Décision, décision. Il y aurait matière à gloser sur ce terme. Depuis un certain temps, Atumane n’avait plus l’impression de prendre des décisions. Décide-t-on quand on se contente de réagir de la manière la moins coûteuse, à défaut de la plus intéressante ?
     Hideko semblait un brin surprise. Peut-être même déçue ? Envisageable. Elle était sensitive, en cette période de l’Éclipse. Avait-elle lu ses émotions ? Le faisait-elle en ce moment ? Elle pouvait aussi les modifier. Et était sûrement assez douée pour le faire avec une grande subtilité, tellement grande qu’Atumane ne s’en serait pas rendu compte. Si la théorie « du complot » sur Terrae était valide, alors cela signifiait qu’Hideko préférait l’approche indirecte. Si elle ne l’était pas, il n’y avait aucun danger à quitter Terrae de se voir forcé à revenir suite à une sensation de manque. Dans les deux cas, c’était insuffisant pour conclure. Le test devait encore être poursuivi.
     « J’en ai bien peur. Cependant, j’imagine que tu ne m’as pas fait mander pour que nous abordions cela. Libre à toi de le faire en chemin. »
     Et il passa la porte, tout en la laissant ouverte, pour l’inviter à le suivre. Ce proviseur de lycée ne devait pas faire attention à ce qu’il disait au point de ne pas lâcher quelque information utile. Et là, elle serait obligée de le faire en anglais, et hors de son environnement choisi. Pouvait-on faire une application plus à la lettre de Sun Tzu.

     Perte de mémoire ? C’était intéressant, ça. Atumane réfléchissait à toute vitesse : il pensait à une batterie de tests à faire pour éprouver les capacités de surveillance de Terrae. Il serait capable de noter absolument tout ce dont il se souvenait, s’il prenait un peu de temps, et pourrait même se les envoyer par Internet à un serveur sécurisé, ou juste les transférer sur une clef USB qu’il dissimulerait quelque part. Entre autres techniques, dont beaucoup qui seraient plus subtiles. Mais enfin, ce n’était pas le but de sa présence ici, et il avait d’autres choses à vérifier avant. Bien entendu, les raisons des précautions de Hideko étaient ridicules : les ennemis de Terrae avaient été pulvérisés il y a longtemps, Atumane était parfaitement capable de se défendre seul, et Terrae pouvait avoir une défense active si elle le voulait, consistant en éliminer les menaces à sa survie en se contentant de quelques manipulations télépathiques, sensitives ou de quelques assassinats et corruptions bien placées. Que cela ne soit pas dans leur éthique était entendable, mais que dire du fait de toucher à quelque chose d’aussi privé et intime que les souvenirs ? D’autant plus que les masters, les plus loyaux à Hideko, auraient entièrement la main dessus, sans contrôle d’aucune sorte par un agent extérieur qui aurait pu veiller à ce que des souvenirs sur Terrae seuls soient impactés. On pouvait remodeler entièrement des individus. Sur combien de personnes cela avait-il été tenté ? Combien de non-terraens ? Combien d’événements avaient été empêchés par cela ? Non vraiment, c’était un comportement d’une horreur inqualifiable. Une négation des principes les plus élémentaires de la civilisation humaine. Entre les mains d’une jeune fille n’ayant pas dépassé la trentaine.
     Atumane sourit.
     « Mais bien sûr… »
     Il s’était brièvement adressé à elle comme ce qu’elle était physiquement ; une jeune d’un an de plus que lui à peine, certes pour la déstabiliser, mais maintenant, Atumane ne parvenait plus à ne pas avoir un immense détachement, celui qu’on adresserait à quelqu’un s’étant mis au ban de l’humanité par ses actes. Il se demandait si elle se rendait compte que la seule chose qui faisait tenir le système répugnant qu’elle avait mis en place était sa seule naïveté et sa vertu. Une protection on-ne-pouvait plus faible.
     Il retourna dans le bureau, et se rassit – mais ne prit pas la puce, tout de même.
     « Cela prendra donc un peu plus de temps que prévu avant que je ne parte, si vous vous montrez aussi… prudente. C’est un choix qui ne peut être pris à la légère. »
     Enfin, il était déjà pris, mais passons.
     « J’ai donc un peu de temps devant moi à tuer… Vous ne m’aviez pas convoqué pour ça, et je ne cesse de vous interrompre, c’est fort peu courtois. Vous m’avez convoqué pour quoi, si ce n’est me poser la question de ma présence ici ? »

     Et voilà qu’elle se mettait à baragouiner dans sa langue. Atumane haussa les épaules. Être convoqué pour discuter, mais en fait non. Qu’une telle personne, aussi inconstante, soit la tête de tout ce sur quoi il avait raisonné plus tôt n’inspirait pas confiance. Enfin, si tant est que confiance pouvait encore être inspirée.
     « Soit. Si nous n’avons plus rien à nous dire, alors, nous n’avons plus rien à nous dire. »
     Et cette fois-ci, il partit pour de bon.
     Que faire, maintenant. Peut-être commencer à vivre. Atumane avait un certain capital, pouvait obtenir la nationalité d’un grand nombre de pays sans problème, et avait une expérience loin d’être négligeable dans de nombreux domaines. Il était sûr de trouver un emploi, et peut-être même pas que dans la vente d’armes. Et puis, il pourrait toujours retourner avec sa tante, et reprendre le business, bien qu’elle n’allait pas apprécier qu’il ait quitté unilatéralement Terrae, pour ainsi dire sur un coup de tête.
     Et puis, si le Vide revenait, la drogue, le sexe et le travail occuperaient son esprit bien assez pour qu’il ne se manifeste que peu. Pour quelqu’un raisonnant aussi froidement qu’Atumane, c’était loin d’être une vie horrible qui se profilait. Pouvoir jouir de plaisirs divers à en perdre la tête, ça restait jouir desdits plaisirs.
     Une inconnue demeurait : combien d’informations il serait capable de tirer de Terrae. Et à quoi lui serviraient-elles. L’ennuyeux étant que plus il tentait d’en garder, plus il aurait l’attention de Terrae sur lui, ce qui n’était pas bon pour les affaires. Après tout, couper les ponts ne voulait pas dire se faire un ennemi. Aucun vrai capitaliste n’a d’ennemis, il n’a que des partenaires provisoirement indisponibles.
     Quoi qu’il en était, le futur ne s’annonçait pas si mauvais.