Erika parcourt les couloirs de l'institut. Elle prend un air assuré et blasé quand elle croise d'autres personnes, mais elle se sent un peu perdue. Si elle a bien mémorisé le plan, le couloir des chambres des feux devrait se trouver à cet étage (il faudra qu'elle demande où est-ce qu'elle loge d'ailleurs, logiquement ça serait ici ?). Elle tient vraiment à en trouver un qui pourrait répondre à ses questions, quelqu'un qui partage la même expérience déstabilisante de se retrouver avec cette force surhumaine et imprévisible. Enfin, imprévisible pour le moment. Elle compte bien réussir à maîtriser ce don étrange qui a remplacé son non moins bizarre pouvoir d'invisibilité.

Arrivée à l'angle du couloir elle tourne et tombe nez à nez avec un jeune homme au crâne rasé. Elle a un mouvement de recul. Passé l'effet de surprise, elle reprend son air assuré et le regarde de haut en bas, examinant sa carrure musclée et son visage avec ses yeux en amande. Encore un jeune qui doit avoir à peine atteint l'âge adulte, ils ont l'air plutôt nombreux ici. Voilà une question supplémentaire à poser sur sa liste : est-ce que les jeunes sont les seuls à ressentir le vide et à lancer l'appel aux masters ?

- Désolée.

Plus laconique, tu meurs. Elle ne prononce pas un mot de plus, s'écarte d'un pas sur le côté et continue son chemin. On dirait qu'il y a des élections pour un représentant, d'après les affiches qui sont accrochées aux murs. Voilà ce qu'il lui faudrait dans l'idéal, un représentant serait parfait pour répondre à ses questions ! Mais puisque la campagne est en cours, il ou elle n'est pas encore élue... Et elle ne va pas quand même pas faire du porte à porte dans l'espoir de tomber sur quelqu'un qui voudra bien répondre à ses questions. Qu'est-ce qu'elle espérait au juste, en venant dans ce couloir ? Si elle réfléchit bien, elle espérait secrètement être accueillie à bras ouverts par un groupe amical de gens prêt à l'aider. Évidemment, la réalité ne ressemble en rien à ses rêves, il y a un juste un bonhomme qui fait le pied de grue à l'angle.

Mais bien sûr ! Elle n'a qu'à lui demander à lui ! Elle fait demi-tour et s'approche, les mains derrière le dos, essayant d'avoir l'air plus aimable que tout à l'heure. Arrivée à sa hauteur, elle demande avec sa voix basse et posée :

- Excuse-moi, je cherche des personnes d'affinité feu. Feu solaire plus précisément. Je viens d'arriver et j'ai besoin d'aide avec tous ces changements liés au soleil et à la lune, on m'a parlé d'une éclipse et... Bref, toi qui est dans les parages, tu connaîtrais d'autres personnes qui ont l'affinité terre lunaire comme moi en ce moment ?

Puisque la réalité ne correspond jamais aux rêves, elle ne prend même pas la peinte d'espérer qu'il ait précisément la même affinité qu'elle. Mais qui sait, peut-être qu'il pourra quand même l'aider ?

Elle n'a pas franchement fait attention au jeune en le dépassant tout à l'heure mais, maintenant qu'elle se tient près de lui, elle se demande ce qu'il peut bien faire dans cette tenue de ninja du dimanche. Il n'a pas l'air très content à l'idée d'être interrompu dans son obscure activité. Elle fait la moue et l'écoute, les sourcils froncés. Ça, elle l'a compris, il faut qu'elle trouve des masters pour toutes les questions existentielles qu'elle accumule depuis son arrivée, mais elle n'a pas encore réussi à mettre la main sur l'un d'entre eux. Quand à cette histoire de feux et de terres, elle a bien envie de lui répondre sèchement pour lui expliquer la logique qu'il y a dans sa démarche, parce  que oui, il y en a une !

Mais elle s'interrompt avant de pouvoir lancer une réplique bien sentie car le jeune homme en face prend un air interloqué. Le contraste soudain est presque comique. Quand il répète en s'écriant son affinité actuelle, elle se contente de hocher de la tête, pas tout à fait certaine de où est-ce qu'il peut bien vouloir en venir. Lui a l'air tout à fait sûr de lui et il fait signe de le suivre. Voilà qui est nouveau. Erika marche à sa suite, intriguée. Peut-être qu'elle a finalement trouvé la bonne personne pour l'aider, après tout !

Cependant, elle se met à en douter très fortement quand le jeune homme explose la porte d'une chambre d'un seul coup de pied. Déstabilisée, elle a envie d'ouvrir sa main, paume vers le ciel, pour lui demander très sincèrement, "Pourquoi ?". Pourquoi tant de violence envers cette porte innocente ? Est-ce que cet institut où elle vient de débarquer ne serait pas en fait un repère de cas sociaux internationaux ? Au moins celui-là a l'air d'être plutôt gentil, il sourit d'une façon très avenante pour quelqu'un qui vient de s'en prendre gratuitement à un bâtiment public.

Les paroles du jeune homme s'avèrent encore plus déstabilisantes que son geste. Erika fronce carrément les sourcils et ne cache pas son incompréhension. Dans quel plan foireux s'est-elle engagée ? Le pseudo ninja connaît bien les pouvoirs des titans parce que... il les déteste ? Elle retourne l'idée dans sa tête mais n'arrive pas à en trouver la logique. Par contre, ce qu'elle saisit très bien, c'est qu'il est prêt à passer un marché. Et ça, c'est dans ses cordes ! Elle s'adresse à lui avec un petit sourire supérieur.

- Senri, je suis Erika Brandt et je suis prête à relever ton défi.

Il désigne alors l'ouverture béante qui a remplacé la porte de la chambre. Ah. Oui. C'est vrai. Elle baisse la tête et retient l'envie très forte de plaquer sa main sur son visage. Qui que soit ce Tiago, elle le plaint. Elle se contente d'un petit soupir. Ce n'est pas parce qu'elle vient d'accepter un bras de fer alors qu'elle porte un plâtre qu'elle va accepter tout et n'importe quoi. Elle se redresse et prend les choses en main.

- Non, on ne va pas occuper une chambre qui ne nous appartient pas, et certainement pas après que quelqu'un se soit permis d'en détruire la porte. Toi, tu attends là, lui intime-t-elle d'un geste de la main autoritaire.

Elle enjambe les morceaux de bois épars sur le seuil de la porte et s'avance dans la chambre. Elle essaie de regarder le moins possible autour d'elle, très gênée à l'idée de s'introduire ainsi dans l'intimité d'un inconnu. Mais elle se dit qu'elle, au moins, sera à peu près respectueuse, ce qui n'aurait pas forcément été le cas du zigoto dehors. Elle repère rapidement ce qu'elle cherche : une petite table de chevet à côté du lit. Elle dépose par terre la lampe et les quelques affaires qui se trouvent dessus, et s'en empare. Elle est heureusement assez légère pour qu'elle la porte avec une seule main et elle sort rapidement de la chambre, son butin sous le bras.

Elle dépose la petite table au milieu du couloir et déclare, le doigt levé comme une maîtresse d'école :

- Ceci n'est qu'un prêt, on la remet en place dès qu'on a fini notre affaire. Et ensuite, tu te débrouilles avec le propriétaire pour les dégâts que tu as causé, je ne veux pas être impliquée dans tes embrouilles.

Elle laisse flotter un moment le silence, histoire de donner encore plus de poids à ses propos. Puis, elle s'assoit en tailleur d'un côté de la petite table et pose son coude gauche dessus, bien décidée à ne pas perdre de temps. Certes, elle peut plier le bras droit, mais même avec la force que lui donne son nouveau statut de titan, elle n'est pas prête à prendre le risque de se blesser à nouveau alors qu'il ne lui reste plus que quelques semaines avant d'enlever le plâtre. Elle n'a jamais essayé de se battre ou de porter des choses lourdes avec son bras gauche mais elle espère que sa force surnaturelle comblera son manque de coordination de ce côté-là.

Elle prend soudain conscience d'une chose et demande à Senri :

- Au fait, on a décidé que si je gagnais, tu me disais tout ce que je voulais savoir. Mais si toi tu gagnes, qu'est-ce que je te dois ?

Qu'est-ce qu'elle a à offrir d'ailleurs ? Des romans de science-fiction en allemand, un thermos pour le café, des cigarettes... Elle n'a pas emmené grand chose avec elle à Terrae et il est hors de question qu'elle mette en jeu ses beaux manteaux, peut-être ce qu'elle possède de plus cher ici. Qu'est-ce qu'elle possède, ou qu'est-ce qu'elle connaît qui puisse intéresser un jeune homme aussi étrange ?

Assise devant la petite table, Erika doit aussi penser à des choses plus importantes. C'est bien beau de compter sur son pouvoir pour se tirer de cette affaire, mais elle n'a encore jamais réussi à l'utiliser sur commande. Pour le moment, il se manifeste seulement de façon accidentel. Voyons voir, quand est-ce que ça arrive ? Quand elle essaie d'allumer une cigarette par exemple. Elle a détruit tous ses briquets en essayant d'en faire jaillir une flamme. Le geste est trop délicat, c'est peut-être ça ? Non, pas tout à fait... Quel est son état d'esprit quand elle essaie d'allumer son briquet ? Elle est concentrée, parce qu'elle est moins à l'aise avec sa main gauche, et en même temps elle n'y pense pas spécialement parce que c'est devenu une habitude, quelque chose auquel elle n'a pas besoin de trop réfléchir. Voilà ! C'est ça ce qu'elle doit retrouver pour utiliser son don de titan ! Il ne lui reste plus qu'à vérifier. Fière d'elle, elle s'écrie :

- Je suis prête, on peut commencer !

Un cristal... C'est vrai qu'elle a entendu parler mais elle n'a aucune idée de comment elle peut en créer. Il doit bien y avoir une méthode, une marche à suivre, un tuto youtube... Voilà une des choses qu'elle pourra lui demander si elle remporte le combat.

D'un commun accord, ils s'adressent un signe de tête et le bras de fer commence. Au début, son bras penche dangereusement vers la table. Pourquoi est-ce qu'elle ne maîtrise pas ce fichu pouvoir ? si seulement elle pouvait contrôler son intensité . Elle sent ses joues devenir rouges, ses sourcils se froncer furieusement. Aller ! Elle doit y arriver ! Concentrée mais détendue. Appliquée mais relaxée. Il faut qu'elle rassemble ses pensées et qu'elle concentre son esprit là-dessus. Pousser avec son bras ne devrait pas être un effort. Ça devrait être simple comme allumer une cigarette, comme nouer ses lacets.

Là ! Elle sent un changement ! Peu à peu, elle n'a plus l'impression de fournir un effort incommensurable mais seulement d'exercer une pression régulière sur le bras de Senri. Ses sourcils se lèvent, elle est agréablement surprise. Erika se dit qu'après tout, elle est peut-être capable de maîtriser le don des titans. C'est à ce moment précis que le crâne de Senri prend feu.

Son premier réflexe est de lui lâcher la main et de se reculer. Éberluée, elle le fixe un instant, bouche ouverte. Puis saute sur ses pieds et se jette dans l'ouverture béante qu'est devenue l'entrée de la chambre. Vite, un truc pour éteindre le feu, n'importe quoi ! Le drap sur le lit ! Elle s'en empare avec sa main libre et sort de la pièce en courant. Elle arrive derrière Senri, lui jette le drap sur la tête et, à grands coups, frappe dessus du plat de la main pour éteindre les flammes. Elle demande, un peu paniquée :

- Est-ce que ça va ?

Maintenant que l'urgence est passée, elle peut se demander rationnellement comment est-ce qu'un crâne rasé peut s'embraser spontanément. Les pouvoirs, bien sûr. Toujours eux. Erika fait une boule avec le drap un peu brûlé et dit :

- Je suppose que tu es feu en ce moment ? Et si j'ai bien compris cette histoire d'éclipse, ça doit être assez récent donc tu as la maîtrise d'un débutant, presque comme moi en somme.

Elle a un sourire amusé quand elle rajoute :

- Quand mes pouvoirs de feu solaire se sont manifestés avant mon arrivée à Terrae, je me contentais de brûler les géraniums de mes parents, je n'allais pas jusqu'à la combustion spontanée.

Elle se demande si, quand les bouleversements liés à l'éclipse seront passés, elle retrouvera ce pouvoir initial. Ça ne la dérangerait pas tant que ça d'être invisible, et puis, si elle a la capacité de prendre feu et pas seulement de cramer les plantes vertes, ça pourrait être assez cool. Ça lui demanderait certainement pas mal d'entraînement mais si les résultats sont au rendez-vous ça peut en valoir la peine. Pour la première fois, elle n'envisage pas les pouvoirs comme un fardeau mais comme un superbe potentiel.

- Est-ce que tu te sens prêt à réessayer ou tu veux passer à l'infirmerie ? On a un marché, je sais, mais si c'est pour faire flamber le bâtiment on va éviter.

Erika ne peut pas s'empêcher de lever les yeux au ciel. Bien sûr que ça va, dit-il. Bien sûr que non, ça ne va pas ! Il n'y a rien de normal ou de okay dans le fait de voir son crâne prendre feu ! Elle l'a clairement offensé en assumant qu'il était aussi débutant, mais apparemment ça n'est pas le cas. Voilà qui l'intrigue. C'est un peu bizarre d'exécuter les ordres d'un adolescent mais elle s'assoit prête à écouter. Elle veut comprendre, elle ne demande que ça.

Et tout ça lui donne envie de pleurer. Il y a tellement de choses nouvelles, elle aimerait tant comprendre. Mais en écoutant Senri elle se rend compte qu'elle ne maîtrise qu'une infime partie de tout ce qu'il y a savoir sur les pouvoirs. Elle qui était feu solaire à l'origine, elle n'avait jamais réfléchit à tout ce qu'il est en train de lui dire sur le feu et l'électricité. Et quand elle changera d'affinité à cause de cette éclipse de merde, est-ce qu'elle devra tout réapprendre ? Elle qui pensait avoir trouvé le truc de concentration avec son pouvoir de titan, voilà que Senri lui parle de rythme cardiaque. Ça serait différent pour tout le monde ? Ça dépendrait selon les pouvoirs ? Quand est-ce qu'elle aura des informations fiables ? Quand est-ce que tout arrêtera de changer ?

Elle retrouve le sentiment si familier de perdition et de déshérence, qui ne semble pas la lâcher depuis son arrivée à l'institut. Assise par terre devant la table de chevet au milieu du couloir, elle regarde le mur, l'air impassible. Soudainement, Berlin lui manque terriblement. Sa vie d'avant aussi. Rien n'était facile mais au moins elle savait où elle allait.

Mais quand Senri reprend la parole, elle le regarde et elle voit tout de suite la détermination dans ses yeux. C'est vrai qu'ils ont un marché. Elle déglutit et hoche la tête. Voilà sur quoi elle doit se concentrer. Sur ce marché stupide qu'elle a passé parce que, au fond d'elle, elle adore ce genre de pari. Elle pose son coude gauche sur la table et dit :

- Très bien, tu l'auras voulu.

Leurs mains se serrent au centre de la table entre eux. Erika inspire. Et en expirant elle se concentre avec sérénité sur le poids de son bras gauche. Elle l'a déjà fait, elle peut y arriver. Si il y a bien une chose qu'elle aura retenu de cette journée, c'est qu'elle est capable de contrôler son pouvoir après tout. Et qu'elle n'est pas la seule à perdre le contrôle parfois. Ça, c'est rassurant. Elle a un léger sourire et elle pousse de toutes ses forces.

Un large crac retentit dans le couloir. Certes, son bras a pris le dessus sur celui de Senri, mais il a aussi pris le dessus sur la table. Celle-ci git entre eux deux, traversée de part en part par une large fissure qui descend jusqu'au bas du meuble. Complètement coupé en deux, il est très clairement irréparable.

- Oh merde.

Elle ne sait pas qui est le dénommé Tiago, mais elle lui adresse toutes ses excuses.