L'automne est long, l'automne est lent, l'automne est triste. L'automne ne lui plaît plus vraiment, sans soleil et sans lumière, le jour qui se couche si tôt, et ses problèmes qui reviennent, toujours. Tous les ans, l'automne l'épuise, la vide, la terrifie ; elle se sent seule, et, pourtant, c'est elle qui s'écarte. Comme si s'isoler pouvait l'aider, alors que ça ne fait au final que l'enfoncer. La gestion des émotions, c'est compliqué, quand on est une petite eau sous tension.

Pourtant, elle trouvait qu'elle allait mieux — elle continuait à prendre ses médicaments, elle continuait à voir son psychologue, elle continuait à faire ce qu'elle pouvait. Mais ce n'est jamais suffisant ; malgré tous ses efforts, ce n'est jamais assez. Et elle subit, elle serre les dents, elle encaisse. On lui demande de sourire, on lui demande si ça va, et ça ne va pas. On lui demande s'il ne serait pas mieux de bloquer ses visions, lui remettre un sceau d'initiée, et elle s'insurge. Pourquoi elle ferait ça ? Pourquoi elle ferait ça, elle ? Pourquoi elle devrait toujours s'adapter, comme l'eau dans un foutu vase ? Elle voudrait le briser, ce vase : le prendre entre ses mains et le jeter avec force sur le sol, en espérant qu'il détruise le monde avec.

Alors, au fond, ça va, mais ça ne va pas. Elle a la migraine constamment, des visions qui la font planer, louper des marches, pleurer. Elle voit des choses passées et futures, arrive à peine à distinguer l'un de l'autre. Elle revoit des choses qu'elle aurait préféré ne pas voir, et elle ne dort plus vraiment correctement. Croiser des gens l'épuise. Parler l'épuise. Tout l'épuise. Tout la met sur les nerfs. Tout la met à cran. Qu'est-ce qu'elle peut faire, à part accepter, à part subir ? Elle a l'impression qu'on lui a arraché une partie d'elle. Qu'on lui a arraché la seule chose qu'elle savait faire. Comme si tout le reste avait disparu ; et même si ce n'est pas le cas, même si elle reste Ariana, même si elle reste elle-même, elle ne sait plus trop où elle se trouve. Présent, passé, futur, c'est quoi la différence ? Juste une marche qui se loupe, et la douleur qui la ramène.

Quand elle tombe à cause d'une vision pour la troisième fois de la journée alors qu'on n'est encore que le matin, en manque de nutriments à cause du petit déjeuner qu'elle a loupé, elle veut vraiment pleurer. Non ; elle pleure. Elle se roule en boule à côté de son évier, que son crâne a évité de justesse dans sa chute.

Lorsqu'elle parvient à se calmer, elle tâtonne sur l'évier pour chercher son téléphone. Il tombe sur ses cuisses, elle parvient à envoyer son message dans un anglais bancal.

"À : Prof. Ashton
est-ce qu'on peut se voir ? s'il vous plaît
je contrôle rien"

Elle ne sait pas vraiment si elle pourra se lever. Si elle pourra faire quoi que ce soit. Elle est juste très fatiguée, et elle ne sait pas comment demander de l'aide.
Tout ira bien, peut-être.

Ashton n'avait pas particulièrement rencontré de difficulté suite à son changement de pouvoir. Bien sûr, il se sentait bien moins libre, la possibilité de se transformer en ce que l'on voulait, à n'importe quel instant de la journée n'étant pas remplaçable. Mais mis à part ce léger détail, les visions ne l'avaient pas autant déstabilisé que certains autres de ses collègues. Tomoe lui avait donné les grandes lignes, et il s'était contenté de suivre ses conseils à la lettre. Sa capacité à garder son calme peu importe la situation y était certainement pour quelque chose, mais il préférait garder ce conseil pour lui. De toute façon, ce n'était pas son rôle de raisonner ses collègues, et il n'était le père de personne ici. Il pouvait donc bien garder ses idées pour lui.

Ce jour-là, Tomoe était arrivée épuisée en salle des Masters. Certains enfants, surtout dans les plus âgés, avec plus de mal à se faire à leurs nouvelles capacités, et Ashton avait bien compris qu'elle avait besoin d'un peu de repos. Maria avait décidé de prendre le relais pour la fin de matinée, et Ashton avait pris la décision de rester avec Tomoe pour discuter un peu, lui donner quelques nouveaux conseils pour l'aider à gérer son pouvoir de Morphe qui semblait lui poser davantage de problème, notamment lorsqu'elle était fatiguée.

Il avait toujours apprécié converser avec Tomoe. C'était une femme intelligente et raisonnée. Leurs conversations avaient toujours été enrichissantes, et Ashton savourait tranquillement cet instant quand Maria avait déboulé dans la salle des Masters, un peu paniquée.

-J'suis... J'suis désolée de vous interrompre. Mais y'a Petra qui... Enfin, elle a quitté la salle de classe, sans que je le remarque, probablement transformée en je ne sais quoi, et elle est en train de repeindre les murs du deuxième étage de glace...

Tomoe se leva d'un bond, prête à agir, mais Ashton s'interposa avec un soupçon de sourire à l'intention de sa collègue.

-Je m'en charge. Repose-toi. Tu reprendras le travail cet après-midi.

Suivi de près par Maria, il descendit à l'étage qui posait problème. La petite fille ne fut pas difficile à repérer, et brisant chacune des manifestations de ses pouvoirs d'un claquement de doigt, le Master s'approcha de la fillette et s'agenouilla pour se retrouver à sa hauteur.

-Petra.

L'enfant ravala sa salive et fixa immédiatement ses pieds, se balançant de l'un à l'autre nerveusement.

-Je ne veux plus jamais entendre parler de toi en salle des Masters. Surtout pas pour ce genre de comportement.

Il lui prit le menton entre ses doigts et la força à relever le visage pour croiser son regard.

-Tu as le droit d'être triste ou d'être fâchée. Mais ce n'est pas la faute de tes enseignantes. Alors elles n'ont pas à en payer le prix parce que tu as égoïstement choisi de te manifester aujourd'hui. Surtout quand ce sont des enseignantes qui sont toujours à ton écoute lorsque tu en as besoin.

La blondinette, cachant sa peine et sa peur, hocha maladroitement sa tête, et attrapa la main que Maria lui tendait pour la raccompagner dans la salle de classe avec les autres enfants.

Alors qu'il les regardait s'éloigner, Ashton sentit son téléphone vibrer dans sa poche. Arquant un sourcil, il sortit l'appareil pour découvrir un message de son élève. Le contenu du message attira son attention et il soupira. Mmh. Ouais. Aucune majuscule malgré le correcteur automatique. Elle avait bien dû s'y reprendre à plusieurs fois pour parvenir à écrire ces quelques pauvres mots. Il releva le regard et constata qu'il ne se trouvait pas très loin de la porte de la jeune Ariana. Si elle était bien dans sa chambre. Il ne perdait rien à tenter le coup...

Il s'avança et toqua quelques coups à la porte avant de chercher son énergie qu'il trouva un peu en retrait dans la chambre, probablement dans la salle de bain. Une vision lui apprit que la jeune fille était recroquevillée à côté de son évier, misérable, et il décida donc d'entrer dans la pièce.

-Ariana. J'entre.

Il posa un doigt sur la serrure, et laissa la glace prendre l'empreinte de la clé afin de déverrouiller la porte. Une fois fait, il ouvrit la porte, laissant fondre la glace afin qu'elle rejoigne les autres particules d'eau qui voletaient dans les airs.

Sans demander l'autorisation, sachant que la rouquine était habillée grâce à sa vision, Ashton tourna la poignée de la porte, et s'appuya contre l'encadrement de la porte de la salle de bain. Il baissa les yeux sur l'enfant.

-Respire. Et dis-moi ce qu'il se passe.

Ses doigts tremblants tapent le message avec difficulté. Elle s'y reprend à plusieurs fois, mais elle n'abandonne pas. Elle s'accroche à son téléphone comme s'il était une bouée de sauvetage. Dehors, elle pouvait entendre de l'agitation dans les couloirs, comme tous les jours ; cela ne l'interpelle pas vraiment. Elle pose simplement son front contre ses genoux, sans savoir si elle espère que son professeur lui réponde. Comment arriverait-elle à se déplacer jusqu'au lieu de rendez-vous ? Elle n'avait même pas envie de se lever, alors quitter sa chambre, c'est pire. Pourtant, elle sait que si elle reste, si elle ne fait rien, elle risque de faire quelque chose qu'elle regretterait. Et pourtant, ce serait si simple.

Pourtant, bien vite, bien trop vite, quelqu'un toque à la porte de sa chambre. Elle relève la tête en sursautant, fixant la chambre à travers la porte à demi ouverte de la salle-de-bain. Ca ne pouvait pas être son professeur ? Si. C'est sa voix.

Ah. Il est venu. Elle qui pensait qu'il la laisserait seule. Elle ne se doute pas qu'il était juste à côté ; tout ce qui compte, c'est qu'elle a appelé à l'aide, et que quelqu'un lui a répondu. Son visage se tord un peu, les larmes coulent à nouveau. Elle cache son visage derrière ses poings serrés, les épaules tressautant dans ses sanglots.

Elle ne le voit pas s'appuyer contre l'encadrement de la porte, mais elle l'entend. Son visage lui apparaît en vision, la faisant se recroqueviller un peu plus poings appuyant davantage contre son front.

Respirer. Respirer... Quelle putain de blague.

—Ca fait mal, gémit-elle d'une voix pâteuse.

Tout lui fait mal. Ses visions, inutiles, qu'elle ne parvient pas à contrôler dans son tourment. De se montrer comme ça. De devoir s'abaisser à demander de l'aide à quelqu'un. Qu'il soit venu aussi vite. Toutes ses émotions sont comme des lames de rasoir qui la mettent à vif. La fatigue et le stress, l'impression d'avoir perdu ce qui fait d'elle qui elle est. Ou, simplement, d'avoir perdu ce qui faisait d'elle quelqu'un d'autre. Quelqu'un de mieux.

Elle ne sait même pas quoi lui dire. Elle espérait avoir le temps de se calmer avant de tomber sur lui.

—Les visions... Comment on les arrête ? J'ai juste l'impression... De tomber dedans, hoquète-t-elle.

Comme si rien d'autre n'existait. Ce n'était pas forcément des choses violentes. Graves. Parfois, oui. Des visions du passé des gens, de leur futur, sûrement. Parfois, presque des superpositions de présent, à quelques secondes d'intervalle. Quand elle ne voulait pas voir quelque chose, on le lui montrait quand même. Et c'était une vraie malédiction. Comme si on lui coupait tout contact avec le monde, avec la réalité, avec elle-même.

Elle suffoquait.

Ashton fixa la jeune fille un long moment sans rien dire, se perdant dans l'observation de son petit corps qui se soulevait et se baissait inlassablement, suivant le rythme effréné de ses sanglots.

Respirer n'était pas possible. Trop douloureux.

Elle ne répondit pas au Master tout de suite, peinant à reprendre contenance, ne parvenant pas à calmer ses crises de larmes. Ashton resta donc là, silencieux, attendant qu'elle daigne articuler quelques mots à son intention. Quand bien même elle souffrait, il avait toujours eu du mal à supporter les pleurs. Il savait bien qu'elle n'était pas totalement responsable, et qu'elle ne le voulait de toute façon pas ; il l'avait déjà bien vu se reprendre et faire des efforts monstres pour ne rien montrer devant lui, mais malgré ses efforts, cela restait quelque chose qu'il ne supportait pas. Et il aurait préféré qu'elle ne l'appelle pas si elle était en train de pleurer. Après, peut-être. Ou avant. Non, avant, c'était trop risqué...

Il aperçut un tabouret dans un coin de la pièce et s'y dirigea, l'attrapant pour le décaler légèrement du mur. La rouquine finit par reprendre la parole. Il arqua un sourcil. C'est vrai qu'elle était Voyante, elle aussi, à présent.

-Tu sais très bien comment on les arrête.

Il marqua une pause, ne détachant jamais son regard d'elle. Il croisa ses bras sur son torse et se retint difficilement de soupirer.

-Je te l'ai déjà dit : tu fais partie de ces personnes qui ont la chance de pouvoir fusionner avec leurs pouvoirs. Si les visions sont si violentes, c'est parce que tu as baissé les bras...

Un ange passa. Ses paroles n'étaient pas claires.

-Tu n'as qu'à décider de les stopper. Quand elles arrivent, tu les bloques. Tu crées un système de validation. Comme une fenêtre qui s'ouvre sur l'ordinateur... "Souhaitez-vous lire la vidéo ?" Oui, ou non.

Il décroisa ses bras un instant pour remonter ses lunettes sur son nez.

-Pleurer ou se morfondre, en revanche, ça ne t'aidera pas. Tu gaspilles ton énergie. Tu dois accepter ton nouveau pouvoir, qui essaie de se frayer un chemin à l'intérieur de toi, et que tu repousses si violemment. C'est parce que tu es en conflit avec ce pouvoir, parce que tu le rejettes, qu'il t'attaque autant. Parce que le rejeter t'empêche de le contrôler. Et si tu ne le contrôles pas, alors ton corps ne sait que faire de toute cette énergie qui bout à l'intérieur de toi, et qui n'attend qu'une chose : s'échapper. Quelle énergie ne chercherait pas à s'échapper et à se vider si son propriétaire ne veut pas d'elle...? Alors ressaisis-toi. Et reprends le contrôle de cette énergie. Accepte-la, et alors enfin tu pourras commencer à contrôler les visions. Et à les stopper.

Peut-être qu'en changeant de cible et en lui en voulant à lui, elle allait reprendre le contrôle... Il en faut parfois peu, pour se retrouver.

Même si l'opinion publique s'accordera à dire qu'Ashton ne savait vraiment pas trouver les mots pour rassurer les élèves délaissés.

Respirer, on dit que c'est simple, et pourtant… Pourtant, elle avait l'impression de suffoquer et de se noyer dans un trop plein d'énergie qui ne lui correspondait pas, qu'elle ne voulait pas intégrer. Impossible d'accepter des pouvoirs qui ne sont pas les siens. Impossible d'accepter ces visions qui la font tomber dans un trou sans fond dès qu'elles apparaissent. Elle n'en peut plus, c'est bien pour cette raison qu'elle lui a demandé de l'aide. Pourtant, sa première phrase menace de la faire pleurer plus fort encore. Elle se cache à moitié de ses bras, recroquevillée, alors qu'il lui annonce qu'elle sait très bien comment faire. Elle sait comment faire ? Il se fout d'elle ?

Est-ce qu'elle lui demanderait de l'aide si elle savait réellement comment faire ? Est-ce qu'il s'imagine qu'elle n'a pas déjà tout tenté ? Qu'elle n'a pas tenté de méditer, de leur demander de partir, de les contrôler, de les chasser, de les accueillir ?

Alors qu'il reprend la parole, Ariana abaisse les bras et relève lentement son nez vers lui, ses sanglots encore douloureux dans la gorge mais moins violents. Sous le choc. Ces personnes qui ont la chance de fusionner avec leurs pouvoirs ? En quoi fusionne-t-elle avec ses pouvoirs, actuellement ? En quoi est-ce une chance ?

Elle accuse difficilement le coup. Ca fait mal. Elle a baissé les bras ? Non !! Elle se bat tous les jours, comment il peut dire ça ?! Comment il peut dire qu'elle baisse les bras ?!

Ses yeux verts deviennent lentement bleus. Chaque phrase qu'il prononce accentue la transformation ; mais ses conseils viennent enfin. Alors elle ferme les yeux. Elle essaie de respirer. Elle n'a qu'à décider de les stopper… Ses yeux la brûlent. Comme une fenêtre qui s'ouvre… Est-ce qu'il pense vraiment que c'est aussi simple ? Pleurer ou se morfondre, ça n'aidera pas. Sa mâchoire se crispe. Accepter ce nouveau pouvoir ? Ca bouillonne, c'est vrai. Il n'a pas tort. Et il a tellement tort en même temps. Comment faire pour accepter une énergie qui n'est pas la sienne ? Ce n'est pas son énergie. Ce n'est pas ce qu'elle est. Ce n'est pas ce qu'elle souhaite.

Mains serrées autour de ses genoux, de la glace commence à se former sur ses vêtements, puis autour d'elle. Lentement. C'est une fine couche, très légère ; juste un peu de givre, qu'il est facile d'effacer d'une main que l'on balaie. Pourtant, il a raison sur au moins un point. Ca bouillonne, et ça veut s'échapper.

Mais c'est parce qu'elle est en colère.

Elle reprend une inspiration profonde, rouvre les yeux. Sa respiration est encore laborieuse, mais extérioriser ce qui cogne tant à l'intérieur d'elle lui permet de retrouver un semblant de calme. Comme en laissant la pression s'échapper. Peut-être qu'il valait mieux ça que tout faire exploser. Elle sent bien l'eau qui s'agite dans les canalisations, mais elle n'y touche pas. Ce serait trop facile. Et elle refuse de se montrer si faible.

—Vous ne comprenez pas. Cette énergie… Ce n'est pas la mienne, articule-t-elle. Ce n'est pas moi.

Elle fait partie de ces personnes qui ont la chance de fusionner avec leurs pouvoirs.
Elle fait partie de ces personnes à qui l'on vient d'amputer un membre, et à qui l'on demande de faire avec.
Ses larmes coulent sur ses joues en grosses gouttes et tombent en flocons sur le sol.

—Evidemment que je n'en veux pas… Je n'arrête pas de voir plein de choses que je n'aurais jamais voulu revoir… Jamais voulu savoir sur les autres… Et…

Et quoi ? Lui dire qu'elle a perdu une partie d'elle-même ? Qu'elle a perdu la meilleure partie d'elle-même, la seule qui valait la peine ?

—Si je suis pas Morphe, je suis vraiment plus rien, sanglote-t-elle à nouveau, posant contre ses yeux ses poings où une fine couche de neige s'est déposée.

Elle ne s'en rend pas encore compte, mais ses visions se sont stoppées. Il lui faut simplement le temps de comprendre et accepter. Nul besoin de choisir entre toutes ces facettes d'elle-même : elle est elle, peu importe comment elle l'exprime.

Un fin manteau de glace vint recouvrir la totalité du corps d'Aria, qui ne bougeait pas. Elle avait bien relevé la tête, montré ses yeux bleus ; mais elle restait là, à se morfondre, à pleurer sur son sort, miséreuse.

Ashton sentait qu'il arrivait au terme de sa patience. Il détacha son regard de la rouquine pour le porter sur le miroir de la salle de bain. L'énergie bouillonnait à l'intérieur d'Aria ; il ne fallu pas plus de temps que cela pour faire comprendre à Ashton qu'elle mourrait d'envie d'exploser. Mais elle n'en fit rien. Non, elle se contenta de pleurer, de se plaindre, de geindre.

Le blond reporta son attention sur la jeune fille, constatant que ses larmes se transformaient en neige à chaque fois qu'elles rencontraient une surface solide. Le sol d'abord, puis ses propres petits poings fermés en signe de détresse.

Il dut se faire violence pour cacher autant que faire se peut l'agacement qui l'envahissait.

-Si c'est pour ça que tu m'as appelé, ça ne servait à rien de le faire.

Il détourna le regard, seule solution pour retenir son soupir.

-T'as un copain. T'as des amis. Si tu veux pleurer et être rassurée, tu les appelles. C'est certainement pas moi qui vais venir te réconforter et te proposer mon épaule pour pleurer.

Bon, il était peut-être un peu plus brutal que prévu. Il admettra peut-être un jour que malgré son calme apparent, il avait tout de même été assez inquiet de la tournure qu'allaient prendre les choses, lors de cet épisode à Terrae.

-Cette énergie est la tienne. C'est la même que celle que tu as toujours possédé en toi. Simplement elle est différente. Parce qu'elle te donne accès à de nouvelles choses. Ton pouvoir a changé, mais l'énergie magique qui sommeille en toi reste identique. Tu dois juste la sculpter différemment pour employer ton nouveau pouvoir différemment de l'ancien.

Il croisa ses bras sur son torse, se replaçant correctement sur l'assise de son tabouret.

-Tu es toujours la même personne. Tu explores juste une nouvelle facette de toi. Bien sûr que les débuts sont difficiles, et qu'on voit des choses qu'on veut pas voir. Mais si j'avais su que tu étais du genre à renoncer au premier obstacle, je n'aurais jamais accepté de t'entraîner.

La colère la secoue, la balaie. Tempête sur les eaux, elle se sent ballottée, sans aucun contrôle sur ces émotions qui s'assènent en elle. Elle ne peut pas s'y dérober cette fois, il est trop tard. Pourtant, rien de sort. Parce que ses pouvoirs ne s'expriment pas ainsi. Elle a appris, depuis son étoilisation. Si elle perd le contrôle, les dégâts seront énormes. Elle ne peut pas. Et en face Ashton ne la comprends pas. Personne ne la comprend. Personne n'essaie. Ils sont tous plein de bons conseils, de bons commentaires. Oh tu as de la chance, tu es tellement douée ! T'es joyeuse, tu as de la chance d'être si positive, ça fait plaisir à voir ! Tu n'es pas très attentive, tu peux le faire, pourquoi tu ne le fais pas ? Il suffit de le faire. Il suffit. De le décider ? Et tout ira mieux !!

Pourtant, elle l'avait décidé en venant à Terrae. Qu'elle irait mieux ! Que tout irait bien ! Qu'elle serait avec ses amis et que seul faire la fiesta avec ses copains compterait ! Vivre la vie qu'elle peut vivre ! Faire de son mieux !

Après tout, elle n'avait qu'à le décider. Le décider, et arrêtez de faire chier son monde.

La réaction d'Ashton ne vient que confirmer ses craintes les plus profondes : tout le monde s'en fiche d'elle. Elle est un fardeau, elle ne sert à rien. Elle n'essaie pas assez, et pourtant, elle avait l'impression de faire de son mieux. Son maximum, en tout cas. Maintenant, elle n'a plus l'énergie de continuer à essayer. Ça fait mal. Et ce message, ce n'était pas pour le faire venir. C'était pour l'empêcher de se concentrer sur ce qu'elle voulait faire. Geindre plutôt que crever. Pleurnicher plutôt que de faire du mal à ses amis.

Au fond, Elle espérait quoi ? Pas de la compassion, Sinon c’est pas Ashton qu’elle aurait appelé, hein. Est-ce qu’elle voulait pas se faire encore plus mal, où est-ce qu’il n’était pas un genre de père pour qui elle espérait compter ?

—Je sais, hoquète-t-elle, submergée par la colère et la tristesse, et la rancœur, et la douleur, et toutes ces émotions et sensations qui la transpercent de toute part. Je sais !

« Je vous ai pas demandé de venir ! » est ce qu’elle aimerait lui hurler.

Mais comme toujours, ou plutôt depuis le début de la conversation, il commence à la dénigrer, puis par lui donner des conseils. Ça lui apporte quoi de faire ça ? ça lui apporterai quoi de lui dire les choses sans lui faire comprendre qu’elle perd son temps, et surtout, qu'elle lui fait perdre son temps ?

Des amis qui ne captent rien, qui ne font nul rien depuis plus d’un an. Un copain qu'elle ne peut pas faire souffrir avec ces choses. Au fond, elle a l'impression de n'avoir personne, même si c'est en réalité faux. Elle ne le voit pas, trop focalisée sur sa souffrance. Parce qu'elle ne peut plus. Elle se souvient de toutes les fois où on lui a dit de se taire. De ne plus montrer ses larmes. À quel point il était honteux qu'elle pleure. À quel point elle était simplement fainéante. Elle n'essaie pas, Aria. Elle abandonne trop vite. Elle est stupide. De toute manière, qu'est-ce qu'elle peut faire de plus ?

Dents serrées, elle n'arrive même pas à l'écouter. La glace se fait plus épaisse. Si elle pouvait les congeler tous les deux, lui pour être aussi détaché face à sa détresse et elle pour en faire encore une fois trop, cela lui ferait du bien. Les larmes gèlent aussi sur ses joues. Elle a froid.

C'est conseils sont stupides. La sienne ? Différente ? Comment peut-elle être son énergie, la même, mais différente ? Comme un bras qu'on lui recoud, et qui n'était pas à elle. Elle essaye de se calmer tant bien que mal. Tente de respirer. De croire un peu en ses paroles, même si elle les rejette pour l'instant.

Si il avait su que… Quoi ? Qu'elle renonçait au premier obstacle ? En rouvrant ses yeux bleus lumineux, cette fois, ce n'est pas de la colère qu'elle ressent. C'est de l'indignation. De la rage. Son souffle produit de la brume.

—Le premier obstacle ? répète-t-elle, sentant une rage accumulé depuis des mois, non... des années, monter en elle. J'abandonne… Au premier obstacle ? Est-ce que vous savez ce que ça fait, de vivre dans ma tête ? Non. Vous ne savez pas ! Des obstacles, j'en ai tous les jours ! Des obstacles, je dois en surmonter dès que je me réveille le matin. Vous n'avez aucun droit de me dire ça ! Si vous voulez pas m'entraîner, dites-le simplement ! J'ai bien compris que je suis nulle et que je vous saoule ! Mais vous n'avez aucun droit de me dire que j'abandonne trop vite !

Elle tremble de rage, c'est larmes dégelées se sont remises à couler, brûlantes sur sa peau. Mais sa rage parvient à l'aider à se relever. Sa voix est sifflante entre ses lèvres gercées, rocailleuse à cause de ses pleurs de tout à l'heure.

—Si j'avais abandonné, je vous aurais pas envoyé ce message. Mais je m'abstiendrai à l'avenir.

Ariana pensait qu'il la comprendrait. Qu'il l'aiderait. Peut-être le fait-il, malgré tout... Elle ne le voit pas, pour l'instant. Elle ne l'accepte pas, pas encore. Elle a l'impression d'être seul au monde. Seule parmi des millions. Comme au milieu d'une tempête.

Elle ne sait même plus pourquoi elle pleure. Ça n'a plus aucun sens.

Ariana se réveille et se met en colère. Ses réactions intriguent Ashton qui la fixe d'un oeil froid et distant. Elle craque. Elle n'en peut plus. Visiblement, ses paroles ont fait mouche.

Ses sourcils se froncent alors que les mots franchissent la barrière de ses lèvres. Personne ne sait ce que c'est que de vivre dans sa tête. Personne ne peut véritablement la comprendre. Comment peut-on se permettre de la juger sans savoir ?

S'il ne voulait pas d'elle comme élève, il lui suffisait de le dire...

Ses paroles sont cinglantes, crachées avec verve. Elle explose. Elle a besoin d'un soutien qu'Ashton n'est pas capable de lui apporter. Alors il décroise ses bras, se lève de son tabouret, et commence à marcher en direction de la porte de la salle de bain sans avoir rien répondu.

Alors qu'il franchit le pas de la porte d'un pied, il s'arrête dans son mouvement, pose une main sur l'encadrement de la porte, et tourne la tête pour poser son regard sur Ariana, recroquevillée sur elle-même, tremblante, les yeux bleus, une aura incroyablement puissante l'englobant toute entière.

La pause s'éternise, Ashton perd le contrôle de ses pouvoirs une fraction de seconde, suffisamment pour avoir le temps de laisser son pouvoir de Voyant faire l'amalgame entre lui et son élève. Il la fixe, mais il se voit lui, enfant, pleurant, la tête enfouie entre ses jambes et ses bras. Il se souvient de cette douleur qui l'avait assailli quand il avait découvert le cancer de sa mère. Il souvient de cette tristesse qui l'avait perdu, ce sentiment d'impuissance qui l'avait esseulé au point de lui faire perdre conscience de la réalité. Il ne parlait plus, ne mangeait plus, se contentait de pleurer pour prouver qu'il existait encore. Son père ne savait plus quoi faire. Lui aussi perdait pied, mais il essayait de garder la tête haute. Sa femme était malade et mourante, mais encore là. Sauf que son enfant, leur enfant, n'était plus là.

Ashton se souvient alors de ces longues journées à l'école à n'être rien d'autre qu'un corps las. Il se souvient de ses amis qui ont fini par s'éloigner de lui, ne pouvant plus supporter son mutisme. Il se souvient de ses camarades de classe qui ont fini par le pointer du doigt, lui, ce pauvre enfant de cinq ans qui venait de perdre sa mère et qui n'arrivait plus à retrouver le sens de la vie. Il se souvient de cette persécution permanente, ce plaisir que prenaient les Autres à se moquer de lui, à le malmener, simplement pour voir ces larmes remplir ses yeux, seul moment de la journée où ce pauvre enfant semblait être encore en vie.

Ils avaient déménagé, son père ne supportant plus de vivre dans cette maison, dans cette ville qui lui rappelait tant sa femme. Ils avaient déménagé, et alors qu'ils s'éloignaient de ce lieu maudit, petit Ashton qui fixait sa maison disparaître au loin par la fenêtre de la voiture se promit de ne plus jamais laisser ses émotions transparaître sur son visage. Non. Jamais plus. Montrer ses faiblesses, c'était tendre le bâton pour se faire frapper. L'humanité était tombée bien bas.

Ashton serra son poing et fit volte face. Il se planta en face d'Ariana et ravala cette colère qui montait en lui.

-On a tous un passé Ariana. Tous des choses qui nous hantent. Tout le monde a ses difficultés. Tout le monde a des obstacles à affronter chaque matin. Ne sois simplement pas de ceux qui se morfondent. Arme-toi de ces obstacles pour t'aider à affronter la vie, plutôt que de les subir sans savoir rien faire d'autre que pleurer.

Une étincelle azur passa dans ses yeux et il détourna le regard pour le fixer sur la pomme de douche.

-J'ai accepté de t'entraîner, et je continuerais à le faire, parce que je sais que tu as cette force en toi. Tu l'as simplement oublié.

Tout s'effiloche. Elle n'arrive plus à penser ; elle aimerait cesser de lui jeter cette colère, lui faire comprendre ce qu'elle ressent, ce qu'elle vit. À quel point ses pensées essaient de la tuer. Et ça pourrait être simple… alors elle a peur. Elle a peur que ces émotions ne la blessent, que ces émotions ne la perdent. Qu'elles ne blessent ses amis, et celui qu'elle aime.

Alors, malgré tout, elle lui crie dessus. Parce qu'il va trop loin. Qu'elle demandait juste, l'espace d'un temps, d'un court moment, un peu d'aide, sans la dénigrer. Une solution que ses amis ne pouvaient sans doute pas lui apporter. À la place, il se détourne pour sortir. Choquée, Ariana le fixe faire. Elle ne compte pas le retenir, à quoi bon ? Elle, l'idiote qui ne mérite ni d'être aidée, ni d'être aimée, ni d'exister...

Avant qu'il ne sorte réellement, il s'arrête. Se retourne. Tous deux se regardent. À quoi pense-t-il ? Que ressent-il ? Du dégoût, de la pitié ? Elle soutient son regard avec défi et colère, avec désespoir et tristesse. Au moins, elle n'abandonne pas encore. Elle lui montrera... A lui, et aux autres. Ils verront...

Et puis soudain, elle est propulsée ailleurs. Elle voit des images. C'est un enfant, il pleure. Il souffre. Il ne parle plus, se sent probablement vide, comme elle-même s'est sentie vide. Seul, comme elle se sent seule à présent. Disparaissant à l'intérieur d'eux-mêmes, les yeux dans le vague. La maladie, la mort, les brimades, la solitude. Le regard qui se durcit. La mâchoire qui se broie elle-même pour ne pas broyer le reste du monde à sa place.

Ariana a envie de le serrer dans ses bras. Elle sait qui il est, il ne faut pas être devin pour comprendre. Elle sait. Elle ne veut pas devenir comme lui aujourd'hui, et, pourtant, elle rêverait d'être à moitié aussi forte. Mais il est dur. Impassible. Distant. Ca lui fait de la peine.

Elle veut pouvoir dire à cet enfant que ça ira. Que tout ira bien. Qu'il deviendra fort, mais qu'elle aime aussi lorsqu'il est doux. Lorsqu'il rit. Lorsqu'il est gentil. Lorsqu'il est gêné. Lorsqu'il montre qui il est, Morphe qui se cache lui aussi.

Sa bouche s'ouvre. Il parle ; ça la secoue toute entière. Elle a l'impression de voir le petit garçon lui dire cela avec une voix d'adulte en colère et inquiet. Alors elle veut lui dire qu'elle est désolée. Elle aimerait lui dire qu'elle ne peut plus. Qu'elle n'y arriverait pas, quand bien même elle essaierait.
Tu l'as simplement oublié.

La gorge d'Ariana se serre. Oublié quoi ? L'image de sa mère, face à une petite-elle recroquevillée et le visage terne, lui revient. La scène est floue, mais les mots très clairs : "Tu n'es qu'une bonne à rien !"
"Une idiote !"
Gifle.
Elle la sent sa joue. Ce n'est qu'un souvenir, mais il est si réel...
"Tu nous fais honte !"
Sa respiration accélère.
"Pourquoi tu ne peux pas être normale ?"
Ses yeux se ferment.
"De toute manière, on ne s'attendait pas à mieux de ta part."
Mâchoire serrée.
"Ariana Myriam ! Que tu sois d'accord ou non, tu auras cet enfant que Dieu t'a offert."
Souffle est presque un râle. Elle se redresse d'un bond, se met debout en s'accrochant à l'évier. Le trouble, la douleur, la colère ; elle se sent engloutie dans le souvenir à nouveau, dans ces yeux immensent qui la fixent alors qu'elle tient la petite dans ses bras... Tout contre elle, pour la seule et unique fois...
Contre son coeur. Sa respiration calme.
Elle est faible. Elle est faible.
Le bébé baille. Ariana tangue.
Tout le monde va mal à Terrae, a-t-elle dit à Ipiu.
Tu mérites le droit d'exister, lui a répondu Allen.

Sa voix la ramène à demi, mais pas entièrement. Dans le brouillard, sous une impulsion, elle attrape sa boîte de shampoing solide en aluminium et la jette dans sa douche : le bruit d'enfer coupe les visions, l'effraie, la ramène immédiatement. En sueur et tremblante, ses yeux reprennent leur couleur initiale. Ariana les pose sur Ashton, un peu hallucinée, reprenant son souffle. Sa voix est plus calme et dénuée d'animosité, mais saccadée.
Merci, Allen.

—C'est pas un mal de pleurer, contrairement à ce que tu penses.

Le tutoiement. Etrange, mais incontrôlé.

—Désolée pour la boîte… (Elle déglutit.) Il fallait que j'en sorte.

Je sais que tu as cette force en toi.
"En fait, tu cherches à m'aider, mais tu ne sais pas comment faire, pas vrai ? Est-ce que quelqu'un t'aide, toi ?"

—Tu as vu ?

Elle parle des visions. Il dira sûrement non, même si c'était le cas. Ou fera comme s'il n'a pas compris. Elle le connait.
Peut-être qu'il sera témérairement honnête.

—Je ne crois pas être forte. Tu te trompes à mon sujet. (Elle respire.) Mais. (Elle serre le poing.) C'est quoi, être fort, au fait ? C'est faire comme si tout aller bien ? Comme si on n'avait pas de faiblesse ? Ne jamais pleurer, ne jamais se plaindre, toujours avancer ?

Est-ce que c'est ce qu'il fait ?
Est-ce que c'est ce qu'elle a cessé de faire ?

—Tu n'es jamais fatigué ?

Elle se souvient de ce garçon et des larmes qui embuaient ses yeux. De son regard qui se durcissait avec le temps. Elle aussi regarde Ashton. Les moqueries... Le rejet.

—Dis... Tu te sens seul parfois ?

Et ses yeux sont à nouveau humides. Elle ne pleure pas pour elle, cette fois. Un peu, aussi. Mais elle a retrouvé terre, ou du moins très étrangement. Elle le voit. Elle n'est plus en colère, plus contre lui. Elle ne l'a jamais été, au fond, comme souvent.

Peut-être qu'elle ne veut juste pas lui faire de peine. Peut-être qu'elle s'en veut. Peut-être qu'elle a repris courage... Peut-être qu'elle s'est un peu perdue en cours de route.

Elle ne veut pas être une bonne à rien, ou une idiote, ou une pleurnicheuse. Elle fera de son mieux.

Ce n'est pas grave s'il y a des ratés.

Le Master fronça légèrement les sourcils alors qu'une nouvelle vision s'imposait à lui. Il avait bien sûr fait ce qu'il pouvait pour l'interrompre, mais il savait déjà que même fermer les yeux n'y changeait rien. Alors il la regarda, la comprit, et revint à la réalité, gardant son regard rivé sur Ariana qui venait de jeter sa boîte de shampoing dans la douche.

Il n'aima pas particulièrement le regard triste qu'elle lui adressa, parce qu'il comprit bien trop vite que ce regard s'adressait à lui, et non plus à cette vision qu'il venait d'avoir d'elle, mais il ne dit rien. Elle lui demanda si il avait vu, il se dit qu'il allait dire que non, puisque de toute façon, la question n'avait pas sa place là. Elle savait qu'il avait vu, pourquoi alors lui demander de vérifier ? Est-ce qu'elle attendait quelque chose de sa part ? Est-ce qu'elle voulait qu'il ait vu ?

Ashton savait qu'Ariana avait vu aussi. Mais il ne voulait pas qu'elle ait vu. Alors il ne lui demanderait pas, et elle comprendrait qu'il suffirait alors de taire cette révélation.

Lassement, il s'appuya dos contre l'encadrement de la porte, et jeta son regard sur la fameuse bouteille de shampoing pour laquelle la jeune Eau venait de s'excuser.

Ses questions l'agacèrent, parce qu'il sentait qu'il tournait en rond. Il n'avait rien à faire ici, et elle le savait. Jamais il n'aurait les mots qu'elle attendait d'entendre. Ce n'était pas sa place, et ce n'était pas son rôle. Et la seule chose qui le retenait, c'était ce regard qu'elle avait jeté dans sa direction quand il avait pris le chemin de la sortie.

Péniblement, mais sans pour autant le montrer, il ouvrit à nouveau la bouche pour répondre à l'ensemble de ses questions :

-Non.

Il ne savait pas quoi dire. Il n'était pas fait pour les grands discours, ni même pour les introspections. Il ne savait pas parler de lui, et il n'aimait de toute façon pas le faire. Qu'on lui dise qu'il avait besoin de parler, il s'en fichait. Il fonctionnait comme ça, et contrairement à ce qu'on aurait pu penser, il le vivait réellement bien. Il vivait au présent, et c'était tout ce qui lui importait.

Et bien sûr que ces souvenirs étaient douloureux, bien sûr qu'il n'aimait pas se les remémorer, mais il avait aussi fini par les accepter, et il s'acceptait finalement totalement dans ce qu'il était devenu à présent. Ca n'avait pas été une période facile, mais ça l'avait aidé à se forger. Et il ne regrettait aucune de ses décisions.

Alors non. Qu'on puisse décider pour lui qu'il n'avait pas les méthodes adaptées, qu'il n'avait pas les réactions adaptées, qu'il devait être seul, ça l'agaçait un peu, parfois. Et c'était aussi pour ça qu'il aurait préféré que la jeune Eau ne partage jamais sa vision. Etait-elle responsable pour autant ? Non. Il ne pouvait pas le lui reprocher, elle qui était déjà si mal. Alors, il se contenta d'ajouter :

-Être fort c'est s'accepter, et être enfin en accord avec soi-même. Tu ne pourras l'être que lorsque tu auras mis un terme à tous tes conflits intérieurs. Chacun est fort à sa façon.

Pleurer n'est pas grave. Ce qui fait la force, c'est la capacité à se relever.

Non. Non, il n'a pas vu. Elle voit bien qu'il ment — ou plutôt, elle sait qu'il ment. Elle a senti que c'était différent de ses visions habituelles. Comme si elle était projetée dedans, oui… Mais pas toute seule. Pas la seule spectatrice. La gorge sèche, un peu perdue dans ses pensées, elle cligne des yeux, tente de retrouver un semblant de connexion neuronale. Tournée vers Ashton, elle continue à lui poser ses questions. Elle le revoit petit, elle se revoit elle, et elle comprend que ses visions font encore des siennes. C'est trop réel, mais elle essaie de les maintenir à l'écart.

Lorsqu'il reprend finalement la parole, toujours aussi sec, bloc de glace et d'acier qui la contemple sans ciller, elle baisse les yeux. Ses conflits intérieurs… Comment est-ce qu'il a fait pour y mettre fin, lui ? Comment il y est parvenu ? Elle a besoin de savoir, parce qu'elle a envie de le connaître, parce qu'elle veut savoir comment il a fait pour devenir comme ça. Sans doute pour s'inspirer, mais aussi pour ne pas faire entièrement la même chose. Ce serait trop douloureux, non ? Elle ne veut pas être ce bloc de glace et d'acier. La gorge serrée à lui en faire mal, l'ancienne morphe sent ses yeux la piquer encore.

—Je vois, lâche-t-elle finalement. Merci.

Un sourire sardonique s'étire sur ses lèvres. Et lorsqu'elle recroise son regard, elle s'y perd un peu. Elle repense à Elsa. Don't let them in, don't let them see ; be the good girl you always have to be. Conceal, don't feel, don't let them know… Aha.

Ses yeux se reposent sur le sol. Elle inspire. Serre le poing. Est-ce qu'il faut vraiment qu'elle retienne tout à nouveau ? Qu'elle se relève. Qu'elle fasse comme si de rien n'était ? Qu'elle ne ressente rien ? Peut-être que c'est sa manière de faire à lui, mais que cette manière de faire ne lui convient pas ? Est-ce que c'est ça, ce qu'il essaie de lui dire ? Son sourire se fait tremblant.

—Je comprends. Je ferai en sorte de trouver ma manière de l'être.

Pour le moment, qu'est-ce qu'elle peut faire d'autre…?

Elle s'approche de l'évier pour se passer de l'eau sur le visage, puis se l'essuie avec une serviette. Davantage calmée, elle arrive à mieux réfléchir. Ou, du moins, ne pas réfléchir qu'avec ses émotions : elle a l'esprit complètement vide.

—Tu as beaucoup de travail aujourd'hui, je pense ? Tout se passe bien ?

Elle se redresse. Lui jette un regard vaincu.

—Je vais pas te retenir plus longtemps, excuse-moi d'avoir abusé de ton temps. Merci pour ton aide. Si je peux faire quelque chose, dis-le moi...

Ashton voyait bien les restes de colère et d'amertume qui animaient les traits du visage d'Ariana, mais il ne fit aucun commentaire. Parce qu'une fois encore, ce n'était pas sa place. Peut-être que sa place à lui, c'était simplement de lui partager un autre point de vue. Son point de vue. Mais pas l'imposer. Parce que chacun règle ses soucis à sa manière. Et que de toute façon, il sait très bien qu'Ariana ne sera jamais d'accord avec lui. Simplement, ne pas être d'accord, c'est aussi comprendre un peu mieux ce avec quoi on est d'accord. Et pourquoi on est d'accord.

Ses petits poings se serrèrent et Ashton reporta son attention ailleurs, attendant qu'elle reprenne véritablement la parole pour mettre un terme à cette conversation. Il ne partirait pas tant qu'elle ne lui aurait pas fait sentir que tout ce qui devait être dit l'avait été.

Il hocha vaguement la tête quand elle affirma qu'elle ferait en sorte de trouver sa manière d'être, et reporta tout de même son attention sur elle quand elle se redressa pour se passer de l'eau sur le visage. Il lui offrit un haussement d'épaule en guise de réponse. Beaucoup de travail... Oui, certainement. Malgré ce qu'il se passait, et les responsabilités qui augmentaient un peu dans la salle des Masters, Ashton avait décidé de ne pas annuler ses cours, pour permettre à ses élèves de maintenir un cadre, ce qui était particulièrement important en ces temps durs.

-Un peu plus que d'habitude, mais rien d'incroyable. Au lieu de faire quatre pauses cafés dans la journée, j'en fais deux.

Super blague. Un jour, on te remerciera pour ça Ashton.
Ariana annonça enfin la fin de cette entrevue, et le Master se décolla du mur contre lequel il s'était adossé.

-Prends la journée pour toi. Ne cherche pas toujours à combler tes moments de vide avec tout un tas d'occupations pour te forcer à te concentrer sur autre chose. C'est aussi important, parfois, de juste prendre le temps de souffler, et de réfléchir. Penser à ce qu'on fera et à ce qu'on fait aussi, d'ailleurs. C'est comme ça qu'on finit par mieux se comprendre, et petit à petit s'accepter.

Il marqua une faible pause, avant d'achever, se dirigeant enfin vers la sortie de la chambre.

-Repose-toi, Aria. Bonne journée.

La poitrine serrée, Ariana relève les yeux vers Ashton… qui vient de faire une blague. Ce n'est pas une plaisanterie hilarante, mais venant de lui, elle le prend aussi comme une tentative de la rassurer (du moins, c'est ainsi qu'elle le prend) - et de ne pas la laisser sur une note négative, contrairement à tout à l'heure, lorsqu'il a souhaité partir sur un coup de colère. Elle esquisse un demi sourire. Bon. Alors tout va bien. Elle peut se reposer.

Ses yeux se baissent vers le sol… Elle inspire, acquiesce. Oui, promis. C'est difficile pour elle de ne rien faire. Ca l'angoisse. C'est quelque chose de terrifiant. Mais réfléchir sur quoi, sur… ce qu'elle vit ? Ce qu'elle ressent ?

Quelle galère… Et pourquoi ne pas s'arracher le coeur sans anesthésie, pendant qu'on y est ?

—Bonne journée à toi aussi. Et… merci encore.

Merci pour plein de choses. La présence. Être resté. Être reparti de pas trop mauvaise humeur. Ne pas lui avoir crié dessus. L'avoir écoutée. Lui avoir permis de s'énerver, mais sans le lui reprocher. Elle esquisse un sourire tremblant alors que Ashton part… puis le sourirre s'efface. Ne pas toujours faire semblant…

Son regard court autour d'elle. Les paroles de son maître lui reviennent en mémoire. "Être fort, c'est s'accepter."

Les yeux brûlants des larmes qu'elle contient, elle inspire. S'accepter, ça veut dire quoi ?…

Elle a un rire défait. Avant d'attraper son portable. Comme pour envoyer un nouveau message, comme pour ne pas être seule à nouveau. Ne pas combler les moments vides…

Elle déglutit, et va juste se mettre sur son lit, avec un peu de musique. Elle appellera Allen après. Il faut aussi qu'elle prenne des nouvelles de ses amis qu'elle délaisse. … Mais pour le moment, peut-être que c'est mieux de rester avec elle-même un peu plus longtemps.