devrais commencer simplement. Je me lève pour lui montrer les six petits livres rangés à notre hauteur. Ce sont les émotions de bases mais à l'intérieur, il y a plein de choses différentes. Il est d'accord et commence à feuilleter la Joie. Quand il tombe sur l'optimisme, il fait glisser ses doigts sur la page de couleur safran et s''empare de l'émotion comme s'il s'agissait d'un objet quelconque.

Nicolas voit ses pouvoirs comme un nuage glissant vers une personne, se glissant au creux de son corps via ses poumons, son sang, son système nerveux pour réveiller toutes les petites réactions qui font que les émotions ont une emprise sur les gens. L'optimisme se concentre sur le meilleur côté des événements ou des gens. Ce n'est pas devenir aveugle, c'est percevoir autrement. Ne pas créer trop de confiance, trop d'orgueil. Ne pas bloquer la moindre vague négative. Nicolas s'efforce à être subtil, non seulement pour facilité la tâche à Alice mais aussi pour mieux comprendre le fonctionnement des émotions, des autres, de lui-même. L'optimisme peut créer de l'inspiration et de l'ouverture d'esprit. Deux choses qu'il reconnaît déjà en Alice mais il est curieux de voir ce que cela anime en elle.

Alice est loin dans sa tête. Très haut, à la cime des arbres, elle observe le ciel, elle ressent le vent, écoute les rumeurs au loin. Très bas, aussi. Profondément ancrée dans le sol, au milieu des racines des arbres et des fleurs, des graines qui attendent la fraicheur de l'automne pour germer, le goût de la terre, les angles des roches. Paisible, les yeux posés sur le sol, dans le vague, la Terre se concentre, se retrouve elle-même avant de devenir deux.

La voix de Nicolas la sort de ses pensées. Elle est prête elle aussi, et son sourire le confirme. Ils se prennent les mains. Alice est si petite par rapport à Nicolas, et son grand corps. Tout est plus petit chez elle, et pourtant, sa confiance semble être encore plus immense que le Tonnerre. L'exercice est simple. Lier leur pouvoir, les comprendre, et communiquer seulement avec eux. Alice attend que Nicolas lui insufle une émotion.

Doucement en elle s'installe une envie de sourire, son corps se détend, Alice se sent plus légère. Avec cela, la sérénité qu'elle cotoie tous les jours vient l'accompagner. Alice se sent prête à écouter, à échanger, à vivre de nouvelles choses aussi. Cette envie d'avancer, les idées qui viennent et qui ne s'en vont pas, parce qu'elles sont valides, cette envie de sourire-là, toute particulière. La Terre se concentre, et ne cache aucune de ses émotions annexes.

A son tour. Elle veut lui dire qu'elle a trouver, mais pas par les mots. Alice se concentre donc, et se contente de proposer à l'esprit de Nicolas, plusieurs images, sons, ambiances. Des rires déterminés, des visages apaisées, de beaucoup de personnes différentes, peut être que le mot "optimiste" fuite dans sa tête, mais elle ne l'aura pas fait exprès. Des situations de rencontre, mais toujours positives, des projets validés à coup de pouce en l'air et de grands sourires. Alice montre toutes ces images, pas trop vite, mais pas trop lentement non plus. C'est le lien entre chacune de ces pensées qui font l'émotion que Nicolas a voulu lui faire ressentir.

La Terre attend une confirmation, qu'elle soit pensée ou ressentie.

Dans son palais mental, la pièce blanche change d'allure. Des formes, de plus en plus précises, des ombres qui deviennent des gens, de tous les horizons mais aux visages souriants. Mon oreille de Loup frétille ; le son est tout aussi progressif. Nicolas sourit malgré lui. Alice est si douce, elle prend son temps pour qu'il saisisse l'idée qu'elle essaie de lui insuffler. Là, deux personnes se rencontrent : c'est chouette de pouvoir parler librement ensemble, on va devenir de bons amis. Une adolescente travaille sur son projet ; j'aurais une bonne note puisque j'y mets tout mon cœur. Un homme trie ses ordures ; un petit geste pour la planète, si je continue, je pourrais même faire plus pour l'aider.  Et d'autres histoires qui se dessinent... Je ris et danse entres les images pendant que Nicolas leur donne quelque chose en plus. La joie, l'optimisme étend toute son aura fabuleuse... Une façon de dire à Alice que oui, elle a vu juste.

Il réfléchit à nouveau alors que les visions s'estompent en me laissant seul. Je retourne aux côtés de Nicolas qui observe une émotion qu'il n'utilise pas souvent et qui pourtant peut être très utile ; le dégoût. Pour éloigner les gens d'un endroit ou de quelqu'un, instillé du dégoût leur permet de l'éviter naturellement... enfin, pour tout ceux qui ont un instinct de survie plus fort que leur compassion, leur inquiétude ou leur stupidité, s'entend. Nicolas fronce les sourcils en me regardant. ...Ben quoi c'est pas faux ! Certes mais il y a des façon de le dire. Sois gentil laisse-moi me concentrer. Nicolas maîtrisait plutôt bien toutes les émotions du spectre de la joie et de la colère. La tristesse et la peur étaient encore trop primaire en lui pour qu'il puisse essayer d'être subtil avec. Restaient plus que le dégoût et la surprise avec lesquels s'entraîner. Mais effectivement, il lui fallait de la concentration.

Dégoût. Évitement. Aversion. Une main sur la page d'un orange brûlé, il ferme les yeux et inspire doucement. De la répulsion, comme le goût de la bile dans la bouche, cette odeur immonde de moisi ou la vue d'une flaque visqueuse de pétrole au bord d'une rivière. Ne SURTOUT PAS provoquer la haine. Il y en a, mais l'ingrédient principal, c'est l'antipathie. ... Oui c'est ça ! Ce réflexe terriblement humain quand on voit une araignée un peu trop grosse et qu'on recule. Le fait qu'on se bouche le nez lorsqu'on sent l'odeur d'un aliment qui nous donne la nausée. Cet instinct qui veut nous préserver du mal, raisonné ou non.

Les mains d'Alice dans les siennes, Nicolas fait une brève grimace. Ses pouvoirs se tendent vers elle avec la lenteur d'un prédateur en chasse...

Nicolas lui confirme avec douceur qu'elle ne s'est pas trompé. Une vague d'enthousiasme la submerge et galvanise son envie déjà grande de continuer l'exercice. Alice n'a pas peur, malgré des émotions qu'elle connait peu, elle est prête à les ressentir avec Nicolas. Prête à s'ouvrir et à les vivre. Il réfléchit à la prochaine émotion, elle l'entend penser, chercher, tout en essayant de ne pas trop se focaliser sur les pensées du Tonnerre, mais plutôt à ses émotions à elle. Elle n'avait pas peur de ressentir une émotion entière et de lui proposer une nuance, propre à elle.

Lorsque Nicolas lui insufle sa nouvelle émotion, Alice sent quelque chose se serrer dans sa poitrine, remonter son ventre. Ses muscles se tendent, elle fronce les sourcils, le nez. Elle ne se sent pas bien, sans pour autant être bouleversée. Elle ressent juste quelque chose de désagréable. Ce qui est pratique avec le dégoût, c'est que l'émotion en elle-même n'est pas agréable, elle n'est en rien soulageante comme peuvent l'être la colère ou la tristesse. Le dégoût est pur, il est là pour protéger d'une autre manière encore.

Alice se concentre. C'est vraiment subtil, et Nicolas s'applique à doser. La première image qui lui vient, c'est les bouts de lardons gorgés d'eau qui restent dans le siphons du lavabo. Elle avait déjà du mal avant, mais depuis qu'elle a arrêté de manger de la viande, cette vision lui donne vraiment de l'urticaire. De la répulsion. Alice ferme les yeux, calme sa respiration, et se concentre sur les images à envoyer à Nicolas, qu'elle tente de faire précises. La seconde image représente des gens dans la rue, fronçant le nez à la vue d'un vieux chien sale. D'autres images arrivent, très vite au début : des mains, appartenant à la même personne, se lever vers ce qui semble être Alice, esquissant un mouvement pour s'abattre, sans pour autant la toucher, mais ce qui prend le plus de place dans ces images, c'est une bouteille de bière. La main déclenche une sorte d'évitement, d'aversion, la bouteille créer de la répulsion pure et simple.

La troisième image est celle de deux personnes se hurlant dessus. Alice fronce les sourcils, elle n'aime pas ça, ça la met mal à l'aise, mal dans son corps, ça lui donne envie que ça s'arrête, envie de s'en aller. Elle laisse cette image encore un peu avant de s'arrêter là, par économie d'énergie mais aussi parce que ce ne sont généralement pas des images agréables non plus. Elle attend patiemment la confirmation de Nicolas, espérant qu'elle a réussi à ne pas imposer ses images, seulement à les lui insufler comme il le fait avec les émotions. Le dégoût est maitrisable pour elle, elle devrait s'en être à peu près sortie.

Si Nicolas doit se concentrer pour être subtil avec le dégoût pour le transformer en aversion, Alice y réagit avec une précision étonnante. La première image qu'elle renvoie le fait sourire à l'intérieur ; il en a mangé des trucs dégueus et pourrissants dans sa vie, ça ne le gênait pas, mais il comprenait bien que c'était sa vision, sa répulsion. Nicolas note, dans un coin de son palais mental, cette variation qu'il ne connaissait pas. Il savait bien sûr que chacun était différent, c'était une bonne chose, alors il devait s'y adapter pour devenir un bon Sensitif. La deuxième, un chien dans un sale état que le monde évite, lui donne envie de courir vers l'animal mais il se contient. Ce n'est qu'une vision, l'ombre d'un événement complètement créé par Alice. Personnellement, je reconnais bien l'expression du visage des gens autour de la pauvre bête ; l'émotion est si forte que personne ne serait capable de l'aider ou d'abréger ses souffrances. A part les gens compatissants ou stupides sans instinct de survie ? Ah, je pensais pas que tu suivais ce que je disais en fait. Nicolas lève les yeux au ciel et préfère suivre la suite des images plutôt que d'argumenter.

Les visions sont rapides mais bien nettes. Il y a une grosse différence entre ce que l'on créé et ce qu'on a déjà vécu... C'est pour ça que Nicolas peine avec la tristesse et la colère ; sa tristesse l'emporte, sa colère emporte les autres. C'est si intense que ça peut détruire de l'intérieur. Mais Alice n'est habité que par le dégoût, et les images s'enchaînent. Alice utilise justement ce qu'elle ressent face à la colère des autres, du mal-être principalement mais aussi ce recul naturel qui veut la faire fuir ce genre de situation. Nicolas hoche imperceptiblement la tête, à l'extérieur toujours les yeux fermés, à l'intérieur grand ouverts sur cette petite découverte... En manipulant plusieurs émotions, il pourrait enchaîner les causes et effets. Il retient aussi cette nouvelle information et coupe le dégoût pour envoyer une émotion plus positive, lui signalant qu'elle a réussit.

Nicolas réfléchit intensément devant son panel d'émotions... Tu devrais t'y mettre et tu le sais. J'ai pas envie. T'auras jamais envie... tu veux apprendre à utiliser tes pouvoirs pour le bien de Terrae oui ou non ? Hm... Alors c'est le moment idéal et tu le sais. Alice ne t'en voudras pas et elle sera là pour t'aider autant que tu seras là pour elle, tu le sais. Je sais. Nicolas prend une profonde inspiration avant de prendre son petit cahier violassé.

Tristesse. Il connaît que trop cette émotion, mais étrangement, elle est si puissante qu'elle emporte tout le spectre dès qu'il essaie d'en créer une variation. Mais il tient bon. Solitude. Aller aussi loin sans pleurer, ce n'est pas une première mais c'est assez rare pour le noter... Est-ce que je tente d'aller plus loin ? Il faut t'entraîner, lui répondis-je. Alors il déglutit et son corps se penche légèrement en avant. Son souffle s'échappe d'entre ses lèvres et avec lui cette sensation terrible que rien n'atteint les autres, quoi que l'on fasse, quoi que l'on dise, que l'on saigne ou que l'on meurt... et que c'est tout ce que l'on mérite. Et elle s'infiltre dans le cœur d'Alice. L'isolement.

Nicolas se concentre mais il peine, parfois étranger, parfois emporté dans l'émotion... Il attend, impatiemment, le retour d'Alice, se retenant d'effacer les petites larmes qui semblent écorcher ses joues, se disant que ça lui permettra sans doute de passer à autre chose...

L'exercice est difficile, il balance entre sincérité, pudeur, et totale confiance. Alice n'a pas peur de se livrer, non, elle n'a surtout pas envie que les autres s'inquiètent pour elle, la Terre a envie que chacun vive tranquillement sans qu'elle n'influence la vision des autres avec ce qu'elle a pu vivre auparavan. Mais Nicolas est respectueux, garde cette découverte dans un coin de la tête, et n'y reviens plus. Au contraire, une fois que son enchainement d'image est suffisamment précis, suffisamment profond, une émotion positive vient l'accueillir, et Alice sourit, à l'aveuglette.

Elle le sent hésiter, réfléchir, chercher. Elle les sent discuter. Négocier. Et puis il se met d'accord. Et la nouvelle vague arrive. Elle sent l'esprit de Nicolas être agité. Il est sensible à cette émotion, lui aussi. Et la vague envahi Alice. Son visage reste détendu, mais ses yeux se remplissent de larmes. Le coeur se creuse, le ventre est léger malgré tout. C'est dans le coeur que ça va pas. Quand on est seul. Mais qu'on ne voudrait pas l'être à cet instant précis.

Alors le travail de la petite Terre commence. Cette sensation d'isolement, de solitude, elle le connait bien. Elles sont amies, elles cotoient. Alice l'accueille avec un sourire aux lèvres, des larmes dans les yeux. Une petite fille est assise dans un potager immense pour elle. Les légumes sont mûrs, trop mûrs. Et il n'y a personne pour les ramasser. Cette petite fille debout au milieu de l'herbe, partout, et au bout il y a la maison. Et dans la maison, il n'y a que du silence. Plus de joie, plus de chants, plus de couleurs. La petite fille est seule. Alice n'a pas mal, c'est juste un peu serré. Alice sait qu'elle peut avancer. La tristesse de ces moments lui permettent de se rendre compte de la chance qu'elle a de vivre tranquillement.

Mais elle continue. Tout va plus vite. Un garçon blond, assis dans le même jardin, de dos, et la fille, toujours aussi seule, ça fait plus mal cette fois, parce qu'il est là, mais qu'elle est seule. Ca fait mal, mais Alice utilise cette sensation profondément, l'utilise pour se porter, se pousser à avancer, à améliorer sa propre situation. Sans vouloir éviter le coeur serré, ni les larmes.

Alice, assise sur une fenêtre dominant toute une ville. Seule. Avec un manque. Il n'est pas avec elle dans le petit appartement. Elle n'a pas de nouvelle. Elle ne sait pas ce que sera la suite. L'isolement même avec le temps on ne sait jamais quand est-ce qu'on s'en sortira.

Elle sent la tristesse de Nicolas, qui n'est pas la sienne, venir enjamber la sienne, elle devine les larmes du garçon. Alors elle envoie des pensées.

Je sais que ça ne durera pas.

Je peux me servir de cette situation.

Ca arrive d'être triste.

Je suis seule, mais je suis avec moi, alors tout ira bien.

Tout ira bien.

Rien. Seul. Silence.

Personne n'est là pour les ramasser parce que la mort. Même quand le garçon est là, la solitude est écrasante. C'est comme si l'émotion était plus forte, plus présente encore, elle susurre des mots de souffrance dans le cœur et ça pèse. Et l'appartement est vide, et la vie paraît si vide... Vivre ne vaut pas cette douleur éternelle. On s'aime, on se complète jusqu'au jour où on crève. Est-ce que ça vaut la peine d'aimer pour se réveiller un matin, détruit par la mort d'une personne qu'on aime ? Nicolas. Quitte à être seul, autant le choisir. Se tenir loin de l'amour, rester en surface... Non. Nicolas. Arrête maintenant. Je perds un peu de mon contrôle, je sais qu'il faut que j'arrête de creuser ma tombe, je dois... Nicolas écoute Alice. Elle est là, au bord de son esprit. Il la sent presque mieux ici, à ses côtés dans le palais mental... Assise, un peu appuyée sur son épaule, elle a déposé une main chaude sur la sienne... Elle lui murmure des encouragements. Un sourire naît sur son visage baigné de larmes... Je les regarde. Je suis étranger. Ça me fait mal... mais... mais... Je sais que ça ne durera pas. Je peux me servir de cette situation. Ça arrive d'être triste. Je suis seule, mais je suis avec moi, alors tout ira bien. Tout ira bien.

Nicolas déglutit, inspire profondément. C'est passé. Il va vraiment falloir qu'il s'y mette un jour... apprendre à gérer ses propres chagrins. Il renifle, laisse les larmes couler... Elle finiront par sécher de toute façon. Pendant un bref moment, j'ai envie de lui dire qu'il n'est pas seul, qu'il ne l'a jamais été parce que j'ai toujours été là en fait... Mais je sais à quel point il ne veut pas de moi. Je sais à quel point il me hait... alors... je suppose que je ne serais pas un réconfort... Je préfère me taire.

Dans le spectre, il n'y a plus qu'une émotion qu'il veut tester. Il regarde le petit carnet rouge, puis moi. Je sais très bien à quoi il pense. Il n'a pas besoin d'ouvrir ce carnet, il connaît cette émotion. Si forte, si intense, c'est comme si elle l'avait façonnée et en quelque sorte, c'est un peu vrai, vu que j'existe. Je m'approche, lentement, je suis sauvage... Je suis un animal qui se débat furieusement, je suis une force inénarrable, inébranlable et incontrôlable. Je pose ma main sur son épaule et l'émotion explose d'un coup, comme si elle frappait aussi sûrement qu'un coup de poing. Nicolas a toujours les yeux fermés, le visage neutre d'où les larmes ont disparu sans laisser de traces mais l'intérieur est en train de bouillir de haine...

Je suis enragé, je suis agressif. Je suis la colère.

Alice perçoit Nicolas, profondément. Elle perçoit, lui et son autre, l'autre qui a eu peur d'elle il y a bien longtemps. L'autre qu'elle a toujours su présent, deviné parfois sans le vouloir. Pendant les exercices, elle ne force jamais assez pour le ressentir vraiment, mais leur connexion à cet instant est si établie qu'elle est toute proche. Elle sent qu'il va un peu mieux. Elle aurait dû lui envoyer des images de ce qu'il se passait après. Mais elle n'en eut pas l'occasion, pas aujourd'hui. La tristesse sera un travail d'une autre fois.

Parce que maintenant, c'est une émotion qu'Alice répugne qui s'imprègne en elle. Elle la connait. Trop peu. Mais elle la reconnait. Elle la sent monter en elle, avoir envie d'exploser. Ses traits se tirent, ses dents se montrent. C'est de la souffrance sur son visage. A l'intérieur ça boue, pourtant. Alice penche la tête, se concentre, et envoie des images. C'est beaucoup moins maitrisé que les fois d'avant, c'est difficile de les retenir. Ca s'envoie comme des flashs pourtant très clairs, où l'on voit les visages, on sent presque les odeurs et on entend les sons. Alice n'arrive même pas à donner une idée générale. La colère elle sait l'essuyer, beaucoup moins la vivre.

La main d'Alice se pose sur le bras du garçon blond, le regard de la jeune femme est encore plus dur et plus froid que celui de l'ivrogne. Elle le serre fort, et le garçon s'arrête immédiatement, il ne comprend pas ce qu'il se passe.
Alice parle fort, trop fort pour la petite jeune femme qu'elle est. Ses sourcils sont froncés, ses yeux sont aux bords des larmes. Elle parle fort aux garçons aux cheveux blancs, elle parle trop fort et elle lui demande "Pourquoi ? Pourquoi fais-tu ça ? Est-ce que tu te fiches de moi, de ce que je peux être ?". Une odeur féminine plâne autour du garçon dans son fauteuil, et malgré tout, Alice garde un certain calme face à cette colère qui déclenche une grande incompréhension chez l'autre.
Il fait trop noir, Hamilton est trop proche d'elle, pourquoi les ont-elles enfermées dans ce placard alors que rien ne les met à l'aise ? Alice a peur, elle est triste et elle est en colère, mais cett colère ne sortira jamais.
Des visages, des cris, des gens qui courent, qui font du mal aux autres. Les enfants terrifiés dans la pièce de l'hopital. Les gens qui frappent et qui blessent, Asbjorn que l'on frappe, Adé que l'on menace de blesser, Alice qui explose, qui éjecte le garçon avec un bloc de terre plein de ronce. Les poings et les dents serrés.

Alice pleure, elle pleure de souffrance. Ca lui fait mal, la colère, ça ronge, ça fait trembler, ça ne donne pas envie de continuer. Elle ne veut pas être en colère, et elle ne la maitrise pas bien. Elle sait la contenir, mais lorsqu'elle explose, Alice finit sur un lit d'hopital, en colère contre le monde entier, incapable de comprendre pourquoi la petite femme est en colère. Et ça la rend triste, et encore plus énervée.

La colère inonde, embrase, enterre, électrise, étouffe tout à la fois. Ça emporte le meilleur de l'humain dans ce qu'il a de pire. Rien n'est beau, tout dépérit. Et Nicolas, qui a tellement l'habitude, qui a l'air d'une goutte d'eau unique dans l'océan, d'une simple braise dans un bûcher, d'un roc face à une montagne, un atome immobile face à la foudre, d'une simple bise dans la tornade, l'origine même de la tourmente d'Alice... réagit à peine aux images qu'elle renvoie. Il les comprend, il les assimile, ils sont un peu les siens. Le "Pourquoi ?" qu'elle hurle dans son crâne est si intense qu'il amplifie tous les "Pourquoi ?" qu'il a pu se poser dans sa vie. Et même quand ce ne sont plus des questions qui méritent réponses, ça s'installe comme une gangrène, ça déchire comme une lame dans la chair, ça se putréfie et ça reste dans le corps comme un virus malin qui hante les nerfs et l'esprit. C'est un vice dont la laideur devient presque douce au fil des années, jusqu'au moment où tout se réveille avec la même intensité qu'à l'instant T, et l'aigreur retrouve toute sa fougue, toute sa rage, toute sa légitimité...
Pourtant même là, Alice rejette. Il le sent.

Elle pleure, elle s'accroche à lui et le secoue parfois. Elle accepte mais elle refuse. Elle comprend mais elle nie. Ok stop il faut qu'on arrête maintenant.

Nicolas est comme fasciné. Il s'avait qu'Alice avait une volonté de fer, qu'elle pouvait se montrer dangereuse et qu'elle avait ses faiblesses. Il s'imprégnait du moindre détail parce qu'ils avaient tous leur importance.

Elle plante ses ongles dans ses bras. Ça l'emporte et je refuse ça. C'est une émotion qu'elle ne maîtrise pas bien, elle, elle n'a pas à subir ça. Elle agonise merde Nicolas... NICOLAS !

Je la serre dans mes bras, je coupe le flux de l’agressivité qui s'échappe de nous. Même si elle me fait mal, ce dont elle est très capable dans cet état, il faut pas se leurrer... Je. Ne la lâcherai. Pas. J'ouvre les yeux, retrouve le champ de fleurs, me concentre sur elles pour créer autre chose. :

-Chhhuuut...

Ma voix est grave, profonde mais très douce... je la sens vibrer dans ma cage thoracique, la petite tête d'Alice collée là, toute proche. Je la laisse s'accrocher, me pousser, comme cet animal que je connais bien... Et une fois certain, j'insuffle la sérénité que m'ont inspiré les fleurs. :

-Alice. Nous sommes là d'accord ? Entourés de fleurs. Ensemble. Je suis avec toi. Tout ira bien.

...Des phrases plus courtes peut-être ? OY je fais ce que je peux ok ?!

Alice va jusqu'au bout. Elle a beau avoir mal, envie que cela s'arrête, elle a beau ressentir cette colère très fort, Alice va jusqu'au bout de l'exercice. Elle ne change pas, elle se donne à fond quitte à ne plus pouvoir se relever. Malgré tout Nicolas fini par couper la colère. Elle est dans ses bras, elle ouvre les yeux.

Ce n'est pas Nicolas. Ses yeux sont plein de surprise alors qu'elle se remet de la colère qui s'en va, son coeur est plus léger, son ventre se détend. Elle a toujours le lien télépathique avec lui. Ce n'est pas Nicolas, mais c'est lui. Elle se calme doucement, au milieu des larmes, elle relâche l'emprise de ses mains sur ses bras sans pour autant le lâcher. Elle fixe ses yeux, elle a l'air de retourner dans un calme certain, avant même de ressentir une sérénité qui n'est pas la sienne.

Leurs regards doivent être très intense. Nicolas dit "nous", de nouveau. Elle hoche doucement la tête, sans sourire, elle est seulement très, très calme. Elle fixe celui qui la regarde comme une nouvelle rencontre, et à la fois comme une personne qu'elle a toujours connue. Elle baisse la tête et s'appuie contre lui, là. Elle attend. Le calme est ce qui succède la colère chez elle. Un immense calme, comme un lac paisible au milieu d'une forêt.

Elle se concentre un instant sur la vivacité des fleurs qui les entoure. S'inspire de leur énergie. Elle va bien. Tout va bien. C'est fini. C'était difficile, mais c'était fini. Elle n'avait pas fui. Elle avait bloqué un peu, peut être nié quelques fois mais elle n'avait pas fui le sentiment, et elle avait continuer de créer ses images mentales nourries de souvenirs douloureux.

« Je vais bien. »

Ils le savaient tous les deux, tous les trois, mais le dire le rend plus réel. Ils vont bien. Ca va. Alice est fatiguée, maintenant.

J'attends le temps qu'il faut. Alice doit le savoir, je pense, que j'attends qu'elle le dise. Je préfère entendre des gens qu'ils vont bien plutôt que de le deviner, ou chercher à utiliser mes pouvoirs pour les aider. C'est aussi pour ça que j'ai attendu avant de relâcher Sérénité. C'est juste un petit plus pour elle, en vrai, elle avait déjà fait le plus gros du travail. Alors quand j'entends sa petite voix, légère mais sûre, affirmant qu'elle va bien, je recule un peu. Je plante mes yeux d'argent dans les siens, deux petits océans d'iris. Et je sens sa fatigue, et je souris. Nicolas répond. :

-Ok. Bravo Alice.

Il passe ses doigts dans les cheveux bruns pour dégager son visage, rien que son expression lui suffit pour comprendre que oui, c'est bien fini. Il lui prend une main, lui aussi un peu à bout. :

-On s'est bien entraîné aujourd'hui. Je te raccompagne si tu veux, on peut boire un chocolat à la cafét' si ça te dit.

Nicolas marche à ses côtés, la main toujours dans la sienne, en discutant boissons chaudes... Tandis que moi, dans le palais mental, je sautille un peu partout. Oui, j'ai été triste, mais je me sens bien. J'apprends tellement avec Alice et j'espère vraiment qu'Alice apprend un peu avec moi ; on fait de belles choses avec nos pouvoirs même si on pleure, on se met en colère...

J'ai le souvenir de la petite statue, arbre d'argile, qu'elle m'a offert et qui trône toujours sur ma table de chevet. La force d'Alice, dans ces moments, déteint sur moi et je me sens bien. ...On se sent bien.

Nicolas est de retour quand il se remet à parler. Alice sourit, tout doucement, petit à petit. Elle le retrouve. Elle l'écoute aller bien lui aussi.

« Bravo, Nicolas. »

Elle serre sa grande main dans la sienne, toute petite, toute douce. Elle hoche la tête avec un sourire, et sa phrase ressemble à un rire, ses yeux l'accompagnent :

« Je crois qu'on aurait même droit à de la chantilly avec le chocolat ! »

Main dans la main, Alice entend tout de même un peu Nicolas, comme il doit ressentir sa fatigue et sa grande satisfaction également. Elle l'entend être joyeux à lui, à l'autre, l'Autre qui ne ressemble pas à un humain mais qui ressemble à Nicolas. Il est heureux d'être à son contact, alors qu'il avait eu si peur d'elle.

Mais là tout de suite, tout le monde se sent bien, et cela réchauffe le coeur de la petite Terre.