Après un certain temps passé à interroger les personnes qu'elle croisait, Erika en est venu à la conclusion que le meilleur moyen pour mettre le grappin sur l'un de ces fameux masters était de venir les voir à un cour. Il paraît qu'ils sont un certain nombre à être enseignants à Terrae. C'est vrai qu'elle a croisé beaucoup de jeunes personnes, encore adolescents ou à peine adultes, qui doivent suivre des cours. Pour elle, c'est fini le lycée, elle a eu son abitur et ne compte certainement pas y retourner. Mais si elle ne fait pas comme les autres jeunes de Terrae et qu'elle ne va pas en cours, que va-t-elle faire ? Elle n'en a aucune idée et pour le moment encore personne, heureusement, ne l'a confrontée à ce problème. Depuis son arrivée, elle se contente d'explorer et de chercher à comprendre ce qui se passe ici, et ça s'avère être une activité à temps plein.

Aussi a-t-elle choisi de se présenter à la fin d'un cour plutôt qu'au début, pour ne pas être obligée d'y assister. Adossée contre le mur en face de la porte de la salle de classe, Erika cherche à mettre en ordre ses pensées. Elle a des choses à dire et il faut qu'elle réussisse à transmettre le plus important ! Oui, mais comment résumer succinctement son sentiment de déshérence, de colère et d'incompréhension ? Tout ça l'anime constamment et elle ne sait pas comment elle fait pour tout contenir sans exploser. Au moins, ça a le mérite de la changer du vide. Celui-ci n'est pas parti, là-dessus elle est d'accord avec la psychologue, il lui faudra du temps. Mais ça lui change les idées d'être prise dans de tels tourments, ça, c'est clair.

Elle voit les élèves sortir un à un et elle les égrène comme elle compte les questions qui s'accumulent en elle. Un grand brun au nez allongé. Pourquoi y a-t-il autant de jeunes à Terrae ? Une blonde grassouillette. Est-ce que le vide ne concerne que les jeunes ? Un roux à lunettes. Qu'est-ce qu'ils vont devenir, une fois adultes après Terrae ? Une grande avec frange et rouge à lèvres. Qu'est-ce que je vais devenir, moi ?

Elle préfère s'arrêter là et laisse sortir les derniers étudiants en inspirant et expirant profondément. Le flux s'est arrêté, la porte s'est refermée. L'enseignant doit être resté à l'intérieur. C'est à elle de jouer. Elle s'avance jusqu'à l'entrée, déterminée, mais à peine a-t-elle tendu le bras que la porte s'ouvre en grand et qu'une femme s'avance, lui rentrant presque dedans. Interrompue dans son élan, Erika ne sait pas quoi faire, elle regarde par terre et se contente de souffler :

- Désolée.

Toujours aussi laconique. En face, l'autre femme se confond en excuse. Un peu intriguée, elle relève la tête et, surprise, ouvre légèrement la bouche. Oh, qu'est-ce qu'elle est belle avec ses cheveux blancs. Elle est un peu plus grande qu'elle et elle a des yeux violets, comme Elizabeth Taylor. Erika est soudainement un peu intimidée, elle lâche avec sa voix basse :

- Vous devez être l'enseignante, je vous cherchais. Enfin, pas vous spécifiquement, mais je dois parler à un enseignant. Un enseignant qui soit master. Enfin, à un master, voilà.

Comme entrée en matière, on a vu mieux. Elle se souvient de pourquoi elle est là et se reprend. C'est avec une voix beaucoup plus posée et assurée, presque sur un ton de défi, qu'elle déclare :

- Il y a toutes sortes de choses qui ne vont pas ici, que je ne comprends pas et ça me révolte. Je ne dois pas être la seule, d'autres personnes ont sûrement déjà signalé tout ça aux responsables, mais je tenais à exprimer mes griefs. Est-ce que je peux compter sur vous pour les faire remonter à la hiérarchie ?

Son professeur de solfège lui avait toujours dit que sa ténacité venait de sa rage de comprendre. Mais si elle est prête à tout, même à se mettre en colère, c'est parce que comprendre signifie contrôler. Et ne pas contrôler lui fait très peur. Putain, que fait-elle dans cet institut où elle ne comprend rien ?

C'est bien, Erika ne s'est pas laissé désarmée par la belle et jeune enseignante. Enfin si, mais juste un instant. Elle a cette voix mélodieuse qui la met en confiance. Elle doit être très talentueuse pour avoir accédé au statut de professeur aussi jeune. Et pourtant elle rit d'un air embarrassé, comme si elle n'était pas sûre d'être à sa place... Intrigant. Mais Erika ne se laisse pas déconcerter, elle doit rester concentrée. Surtout si son interlocutrice compte rester dans le couloir pour l'écouter. Ça signifie que, même si elle a son attention, elle ne peut pas lui accorder tout son temps. Très bien. Elle prend une inspiration et se lance.

- Vous êtes master, vous êtes peut-être déjà partie chercher des personnes comme moi qui émettaient l'appel avec leur vide. Dans mon cas, on m'a parlé de Terrae comme d'un endroit où je serais en sécurité pour découvrir mes capacités et les maîtriser, et reconstruire ma vie après le vide. Et c'est vrai que c'est un endroit rassurant, à l'abri du reste du monde, et la structure de l'établissement a l'air de bien fonctionner. J'ai vu les affiches pour les représentants, c'est une très bonne idée, s'ils étaient déjà élus c'est eux que je serais allée voir.

Il ne faut pas qu'elle s'éparpille, mais si elle veut pointer du doigt des problèmes elle doit aussi admettre l'existence de points très positifs. Maintenant, le plus dur.

- Mais comment est-on censés avancer dans la maîtrise de nos pouvoirs et, dans mon cas, dans la résolution des problèmes liés au vide, quand c'est un tel bazar ? Ce n'est pas votre bonne volonté que je remets en cause, je suis sûre que vous travaillez dur à résoudre la situation. C'est juste qu'on me parle d'une éclipse qui fait régulièrement changer les affinités sans jamais expliquer pourquoi ? Si on ne comprend pas les raisons derrière un changement aussi majeur, pourquoi est-ce que tout le monde reste aussi calme ?

Son poing gauche est serré, le bras tendu sous son blouson trop grand pour elle.

- Quand j'en discute avec les personnes que je rencontre, les gens ont l'air d'accepter la situation comme s'il fallait juste apprendre à faire avec ! Pourquoi personne ne s'indigne alors que c'est révoltant ! Si il y a un problème avec les éclipses, pourquoi ne pas se préparer ? C'est pas comme si on avait inventé les télescopes pour prévoir ce genre d'événements !

Erika sent toute la colère remonter et bouillir. À chacune de ses questions, elle sent la chaleur irradier un peu plus son corps. Ce n'est peut-être pas un hasard si elle a reçu un don du feu à l'origine, c'est vrai qu'elle a tendance à s'emporter. À s'emporter et à accumuler les raisons de sa colère jusqu'à ce que la pression soit trop forte et doive sortir.

- Comment est-ce que vous voulez que les nouveaux réussissent à s'adapter si les repères qu'on leur propose n'arrêtent pas de changer ? Comment voulez-vous qu'on ne se sente pas désorientés, et perdus, et-

Non. Pas maintenant. Elle essaie de déglutir, d'inspirer, mais elles sont là, les larmes qu'elle sent monter. Elle veut avoir l'air d'une femme forte et résolue, qui exprime avec conviction les problèmes qu'elle estime majeurs. Pas d'une petite nana qui est plus triste qu'en colère. Pourtant, c'est vrai qu'il y a de la colère dans sa rage. Les deux ont toujours été si liés chez elle. Sa voix d'habitude basse est un peu plus aiguë quand elle demande :

- Quand est-ce que ça va s'arrêter, cette histoire d'éclipse ? Quand est-ce qu'on aura des repères stables pour avancer ?

Erika a senti la tension qui l'habite constamment monter d'un cran pendant qu'elle exposait ses récriminations. Mais maintenant que c'est la jeune enseignante qui parle, elle a l'impression de se vider petit à petit de sa colère. Elle desserre un peu le poing et écoute avec attention.

Ainsi, même pour les gens qui gèrent l'institut, l'éclipse se révèle être un mystère. Ce qui devrait être terrifiant, mais elle en parle avec tellement de sérénité que ça donne l'impression que la situation est sous contrôle. Ce qui n'est pas le cas, bien sûr que non. Mais... elle donne le sentiment que les masters sont prêts pour l'inconnu, qu'ils sont préparés pour l'imprévisible. Et bizarrement, elle commence à se sentir un peu rassurée.

Elle parle aussi du début de Terrae, et si Erika avait le sentiment de commencer à comprendre le concept des affinités et le fonctionnement de l'établissement, elle réalise qu'il lui reste encore énormément à découvrir. Mais ces histoires du passé, même si elles soulèvent de nouvelles questions, ce sera pour une autre fois. Pour le moment, ce avec quoi elle veut devenir familière, c'est cette communauté. Mais comment s'intégrer ? Non, plutôt, que peut-elle apporter à Terrae ? Elle garde ses questions pour plus tard parce que son interlocutrice continue d'évoquer l'entraide.

Et c'est vrai que pour le moment, même si elle n'a pas encore rencontré grand monde, ceux avec qui elle a discuté étaient prêts à répondre à ses questions. Malgré leurs bizarreries. Ils sont quand même sacrément bizarres. Mais volontaires, et ça c'est l'essentiel. Elle écoute et elle se dit que c'est une bonne chose d'être révoltée comme elle l'est constamment, c'est important de pointer du doigt là où ça fait mal, elle en reste persuadée. Mais elle se dit aussi et surtout que c'est une bonne chose qu'il y ait des gens calmes et sereins, comme la femme en face d'elle. Est-ce qu'elle arrivera un jour à être comme un roc qui ne laisse pas de prise aux éléments ? Elle en doute. Mais peut-être... peut-être qu'elle aussi réussira à prendre les choses comme elles viennent et à s'adapter, comme le font les autres membres de l'institut autour d'elle.

La femme aux cheveux blancs conclut par un sourire. Erika ne répond pas mais elle se sent étrangement vidée, d'une bonne façon, comme une plage lavée par la marée. Les traits de son visage se détendent. Elle ne lui a pas apporté de solution miracle, mais d'une certaine façon elle est un peu magique pour avoir réussi à la calmer. Est-ce que c'est un truc de master ?

Elle hoche vivement la tête à la proposition de prendre un café et suit la master dans les couloirs de l'institut. Elle observe l'ambiance animée, les gens qui passent, qui s'interpellent... Et elle se dit que même s'il paraît effrayant, si ce monde est un lieu de solidarité et d'entraide comme on vient de le lui décrire, alors peut-être qu'elle serait capable de s'y faire une place et d'appeler c'est endroit le sien.

Elles arrivent à l'entrée de la cafétéria, un peu désertée à cette heure-ci, au niveau des machines à café. Erika n'est pas d'un naturel timide mais elle se sent un peu maladroite. Comment réengager la conversation après avoir été aussi vindicative ? Elle hésite un instant puis demande :

- Au fait, je ne sais pas comment vous appeler... Je suis Erika Brandt.

Et elle tend la main devant elle.

- Merci pour les réponses à mes questions, c'était... bien. Très bien même.

Elle en a d'autres des questions, mais d'un ordre un peu plus personnel et qu'elle ne se sent pas de poser à une personne qu'elle vient de rencontrer. Par contre, plus tard... Erika se surprend à espérer. Peut-être qu'un jour elle aura ici des confidents ? Elle commande un café et sort quelques pièces de la poche de son blouson. Elle a bien une question qui la taraude depuis tout à l'heure et qui est bien plus neutre et avenante que toutes les autres qu'elle a pu poser jusqu'à présent.

- Je me demandais, qu'est-ce que vous enseignez à Terrae ? C'est juste que vous avez l'air jeune pour ce genre de poste, est-ce que c'est parce que vous êtes master ?

Elle se sentirait presque apaisée en présence de cette femme. Elle s'en veut d'être constamment une telle boule d'émotions contradictoires, elle a sûrement fait mauvaise impression. Peut-être qu'elle peut se rattraper maintenant et montrer qu'elle n'est pas qu'une pimbêche colérique.

Erika boit à petites gorgées son café encore trop chaud et écoute Mitsuki parler. Ainsi, elle n'est pas vraiment professeure. Si ça se trouve, avec ses cours particuliers de solfège elle a plus d'expérience dans l'enseignement que la femme en face d'elle. Étonnant. Elle se permet de dire :

- Je n'ai pas été perdue par les détails, vous ne m'avez pas embrouillé.

Elle essaie de souffler sur sa boisson pour la refroidir mais arrête net quand elle entend la suite. Des cours sur les pouvoirs ! C'est à ça que servait cette salle... Voilà ce qu'il lui faut, ça sera plus efficace que d'utiliser les autres comme des cobayes (elle pense au jeune du couloir, qui était consentant, et au gars de la supérette qui l'était un peu moins). Elle attend que Mitsuki ait fini avant de lui demander comme s'inscrire. Elle est tellement concentrée sur cette idée de cours sur les pouvoirs qu'elle est presque surprise quand on lui demande son nom.

- Erika, je suis Erika Brandt. Alors...

Elle réfléchit un instant, à comment elle peut résumer son parcours, si mouvementé en si peu de temps.

- J'étais feu solaire avant qu'on vienne me chercher, je commençais à disparaître de temps en temps, enfin, à être invisible. C'était complètement aléatoire. Je sais que c'est mon affinité d'origine. C'est depuis que je suis arrivée que les changements ont commencé. Et si j'ai bien compris ça ne va pas s'arrêter là. Quitte à changer, j'espère être autre chose que titan, comme en ce moment, j'en ai marre de péter mes briquets ! C'est quand même dingue, je me dis qu'à force je vais faire des progrès et non, je suis toujours incapable de fumer une clope sans exploser mon feu. C'était plus facile quand j'étais invisible, la flamme était trop haute mais au moins mon briquet n'était pas en morceaux !

Voilà qu'elle s'énerve à nouveau. Erika pousse un soupir dépité et boit son café. Elle a conscience qu'elle a tendance à se mettre en colère pour pas grand chose. Mais elle repense à ce que lui a dit la psychologue. La colère, c'est mieux que l'indifférence. Elle s'éloigne du vide, doucement mais sûrement. Elle reprend :

- D'ailleurs, ces cours d'entraînement, il y a un bureau pour s'inscrire ? Je ne m'étais pas renseignée comme je ne suis plus scolarisée, c'est même plutôt moi qui donnait les cours ces derniers temps, mais finalement je crois que je vais avoir besoin de retourner en classe.

Elle regarde les gens passer dans le couloir par la porte ouverte de la cafétéria. Elle s'imagine, parmi eux, dans la salle d'entraînement, à s'entraider. Elle repense à tout à l'heure et elle dit :

- J'ai encore une question. Un peu plus tôt, quand vous parliez de solidarité à Terrae, ça... ça me parle mais je ne sais pas comment je pourrais aider. À part si vous avez besoin d'une prof de musique – et encore, je ne sais pas si je serais capable de recommencer après... bref – je n'ai pas vraiment de compétence. J'ai compris qu'il fallait des cristaux mais je ne sais pas encore en faire.

Là encore, il ne doit pas y avoir de solution miracle, Terrae ne l'attendait pas avec un poste nommé "Erika" réservé pour elle. Mais jusqu'à présent, les réponses de Mitsuki ont été plutôt... réconfortantes ? Elle ne sait pas trop comment l'exprimer, mais elle a le sentiment d'être tombé sur la bonne personne.

Ainsi, les cours sont en accès libre, c'est une bonne chose à savoir. Elle prend note mentalement, sa prochaine étape sera le hall. Erika finit son café pendant que Mitsuki répond à sa dernière question. Comme elle s'en doutait, la master est une fois de plus bienveillante. Elle ne s'imagine pas travailler avec des enfants mais pourquoi pas aider à entretenir les locaux, oui. Quant à l'idée d'ouvrir son propre club, l'idée a l'air aussi intéressante que frustrante. Clairement, son rapport à la musique est toujours aussi conflictuel depuis l'accident. Mais elle la garde dans un coin de sa tête. Qui sait, si un jour- non, quand un jour elle sera moins triste à l'idée de ne plus jouer, elle pourra peut-être se consacrer à aider les autres. C'est quelque chose que l'ancienne Erika aurait beaucoup de mal à envisager, mais maintenant qu'elle est à l'institut et qu'elle a commencé à changer... Pourquoi pas.

Elle triture son gobelet. Maintenant elle se sent carrément redevable à Mitsuki. Parce que si elle ressent la colère et la révolte dans tout son corps, elle ressent aussi la gratitude très fortement et ne sait pas trop comment l'exprimer. Elle essaie en disant, la tête un peu baissée :

- Merci pour les réponses à toutes mes questions. J'aimerais vraiment être un peu plus comme vous. Être plus solide face aux événements et aux imprévus.

Elle est un peu gênée. Comment formuler le reste sans être extrêmement embarrassante ? Elle relève son visage et dit d'une traite, très candidement :

- Si ça ne vous dérange, j'aimerais vous considérer comme un modèle. Comme je l'ai dit, je manque de repères ici et vous m'aidez beaucoup en m'accordant votre temps et votre attention et...

Elle fait rouler sur la table son gobelet bien déformé, elle cherche ses mots.

- Et... c'est important pour moi que quelqu'un m'ait écouté, même si j'avais l'air très remontée. Je suis désolée, je ne peux pas promettre de ne plus être en colère contre des choses qu'on ne peut pas contrôler mais... grâce à vous, je me sentirais un peu moins perdue dans ces moments-là.

Erika se sent franchement maladroite, elle espère qu'elle n'est pas en train de créer le malaise. Puis, c'est peut-être parce qu'elle a mentionné la musique tout à l'heure, elle repense à une chanson qui exprime plutôt bien l'état dans lequel elle était. Elle commence par expliquer :

- Je parlais de musique un peu plus tôt parce que je donnais des cours de solfège avant. Grâce à ça, je sais chanter. Je n'ai pas un très bon niveau et je ne compte pas devenir chanteuse... Mais en théorie, j'ai les connaissances pour. Je peux au moins me lancer en sachant que ça sera juste. Donc... voilà.

Elle abrège, prend une aspiration et chante doucement avec sa voix basse :

- Ich bin ein riesiger Berg (Je suis une énorme montagne), Ich bin ein stein (Je suis une pierre), Ich bin ein Stein unter einem Stein unter einem Stein (Je suis une pierre sous une pierre sous une pierre), Ich bewege mich so langsam (Je me déplace si lentement), Dass ich umbeweglich aussehe furchtbar (Que j'ai l'air terriblement immobile), Wir Bach, Bäche von meinem Tränen (Je deviens un ruisseau, des ruisseaux de mes larmes), Niemand hörst es als ich schreie (Personne ne m'entend quand je crie).

C'est pas une ballade à l'origine, c'est de l'électro conceptuel franco-allemand. Mais ce n'est pas très grave. Erika se racle un peu la gorge et conclut par :

- Merci de m'avoir écouté crier. Bon, je ne crie pas vraiment, je me contiens même quand je m'emporte, j'ai un peu de tenue, je suis bien élevée. Mais, bref, merci.

Erika ne dit plus rien. Peut-être qu'elle a encore été trop... trop. Elle n'a jamais été très douée pour doser ses sentiments, et même quand elle veut exprimer admiration et gratitude, elle manque de tact et de mesure. C'est vrai, peut-être que quelqu'un d'autre aurait mieux répondu à ses questions, mais c'est Mitsuki qui l'a fait et qui a pris le temps de l'écouter. Tant pis si répondre par une chanson, c'était trop intense, Erika a décidé que c'était mérité. Et non, elle ne boude pas pour quelque chose d'aussi bête.

Silencieuse, elle a repris son air un peu impassible mais ce que dit la master ensuite allume une étincelle de curiosité dans son regard. Elle ? Chanteuse ? Son premier réflexe est de protester, elle n'a pas la voix pour, sa place à elle est dans l'orchestre (enfin, était). Puis elle comprend que Mitsuki ne parle pas de chant lyrique. C'est de sa faute à elle, elle a passé trop de temps dans la musique classique. Bien sûr, elle n'aime pas que le classique, le baroque et le romantique, son goût pour la musique englobe aussi les groupes actuels. Elle a même un penchant pour la new wave et l'electro rock. C'est juste qu'elle a passé sa vie à se préparer pour entrer dans un orchestre classique, jamais elle n'avait pensé qu'elle pouvait intégrer un groupe de musique actuelle. Et si elle n'a pas l'amplitude vocale indispensable pour le chant lyrique, elle a effectivement les connaissances techniques nécessaires pour la variété internationale.

Elle ne pensait pas non plus être la personne adéquate pour animer une soirée, mais elle recommence tout à zéro en venant à Terrae et qui sait, peut-être qu'elle en est capable ? Elle répond simplement :

- Je n'y avais jamais pensé. Je faisais de la flûte avant de perdre l'usage de ma main, et je n'utilisais le chant que pour les cours de solfège. Je n'ai jamais imaginé en faire mon activité principale...

Elle est très intriguée par cette proposition, elle sent une sorte d'espoir idiot naître et... le voilà, le serrement au cœur qu'elle attendait. Celui qui tire sur ses sentiments dans les tréfonds de sa poitrine chaque fois qu'elle pense à renouer les liens avec la musique. Il y a la frustration d'être confrontée à sa passion alors qu'elle ne pourra plus jouer de la flûte. Il y a la tristesse qui l'empêche de feuilleter son magazine musical favori, de repasser ses morceaux préférés... Est-ce qu'elle va aussi l'empêcher de monter sur scène pour partager un moment avec les habitants de Terrae ? C'est vrai que c'est ça qu'elle a toujours aimé dans la pratique de la flûte, transmettre une émotion. Et si elle avait un autre moyen de le faire, en dehors de la musique classique, en dehors de la flûte ? Le re-voilà, l'espoir ivre fou.

Bien sûr que non, elle ne joue pas son avenir sur cette simple conversation avec l'aimable et volontaire Mitsuki. C'est juste une idée qu'elle lui propose, elle lui parle simplement des contacts qu'elle a, de son copain, du bar au village, des contrats... Mais elle a le sentiment de faire un pas dans la bonne direction. Non, plutôt, une énorme enjambée qui l'éloigne du vide. Comment résumer tout ça en quelques mots ? Un sourire timide s'affiche sur son visage.

- Ça me paraît être une bonne idée. Ça représente un sacré défi pour moi mais je... J'irais voir au bar. Et je suis contente que ça vous ait plu !

Son sourire laisse place à une expression un peu inquiète et elle dit :

- Mais je prends de votre temps alors que vous avez peut-être d'autres choses de prévu, d'autres entraînements ! Il me faut me le dire si je suis trop longue avec mes questions. D'ailleurs, j'en ai encore une, la dernière, promis : puisque vous n'êtes pas tout à fait une professeure, est-ce que je peux vous tutoyer ?

Erika est aux anges. Elle était prête à affronter une représentante de l'administration de Terrae pour faire entendre ses récriminations, et au final elle a trouvé un modèle. Qu'elle peut maintenant tutoyer ! Et qui est prête à lui donner des conseils et à la voir en concert. Sa journée est refaite. Erika s'empare du téléphone et compose maladroitement son numéro avec sa main gauche.

- J'ai téléchargé le traducteur automatique quand je suis arrivée ici, je savais qu'il y aurait beaucoup de nationalités différentes mais je suis encore surprise !

Elle le lui rend avec un sourire et ajoute :

- Je suis joignable quand tu veux si tu as besoin de quelqu'un pour donner un coup de main à l'institut. Je vais réfléchir sérieusement à cette histoire de musique, c'est une bonne piste, mais si il y a des tâches que je peux remplir, je suis prête à aider.

Elle se lève de sa place et regarde la cafétéria encore vide. Dans quelques heures, elle sera pleine de tous ces gens si différents qui habitent l'institut de Terrae. Elle n'a jamais été très sociable, mais elle est prête à les aider, d'une façon ou d'une autre. Mitsuki lui a donné ce repère dans ce monde qui change trop vite pour elle, la solidarité, et elle compte bien s'y accrocher. Elle la regarde quand elle dit :

- Je vais arrêter de te remercier, ça va devenir bizarre si je continue. Mais je suis sincère quand je le dis. Je te souhaite bonne continuation et à bientôt peut-être.

Erika quitte la grande salle et rejoint les couloirs de Terrae. Elle hésite encore, va-t-elle aller directement dans sa chambre ou a-t-elle envie de se promener ? Prendre l'air sur le toit ou aller au parc ? Elle a à peine découvert tous ces lieux et il lui reste tant à apprendre. Elle compte bien se familiariser avec tous ces endroits. Parce que même si elle se sent perdue pour le moment, si elle veut se sentir à sa place ici, c'est à elle de s'impliquer. C'est ce qu'elle a retenu des mots de Mitsuki sur l'entraide à Terrae. Alors, même si elle a l'impression que tout va trop vite et de ne pas encore avoir ses marques, elle va les créer, ses repères. C'est sa résolution, ça et devenir un peu plus comme Mitsuki. Être plus souple dans la façon de considérer les événements. Un sacré défi pour elle qui part facilement au quart de tour.

Mais ça, elle l'accomplira petit à petit. D'abord se concentrer sur ce qu'elle a à faire aujourd'hui. Et elle hésite encore : s'essayer à faire des cristaux comme Senri lui en parler, ou réfléchir à cette idée de concert ? Elle ne sait pas encore, mais une chose est sûre : cette discussion avec la master lui a re-donné de l'énergie et elle va se donner à fond.