Qu’est-ce que je fous là sans déconner.
     Non mais je veux dire, je sais que je me suis dit que j’allais me reprendre en main et tout, j’ai accepté un boulot, j’ai de nouveau une ébauche de vie sociale, j’ai même été jusqu’à accepter une mission de Terrae, ce qui veut dire rien de moins que des responsabilités et devoir bien présenter. Mais là, à force je me fais peur.
     Je veux dire, j’ai fêté mon premier salaire dans un magasin de fringues plutôt qu’à me bourrer la gueule. Et j’ai acheté une chemise blanche. Au secours, quoi. Enfin ça va, j’en suis pas à foutre des collants et une jupe, voire carrément des escarpins, mais on en est pas loin. J’ai un jean propre et des baskets neuves, rendez-vous compte.
     Enfin si on en est très loin, mais dans mon idée, on en est pas trop.
     Après, si on m’avait laissé le choix, j’aurais clairement flingué ces yens dans le l’alcool, des chips, une pizza, un canard en plastique et une aprem chez Pandora. Mais quand je me suis ramenée dans mon impayable dégaine de clocharde pleine de plantes pour prendre la mission, quelques regards bien placés et des allusions claires mais subtiles m’ont bien fait comprendre que ça allait pas être possible pour passer à la télévision. À la rigueur, la prothèse biomécanique, ça donnera un certain cachet.
     Puis j’ai pas mal révisé avant de venir. Mon anglais, pour commencer. Et le fonctionnement des cristaux. J’en ai même fait quelques uns, pour mon usage personnel comme pour des démonstrations éventuelles. On ne sait jamais. Pour vendre les capacités de ces bijoux de l’élément Terre, je devrais avoir un ou deux trucs à dire. J’ai, genre, énormément bossé sur l’agriculture magique. N’importe qui passant aux dortoirs s’en rendra compte.
     J’en ai parlé à Lloyd, ça a eu l’air de le brancher. Par contre, je ne me suis pas renseignée sur qui va être le master devant nous accompagner. Bah, une mission demandant un Tonnerre ou un Terre, ça va être Mitsuki ou Athéna à tous les coups et ce sera très bien comme ça. On peut difficilement espérer meilleure compagnie.
     Enfin bref, me voilà devant les grilles de l’institut avec mon sac, dans une tenue plus safari urbain que safari tout court.

En chemise et pantalon noirs, ceux qui croisent Lloyd d'habitude pourraient se dire qu'il va encore travailler au bar, comme tous les jours. Seulement une fois sorti du bâtiment principal, ce n'est pas la direction du village qu'il prend mais celle des grilles, traînant derrière lui une petite valise. Ce sera sa première sortie de l'Institut depuis qu'il est arrivé, et même s'il est un peu nerveux à l'idée de participer à une mission officielle, il a surtout hâte de redécouvrir le monde extérieur, en Espagne qui plus est. Sait-on jamais, l'occasion de montrer à une madrilène que la téléportation sert aussi à pimenter les nuits se présentera peut-être entre deux interviews.

Un peu plus loin le rouquin aperçoit Luna, qui lui avait parlé de l'escapade lors d'une soirée de travail. Heureusement qu'elle est reconnaissable, parce qu'il ne l'a jamais vue aussi soignée. Mowgli avec des fringues propres, ça fait un choc la première fois. Allez, c'est l'occasion de s'entraîner en prévision de la mission. Lloyd ferme les yeux, se concentre au maximum sur la serveuse pour arriver à côté d'elle, et... c'est pas Luna. L'australien est jusqu'à la taille dans un bosquet sur le bord du chemin, et en plus sa valise n'est pas venue avec lui.

"Putain de merde, abruti..."

En même temps, l'association d'idée est plutôt logique, il y avait une chance que ça foire. Une fois sorti des ronces et sans voir qu'il a troué sa chemise, Lloyd trottine jusqu'à sa valise en espérant que personne n'ait rien remarqué et rejoint enfin Luna, comme si cette petite mésaventure n'avait pas eu lieu. Quelle mésaventure ?

"Salut ! Fait pas chaud hein... on attend quelqu'un d'autre ?"

OK. Est-ce qu’on va parler de ce qu’il se passe depuis qu’Aylan est arrivé à Terrae ? NOOOOOOOOON. Pourquoi ? Parce que ça ferait une faille dans l’espace-temps narratif et que personne n’aime les failles dans l’espace-temps narratif. Parce que si je suis en mission là, justement, c’est pour le plaisir de ne pas y penser. De juste, faire autre chose.

On s’est bien pris la tête avec les masters pour savoir si je devais participer à cette mission… Parce que ouai j’leur avais dit de m’occuper. Pour ma santé mentale et la leur. Seulement, une mission diplomatie (plomatie) tu te dis que de base tu n’envoies pas une tonnerre, et surtout pas moi. Ou du moins, surtout pas un élément instable, alcoolique, qui parle comme une poissonnière, qu’a des soucis direct avec une organisation clandestine pseudo-terroriste, ce genre de choses quoi.

Sauf que de l’autre côté de la balance t’as des arguments plutôt lourds : déjà que ce soit moi, en public, ça fait un gros fuck au Centre et ça leur dit « bin alors les cocos, vous voulez vous révéler au grand jour ? On vous attends ! La bise. » et ça leur montre surtout qu’on a pas peur. Ensuite, j’parle couramment espagnol, ce qui est plutôt utile et flattant. Et pour finir : je suis une master tonnerre en fauteuil roulant. Je parais moins dangereuse que beaucoup, et j’peux quand même faire des effets spéciaux en fournissant en direct un cristal tonnerre bien puissant pour qu’il leur serve plus deux trois jours.

Mes acolytes pour la mission ? Luna et Lloyd. Joie. Je connais pas Lloyd, enfin, il m’a servi quelques verres, mais rien de fou, et Luna… LOL. En plus ils sont sur leur trente et uns tous les deux. Enfin surtout Luna. Elle se ressemble pas vraiment. Moi c’est comme d’habitude au taf, chemisier-jupe, chaussures orthopédiques qui sont pas trop dégueux, qui serviront jamais à faire autre-chose que me cacher les pieds mais qui sont faciles à mettre avec leurs scratchs. Bien sûr j’ai une valise énorme en équilibre sur mes genoux. Et l’ordonnance qui justifie tous les équipements médicaux que je ramène.

Quand je vois Lloyd faire de la merde, je me questionne rapidement sur le bienfondé d’emmener des bleus en mission… Puis je me rappelle le laïus de Ryu à ce sujet : il faut former les nouveaux. LOL. Depuis quand RYU me fait un laïus ? Il a d’la chance que j’ai besoin de m’occuper. Enfin. J’arrive à leur niveau. Juste pour être certaine, tu sais contrôler ton pouvoir pour pas qu’il ne se déclenche n’importe quand ? Non parce que tu te téléportes de quelques mètres dans l’avion et adieu Lloyd.

« Alors on attends pas Patrick ? » j’leur lance, sans certitude qu’ils ne captent la référence. « Des questions avant l’départ, vous avez bien pensé à vider vos vessies ? »

     Mais qu’est-ce qu’il fout.
     Je ne l’aurais pas remarqué se foirer s’il n’avait pas pesté, en plus.
     « Euh, ouais. »
     c’est un peu gênant.
     « T’as un trou là, tu feras gaffe. Enfin maintenant c’est trop tard mais j’espère que t’as pris de quoi te changer. Et on attend quelqu’un, ouais. Le master qui doit nous acc— »
     J’entends une voix derrière moi. Oh non pas elle.
     Et si c’est elle. Évidemment, elle est Tonnerre, mais je ne pensais pas qu’une ivrogne notoire – vous croyez quoi, quand on bosse dans un bar on a accès aux rumeurs – et qui aurait retrouvé son gamin il y a peu, après tant d’années, viendrait en mission. T’as pas autre chose à foutre de ton temps, gérer ton gosse, ta bibliothèque, ce genre de choses ?
     « Salut. Moi ça va, on peut y aller. »
     Je préfère fermer ma gueule, parce que je suis bien la dernière à pouvoir donner des leçons à qui que ce soit ici. Mais Ipiu aussi. Et Lloyd aussi, en fait. Fine équipe.

Ah merde, le trou, Luna fait bien de lui dire. Heureusement qu'il a de quoi se changer avec lui, il ne faudrait pas qu'un pectoral saillant vienne gâcher cette mission de relations publiques. Quand la serveuse s'arrête en pleine phrase, Lloyd relève les yeux de sa chemise pour tomber sur... le reboot féminin du professeur Xavier, en moins chauve. La connexion se fait tout de suite dans l'esprit brillant de l'australien, ils ont dû la sortir du Cerebro pour augmenter le capital sympathie de leur petite troupe. Mais une petite seconde, s'il y a la Master et Luna... c'est quoi sa tare à lui, pour avoir été mis là dedans ? C'est pour le côté mâle viril qui émoustille la ménagère ? L'hypothèse est retenue comme étant la plus rassurante, et donc adoptée.

"Je suis prêt aussi, je changerais de chemise à l'aéroport. Patrick nous rejoindra là-bas, on l'attend pas du coup ?"

Quitte à faire une sortie de groupe, autant avoir tout le monde dès le début.

"Laisses tomber, t'as pas la ref, le voyage va être long, tu ferais mieux de te changer dans l'avion avant d'arriver pour ne pas porter une chemise froissée. Je suis enchantée de te revoir Luna."

J'espère que l'avion aura ce film en visionnable, ça les occupera une partie du voyage. Attendez-vous à vous faire iech. Si j'était meilleure téléporteuse, peut-être qu'on n'aurait pas besoin de ça, mais franchement, autant nous rapatrier dans le coin de Terrae s'il y a un problème je maîtrise, autant le saut en terrain inconnu...

Effectivement on se fait iech, déjà parce qu'il faut qu'on passe les douanes et déjà quand t'as un fauteuil et des plaques métalliques dans le dos ils aiment pas, mais z'imaginez pas le dawa avec la bioprothèse de la miss. Sérieusement, on en chie avant d'arriver dans l'avion. Quand on est installés je préviens.

"Faudra que l'un de vous se dévoue pour m'aider à aller aux chiottes dans 3h."

Oh, probablement toi Lloyd. Parce que si tu as été choisi pour cette mission il y a deux raisons. La deuxième tu seras capable de me gérer à peu près si je suis ivre, t'as l'habitude. La première t'es capable de me porter sans souci. La bise.

     Enchantée de te revoir, ouais. Non mais en vrai ça va. Je veux dire, elle m’a subi quand j’étais au moment où ça allait être dur d’avoir une bonne opinion de moi. Y compris pour moi-même. Je n’ai pas grand-chose à lui prouver, genre je vais mieux ou je sais pas quoi. On a un boulot, on le fait et puis voilà.
     Les douanes c’était long et chiant, ça j’admets. Mais c’était pire quand je suis venue à Terrae, vu que j’avais pas juste un bras robot, mais carrément des outils au bout du coude. Et bon ben disons que jamais le capitaine Crochet n’aurait pu prendre un avion.
     On est installé et la Ipiu nous lâche ça sans pression. Elle regarde Lloyd. Quoi, tu veux demander à lui de t’aider ? Non mais je bosse pour lui, je peux te dire en long en large et en travers pourquoi c’est une idée de merde.
     « Ouais okay. Je maîtrise bien mon titanisme, ça va aller. »

Non mais c'est quoi ce délire, faut l'envoyer au popo en plus? Lloyd a déjà mal vécu de devoir passer la douane avec un téton apparent, et encore plus de se changer dans l'avion sous les regards avides des vieilles nippones en mal d'action. Si elles veulent se faire rincer le bol à saké, va falloir aller voir ailleurs, le rouquin ne fait pas dans l'humanitaire. Et c'est valable aussi pour Fangio dans sa Ferrari, quand Lloyd aura envie de torcher quelqu'un d'autre il fera un gosse. Heureusement, Luna coupe court au regard insistant dans sa direction pour se porter volontaire, une solidarité accueillie avec un grand sourire.

"Ouai voilà, elle maîtrise... puis comme ça si y a plus de PQ, elle te fera pousser du triple épaisseur."

Dans trois heures, Lloyd a bien l'intention d'être en train de roupiller, déjà qu'il n'est pas tranquille en avion. Il pensait qu'ils utiliseraient un cristal de téléportation, ou n'importe quel autre artifice magique qui évite de se taper une demi-journée dans un cercueil volant, mais c'est raté. Au moins, il n'aura pas à faire la dame-pipi en cours de route et comme un bonheur n'arrive jamais seul, voilà qu'une hôtesse plutôt charmante vient leur demander s'ils ont besoin de quelque chose.

"- Alors oui, ils voudraient bien un petit verre pour la route.
- Désolé monsieur, pas en classe économie...
- C'est pour mon amie voyez-vous, les turbulences réveillent ses douleurs fantômes, il n'y a que ça qui la calme.
- Ah, je vais voir ce que je peux faire."

C'est pratique, de faire le trajet avec ce genre d'engin. En se débrouillant bien ils pourront faire la bringue à l'oeil.

"C'est prévu quand on sera en Espagne, mais dans l'avion vous oubliez vos pouvoirs svp, j'ai pas envie de récupérer un dérapage, et sans doute pas les capacités. Si tu te sens capable de me poser sur les chiottes sans heurt et sans utiliser ton pouvoir, no problem;"

Oups un trou dans la coque. Oups un court-circuit. Oups un Lloyd qui apprend à voler. Sondages itératifs 3 fois par jour. Laxatifs tous les deux jours. Désolée de décevoir leurs fantasmes mais ils ne feront littéralement que me porter, j'me démerde seule.


"Oubliez ce qu'il a dit, je prendrais une limonade." je lance à l'hôtesse en même temps qu'un regard noir à Lloyd. Pas d'alcool en mission pour moi, pas d'alcool en mission pour lui. Déso pas déso. "Si t'as envie que je te calme, je le fais avec mes pouvoirs, pas de substances illicites du voyage, faut qu'on soit en possession de toutes nos capacités c'est compris ?"

     « Oui, ça devrait aller. »
     Ça va quoi, même avant mon titanisme j’étais pas du genre à avoir aucune musculature. En utiliser un poil pour juste pas avoir à forcer et me faire mal au dos, ça devrait être envisageable.
     Et c’est quoi cette scène de ménage entre les deux et l’hôtesse, là.
     « Un pepsi pour moi s’il vous plaît.
     – J’ai du coca.
     – Ah, euh… ben de l’eau. »
     Vous savez quoi, je vais mettre du reggae dans mes écouteurs, lire quelques articles de biologie sur mon téléphone, probablement pioncer un coup et les laisser se démerder entre eux deux pendant le voyage. Qui va être super long, on a la bagatelle de l’Asie à traverser. Mais comptez pas sur moi pour me mêler à vos histoires.

Eh bien pour ce qui est de l'ambiance, ça ne risque pas d'être Ibiza, ce voyage. Déjà que Lloyd ne parle pas un mot d'espagnol, il n'aura même pas droit à l'alcool pour tchatcher les autochtones, ça s'annonce coton cette histoire. Ils étaient obligés de leur refourguer quelqu'un d'aussi sérieux comme chaperon, franchement ? Lloyd lance un premier regard suppliant à Luna en quête de soutien, mais c'est peine perdue. Un deuxième à l'hôtesse, comme pour lui demander de l'emmener avec elle, il veut pas rester avec Miss tire-la-tronche.

"Quel ennui... puis s'ils en servent, c'est que c'est pas illicite, moi j'dis ça..."

Il dit ça, mais pas assez fort pour qu'on l'entende, assez malin pour savoir que quel que soit le pouvoir de la blonde, elle peut lui faire faire trois fois le tour de son slip sans toucher l'élastique. Bon, puisque la détente est interdite, ce sera du repos pour le rouquin. Et un bien profond, qui résiste aux tentatives de réveil si c'est pour lui dire d'emmener Voldemort jusqu'au Chaudron de la Renaissance.

Luna nous signifie bien "déso guys j'm'en tamponne de vous !" et s'enferme dans un monde musical. Bon, je crois qu'il a mal interprété, quand je lui ai proposé de le calmer avec mes pouvoirs j'parlais d'utiliser mo pouvoir de sensitive. Pas de le dégommer. Est-ce que j'ai envie de le détromper ? Non. Est-ce qu'il y a des chances qu'il crache dans mon verre à l'avenir si je ne le détrompe pas ? Oui.

"Je voulais dire, si tu n'es pas à l'aise en avion je peux utiliser mes pouvoirs de sensitive pour que tu te détendes."

Déso mais on ne gâche pas l'alcool. C'est taboo. Ok. Alors j'vais arrêter de penser à ça simplement. Je commence à en avoir envie. Putain.

J'ai envie de demander à Luna ce qu'elle écoute, mais bien entendu si j'fais ça elle va encore se montrer désagréable. C'est un peu tristoune quand même. Bon ils ont quoi comme films ici ?

     On arrive en Espagne. Enfin. Je ne sais pas lequel de nous trois a tué l’ambiance, mais entre Lloyd qui oscille entre être malade en avion et terrifié par Ipiu – et je ne peux pas vraiment lui en vouloir –, Ipiu qui… est fidèle à elle-même et moi qui fais tout mon possible pour ne pas communiquer avec eux, on va tous être accusés de complicité dans le meurtre, ça c’est sûr.
     C’est reparti pour un tour de contrôles insupportablement longs, agrémentés d’un ascenseur en panne. Évidemment. Je suis du voyage donc on ne peut que s’attirer la scoumoune.
     « Bon ben escalier alors. Lloyd, tu veux bien te mettre devant et m’aider ? J’en ai pas besoin, mais pas envie non plus qu’on se fasse encore plus remarquer. »
     Une Brésilienne avec un bras biomécanique, un Australien trop bien roulé pour son propre bien et une Berbère aux yeux violets en chaise roulante, qui se parlent dans des langues différentes mais arrivent à se comprendre, c’est pas exactement le trio le plus discret.
     Maintenant qu’on est à la gare routière, il reste à prendre un taxi. Aucune idée d’où on va exactement et je ne vais pas imposer mon accent anglais à notre conducteur, par contre, ils se démerdent.