Erika se tient dans le couloir du cinquième étage, face à la fameuse salle des "masters". Ça va être son premier rendez-vous avec des responsables et elle en a bien besoin. Quand celui qui était venu la chercher lui avait parlé de Terrae, elle avait imaginé un endroit rassurant, un cadre sur lequel elle pourrait s'appuyer le temps de... elle ne sait pas trop. De se reconstruire ? De maîtriser ses disparitions à répétition et ses flammes indociles ? Bref. Pour le moment, on lui avait juste remis une micro-puce pour la traduction, quelques modèles à sa taille de l'uniforme et un plan. Tout ça était bien pratique, mais il n'y avait rien dans les fournitures qu'elle avait reçues à l'entrée qui réponde à toutes ses questions !

Sous prétexte que ça faisait beaucoup d'informations d'un coup et qu'elle rencontrerait incessamment sous peu un responsable (ou "master" comme ils aimaient bien dire ici), on ne lui avait pas donné beaucoup de détails. Sauf qu'elle s'en foutait, d'avoir trop d'informations en arrivant, elle, elle les voulait maintenant tous ces détails ! En attendant d'en savoir plus, elle avait parcouru le plan et ce qu'elle avait appris en le fixant longuement ne faisait que lui apporter encore plus de questions. Des dortoirs ? Elle avait passé l'âge du lycée depuis un moment ! Et d'ailleurs, cet uniforme était-il obligatoire ? Parce qu'il était inconcevable qu'elle retire le large blouson moutarde qui flottait actuellement sur ses épaules.

Rongeant son frein dans le couloir, Erika joue machinalement avec le briquet dans la poche de sa veste. De temps à autres, des personnes passent rapidement devant elle, tantôt seuls tantôt en groupe, tous différents les uns des autres et relativement jeunes. Est-ce qu'elle est la seule à attendre ? Un rapide coup d’œil lui apprend qu'une autre personne fait le pied de grue devant la porte de la salle des masters. Il s'agit d'un jeune homme qui a encore l'air d'un adolescent, à la limite de l'âge adulte. Elle n'arrive pas à déterminer si ses cheveux sont blonds ou châtains, ils forment comme  une auréole autour de son visage aux traits encore juvénile.

Elle hésite un instant. Elle n'aime pas spécialement aller vers les autres pour faire la conversation, mais là, elle a besoin d'informations, elle refuse d'attendre sagement. Alors en quelques pas, elle se rapproche et vient s'adosser à côté de lui, une épaule relevée contre le mut. Elle croise les bras et examine de haut en bas le jeune homme avant de dire :

- Hé, tu fais aussi partie des nouveaux ?

Même s'il est plus grand qu'elle, elle se penche en avant et dit d'un ton confidentiel :

- Je cherche un guide pour les nouveaux arrivants, une plaquette, un flyer, n'importe quoi. Tu en as reçu toi ?

Erika ne s'était pas rendue compte que son compagnon de couloir tenait une espèce de porte-document, ou de livre bizarrement relié. Il est peu vague quand il parle mais elle comprend que le document en question contient potentiellement des informations utiles . Voilà justement ce qu'elle cherchait ! L'air intrigué, elle attrape le livre et s'accroupit pour le feuilleter par terre, contre le mur. Il contient des photos, de toutes sortes de gens, rangées par catégories... C'est...

- Un trombinoscope !

Elle ouvre de grands yeux.

- Mais si, ça peut carrément aider ! Tiens, regarde, on doit pouvoir trouver qui est le directeur.

Elle fait défiler les feuillets, repère des bizarreries comme des cheveux blancs sur des visages juvéniles ou encore un chat qui a l'air se sentir tout à fait à sa place. Enfin, c'est un chat quoi. Elle met un peu de temps avant de trouver, c'est un peu complexe comme document en fait. Finalement, elle repère une espèce d'organigramme de la direction et le directeur s'avère être une directrice. Elle pose son doigt sous le visage clair encadré de cheveux noirs et prononce le nom de la femme qui la regarde, l'air déterminé, sur la photographie.

- Hideko Honda. Ne pas faire de connerie devant elle. Tu vois, il peut être utile ton bouquin.

Elle continue de le feuilleter et finit par comprendre que les catégories sont en fait les affinités des membres de l'institut. Voilà ! Elle est feu solaire, elle devrait rencontrer d'autres feux solaires, eux pourront lui expliquer comment maîtriser son invisibilité et ses moments improbables où elle disparaît. Si elle se souvient bien, il lui semble avoir vu le mot feu sur le plan qu'elle a longuement fixé plus tôt. Un endroit de ce bâtiment doit leur être réservé. C'est bien, elle commence à avoir un début de plan ! Son visage affiche un petit sourire quand elle se relève.

- Merci. Qui t'a donné ça au fait ? J'ai l'impression que c'est un exemplaire unique, on dirait pas un truc publié dans les règles de l'art.

Elle sort son briquet de sa poche et joue avec le mécanisme pour faire apparaître une flamme. C'est une vieille habitude qui est devenue rassurante en quelque sorte. Ça a du sens, maintenant qu'elle sait que son pouvoir est lui-même placé sous le signe du feu. Mais quand elle appuie avec son pouce, elle sent celui-ci s'enfoncer dans le plastique. Il y a le bruit caractéristique d'un objet réduit en morceau et elle observe, éberluée, le briquet brisé en plusieurs éclats au creux de sa main.

- Putain ! Comment j'ai fait ça ?

Elle regarde alors son compagnon d'infortune et lui présente sa main gauche, paume vers le ciel.

- Je déconne pas, c'est bien moi qui ai fait ça ?

La maternité ? D'où est-ce qu'il sort ça, juste en regardant un portrait ? Est-ce qu'il y a des informations de ce genre notées dans le trombinoscope ? Elle n'a pas pris le temps de regarder, elle s'est surtout concentrée sur les photos, tantôt des portraits tantôt... d'autres choses ? Les gens à Terrae ont vraiment l'air de venir du monde entier.

- Si il y avait plus que les noms et les affinités, ça ne serait plus un trombinoscope mais un vrai instrument pour stalker les gens... Flippant.

Elle retient, pour le dénommé Zola. Elle n'a aucune idée de comment elle ferait pour le retrouver parmi tous les habitants de Terrae avec cette simple description (terre, grand, bien bâti... mais encore ?). Mais ça la rassure, voilà un repère, une bouée de secours qu'elle va garder sous le coude, au cas où. Même si elle est encore un peu effrayée par toutes ces nouveautés, les gens ici ont l'air plutôt gentils. Bizarres, très clairement. Mais prêts à aider on dirait.

L'accident de briquet interrompt le cours de ses pensées. Le garçon a côté d'elle s'est reculé, visiblement surpris. Bon, elle n'a pas des visions, son briquet est bien réduit en morceaux. Son camarade d'infortune se met tout de suite sur la défensive. Ça suffit à déclencher chez elle un pic d'agacement et elle s'énerve.

- Pourquoi je m'en prendrais à toi ? Tu es juste un type qui attend à côté de moi, je ne suis pas une psychopathe violente ! En plus, je risque pas de te faire grand chose, je te signale que j'ai un bras dans le plâtre. Et c'est la première fois que ça m'arrive !

Son regard se pose à nouveau sur sa main ouverte. Elle reste médusée. Erika réfléchit alors à tout ce qu'on lui a dit lorsqu'on l'a amenée à l'institut. On lui a listé les pouvoirs que pouvaient maîtriser les élèves mais elle ne se souvient clairement pas de tous. Est-ce que être doté d'une force brutale comme ça, ça en fait partie ? Mais il lui semblait qu'elle était simplement feu solaire, invisible donc. Elle doute que la force physique ça fasse partie des caractéristiques de l'invisibilité. Mais maintenant qu'elle réfléchit, un détail lui revient.

- Merde, c'est quand même pas à cause de cette histoire d'astronomie !

Elle se tourne vers le jeune homme, espérant qu'il comprenne de quoi elle parle.

- On t'a pas parlé de ça quand tu es venu ici ? Une histoire de phénomène avec la lune et le soleil... On m'a vaguement prévenu que mon pouvoir pouvait changer, mais je n'imaginais pas quelque chose d'aussi brutal !

Puis elle passe de la surprise à l'inquiétude. Qu'est-ce qu'on lui avait dit précisément ? Il y avait tellement d'informations nouvelles à retenir, elle ne sait plus trop. Est-ce qu'elle est la seule à qui on ait dit ça ? Si ça se trouve, cette histoire d'éclipse ça ne concerne qu'elle mais pas les autres habitants de Terrae. Pourquoi elle ? Il faut qu'elle en est le cœur net.

- C'est quoi ton pouvoir, à toi ? Et est-ce que tu es toujours capable de l'utiliser ou ça a changé ?

Aller, faites qu'elle ne soit pas la seule dans cette situation incompréhensible !

Erika a réagi au quart de tour, s'attendant à recevoir une réponse agressive. En fait, elle est plutôt désarçonnée de constater à quel point l'adolescent est sur la défensive. Et il parle de réflexes de survie ? Il ressemble un peu à un animal effrayé, qui montre les crocs uniquement parce qu'il est sur le qui vive, prêt à bondir pour fuir. Est-ce qu'il ne fait confiance à personne ? Qu'est-ce qu'il a bien pu vivre pour considérer les autres comme des menaces potentielles ? Elle lui demande sincèrement :

- Est-ce que j'ai l'air chelou ? Bon, j'admets, c'est pas courant les cheveux coupés courts comme ça, et mes lunettes sont pas vraiment à la mode. Et je sais que je m'énerve facilement, mais j'ai quand même pas l'air menaçante, si ?

Il résume très bien la situation : une roue de la fortune, et c'est définitivement de la merde. Elle n'est pas sûre qu'être capable de réduire les objets en morceaux constitue un jackpot, mais bon, s'il le voit comme ça. Elle est un peu surprise quand elle voit l'adolescent lui tendre la main, il a l'air jeune et pourtant il a l'air très sérieux dans son geste. Est-ce que tous ceux qui sont à peine majeurs mettent autant les formes quand ils se présentent de nos jours ? Cependant, elle choisit de faire comme lui et tend à son tour la main gauche pour serrer la sienne. Elle déclare :

- Je suis Erika. Erika Brandt. Je viens d'arriver de Berlin.

Elle réfléchit un instant, elle est un peu curieuse alors elle demande :

- Tu serais capable de me montrer à quoi ça ressemble la téléportation ?

Elle se reprend l'instant d'après et se corrige :

- Mais non, si ça a changé avec cette histoire d'éclipse ou whatever, tu devrais faire d'autres choses. J'ai pas retenu la liste de tous les pouvoirs des gens qui viennent ici, je pensais que je n'avais que feu solaire à retenir. Je ne sais même pas combien il peut y en avoir au total. Attends...

Elle baisse la tête et se concentre. On lui a donné tellement d'informations en arrivant... Et elle pensait honnêtement qu'elle n'avait besoin de retenir que le sien. Elle commence son énumération en comptant avec ses doigts :

- Je crois qu'il y en a qui peuvent entendre les pensées des autres, certains peuvent voler, d'autres faire de l'électricité, je me souviens que certains peuvent voir le futur mais ça serait trop bizarre, ça peut pas être ça. Et évidement, il y a les invisibles qui peuvent jouer avec le feu, c'est ce que j'étais avant.

Elle s'interrompt et ouvre de grands yeux :

- Mais attends, si je pouvais faire deux choses surnaturelles quand j'étais chez mes parents en Allemagne, ça doit vouloir dire que j'ai aussi deux capacités bizarres en ce moment. La force destructrice on dirait et autre chose... Mais quoi ?

Sans vraiment savoir pourquoi, Erika a le sentiment que l'adolescent en face d'elle a du mal avec les gens. Il est tout à fait prêt à l'aider, ça il n'y a pas de problème là dessus, c'est très gentil de sa part ! Mais il y a quelque chose de réticent chez lui, d'un peu méfiant et blasé en même temps, dans la façon qu'il a de conclure par un "T'sais les gens quoi".

Alors qu'elle panique un peu quand elle se rend compte qu'elle est vraiment perdue avec ces questions de pouvoir, elle est surprise de voir que le petit jeune en face a l'air tout à fait à l'aise avec la question. Il prend un air d'instituteur et lui délivre le 101 des pouvoirs à Terrae. Alors elle se tait, elle écoute, et si elle pouvait elle prendrait des notes.

Par exemple, l'histoire des éléments ça lui a complètement passé au-dessus de la tête. Comment est-ce qu'elle a pu passer à côté de ça alors que selon son professeur c'est la base ? Et il y a dix pouvoirs au total ! Elle savait qu'il y en avait plusieurs mais pas autant... Mais comment il fait pour les réciter comme ça, sans hésitation ! C'est abusé !

Et alors qu'elle hoche la tête en bonne élève attentive, Erika se sent soudainement très fatiguée. Ainsi, elle est dotée d'une super force et elle peut contrôler la terre ? En fait, elle s'en fout. Elle en a marre. Marre de tout ce bazar.

On lui avait dit que les choses seraient plus simples à Terrae et elle y avait cru. Elle avait honnêtement cru que ça améliorerait sa situation de venir ici, que ça l'aiderait avec ses problèmes. Mais pour le moment elle a l'impression que ça ne fait qu'en rajouter, que les complications se multiplient. Et ça l'épuise.

Et puis, pourquoi est-ce qu'elle est aussi paumée alors que le lycéen en face d'elle a l'air de déjà tout maîtriser ? Il agit comme si de rien n'était, comme si tout était normal ici. Mais non, rien n'est putain de normal. Et ça la met en colère. Pas en colère contre le bonhomme, il n'a rien fait de mal à part être à la page, lui. Plutôt en colère contre Terrae, contre l'institut. Parce que ça représentait quelque chose pour elle, une sorte de lumière au bout du tunnel. Et ça n'a pas tenu ses promesses.

Alors elle se renfrogne et elle lâche un :

- Merci pour l'explication, j'en avais besoin.

Fatiguée et perdue, Erika attend sa rencontre avec ces soit-disant masters comme s'il s'agissait d'un affrontement. Quand la porte s'ouvre, elle lance un regard à Addisson et lui dit :

- Tu veux passer en premier ? Moi je m'en fous de l'ordre.

En fait elle s'en fout de tout. Elle détourne le regard, sentant ses yeux devenir humides. Mais qu'est-ce qu'elle fait là ?