Je glissai ce qu'il me restait des cristaux que je venais d'utiliser dans les poches de mon jogging, m'autorisant à m'assoir sur cette souche d'arbre pour souffler un peu. Depuis la fin de l'Eclipse, le temps avait déjà bien passé, et l'été était désormais révolu. Mais même si le temps passait, et même si je progressais, ce n'était toujours pas assez. Je n'arrivais pas à cerner la subtilité de tous les pouvoirs, et nombre d'entre eux m'étaient encore bien trop difficiles à maîtriser en cas de nouvelle anomalie. Sauf que je devais y parvenir. Je devais réussir à les maîtriser. Je le devais...

Mes pensées me ramenèrent à Ys et un soupir m'échappa. Athéna et Ipiu étaient parties les retrouver, mais j'ignorais encore si cela porterait ses fruits. Nous étions tout de même chanceux de ne pas avoir véritablement subi de retour de médaille depuis la fin de cette période difficile. Il était sûr qu'il restait des choses à faire, mais les personnes qui avaient reçu des pouvoirs avaient toutes pu être récupérées, et il ne restait finalement "plus" que le problème Ys-Akira à gérer. Maintenant que Terrae avait retrouvé son visage paisible, nous pouvions pleinement nous concentrer sur ça.

Un coup d'oeil à ma montre m'indiqua que Mira ne devait plus tarder. J'avais changé le lieu de notre entraînement dans un message envoyé la veille, et j'espérais qu'elle ne se tromperait pas. La connaissant, ce serait tout de même assez étonnant.

Je me relevai donc de mon siège en sentant son énergie qui approchait, et bus quelques gorgées d'eau avant de lui adresser un sourire en la voyant apparaître devant moi.

-Bonjour Mira. J'espère que tu vas bien aujourd'hui ?

J'attendis qu'elle me réponde avant d'enchaîner :

-Au programme aujourd'hui : après avoir appris à perdre prise, nouvel exercice. Apprendre à maîtriser les feux qui ne t'appartiennent pas. Apprendre à les faire devenir tiens. Les maîtriser pour les empêcher de s'étendre.

Et rien de mieux qu'une forêt pour s'essayer à ce nouvel exercice.

Des mots palabrés à la va-vite, ou plutôt aussi rapidement que je souhaitais les entendre. Doigts serrés sur le téléphone, je gardais une emprise douce sur la coque de plastique tandis qu'Hortensia me délivrait des nouvelles qui n'avaient rien de bonnes. J'écoutais sans dire un mot, toujours en contrôle, toujours maîtresse de moi-même. Mon visage ne trahissait rien, quand bien même personne ne pouvait en voir les traits. Quelle tristesse est-ce là que de devoir garder la façade lorsqu'il n'y a personne à qui l'adresser ? Celle que j'ai choisi, certainement. Je sais que l'on entend les émotions, même au travers d'un portable, si je n'étais pas la meneuse Delacorte au bout du fil, que serais-je donc en face à face ? Alors, je la laissais expliquer, encaissant chaque fait qu'elle énonçait sans broncher. Ma mafia se soulevait, souillant l'héritage de mon père, désobéissant à la voix de mon autorité en toute connaissance de l'insolence de cette action.

Même mes yeux, reflet de l'âme, à ce que l'on dit, n'avaient pas la moindre lueur avec laquelle se décorer. J'étais calme. J'entendais avec une facilité déconcertante l'angoisse d'Hortensia, mais je ne pouvais pas me décider, s'agissait-il de mon attitude ? Elle me connaissait certainement mieux que personne, le fait que je ne trahisse pas de sentiment résonnait à ses oreilles comme ma pire colère. Elle finit ses explications et je réponds par un long silence, blanche tonalité qu'elle respecte et n'interrompt pas. D'un ton neutre, je délivre deux mots en italien.

- Grazie, Hortensia.

Je raccroche et lève les yeux du sol sur lequel ils s'étaient fixés. Le parc a l'air bien plus sombre maintenant que cet appel est terminé. Le sentier de terre que je foule m'apparaît comme de la cendre et les seules fleurs que je remarque sont celles qui ont fané. Abandonnant le banc sur lequel j'étais assise, je me relève, titubant presque sur ma cheville gauche. J'expire lourdement du nez, un malaise s'est installé dans mon abdomen et je le sens remonter jusque dans mes épaules. Ma main se lève jusque devant mes yeux ... et elle tremble. Mes dents se serrent, à l'instar de mes paupières et je sens les pulsations secouer mon échine. La nausée s'éveille alors, imitant l'impact d'un poing entre mes tripes. En un grognement, résultat d'un cri réprimé, je libère accidentellement un halo de flammes qui circule à toute allure sur les contours de ma silhouette. Le feu s'éclipse, mais je demeure dans le même état. Au loin je vois les grilles de Terrae. Leur motif protecteur disparaît à mes yeux, je ne vois plus que la barrière d'une prison qui me retient d'aller régler moi-même les problèmes qui secouent mon organisation.


Mon état d'esprit était demeuré semblable au cours des jours qui avaient suivis. Je me sentais ... c'était indescriptible. La colère des nouvelles continuait à parcourir mes veines comme si l'on avait intégré une toxine à mon sang. Chaque matin où je me réveillais, je ne prenais plus la peine de manger, me doucher, me regarder dans la glace. J'allais m'isoler, et je faisais en sorte que le feu que je maîtrise grandisse de plus en plus. C'était la première fois que mon ambition était animée par autre chose que ma passion des grandeurs. Je devais devenir plus puissante, je devais m'élever au-delà du mortel, me faire égale de Dieu, même si pour cela je devais devenir un monstre.

Seul un message m'avait distrait de mes problèmes, dictant un endroit différent pour le déroulement des habituelles séances d'entraînement. Je m'étais formatée à un rythme particulier ; le calme et la maîtrise avec Hideko, le déchaînement et l'expression avec moi-même. Mais j'avais de plus en plus de mal à garder la façade avec elle, mes sentiments prenaient trop d'ampleur sur ma façon d'être. Je me sentais infecte, dénuée de la subtilité dont j'usais si bien avant.

J'arrivais au lieu de l'entraînement, en pleine forêt. Il était facile de deviner l'objectif de cette séance ... entourées d'arbres, quel autre motif pourrait motiver pareille contrainte que celui du contrôle absolu ? Au fond de moi, je ne le sentais pas, mais je continuais à prétendre. La formalité du "tu vas bien ?" vint en premier, question vite expédiée d'un ton nettement plus sec que ce à quoi j'ai habitué ma tutrice.

- Parfaitement bien.

Elle apporta une nuance à l'hypothèse que j'avais établie. Il ne s'agissait cette fois pas de mon feu, mais bien de celui d'autrui. Alors comme ça je devais aussi apprendre à les étouffer ? Et à quoi bon ? Telle que je voyais les choses, ça ne m'était d'aucune utilité, mais j'ai une certaine confiance dans les capacités didactiques de la directrice. Autant la laisser faire.

- Bien. On commence ?

Etais-je pressée ? Certainement, mais sans vraiment l'être. J'avais soif d'apprendre, de progresser, mais j'étais attendue ailleurs et avant de pouvoir y aller, il fallait que je sache tout ce qu'il y a à apprendre. La question qui hantait mon esprit en ce moment-même était d'ailleurs d'ordre extrêmement pratique : serais-je capable d'étouffer la flamme qui projette la balle hors d'un revolver ? Puis j'y réfléchis ... ce n'est malheureusement pas la flamme qui la propulse. Soupir ... et merde.

J'arquai un sourcil en entendant la première réponse de Mira. Elle n'était clairement pas de bonne humeur. Mais comme j'avais bien conscience que je ne pourrais rien y faire, je décidais de ne pas y porter attention. Nous étions ici pour nous entraîner ; j'étais la professeure et elle était l'élève, rien de plus. Elle était de toute façon trop indépendante pour se reposer sur qui que ce soit.

Aussi, faisant fi de ce qui semblaient être ses préoccupations, j'enchaînais sur l'explication de notre séance du jour. Dans les mots, ça paraissait simple, mais je savais d'expérience que ça ne l'était pas du tout. Contrôler son propre feu était déjà bien compliqué, alors faire sien celui des autres était clairement un objectif quasiment hors de portée à ce stade pour elle. Et pourtant, j'avais envie d'essayer. Parce que contrairement à moi quand j'ai dû apprendre à contrôler mon pouvoir, Mira avait une volonté et une forcé intérieure qui me dépassait nettement à l'époque. Et j'avais besoin de voir. De tester ses limites. De voir jusqu'où sa volonté de progresser allait.

Un mince sourire s'étira sur mes lèvres. Je restais là, si jamais ça dégénérait, bien entendu. Mais il était hors de question que je l'extériorise. Pas d'infantilisation avec elle.

-Commençons alors.

Je fis naître une toute petite flammèche dans ma main, que je déposais au creux d'un arbre relativement moussue. Je fis s'asseoir la flamme un instant, gardant mon contrôle sur elle pour m'assurer qu'aucune humidité n'allait la ternir, puis je relâchai la pression, et laissai la flamme lécher le bois pour s'étendre progressivement.

-A toi de jouer maintenant.

Mon énergie redevenue mienne, la flamme n'était désormais plus qu'une flamme standard, qui cependant continuait de grossir encore et encore. Mira avait une volonté de fer, et son obsession pour le contrôle était selon moi capable d'étouffer la flamme. Parce qu'elle avait déjà étouffé les siennes à cause de ce même défaut.

Restait à voir si elle allait jouer le jeu, ou si elle allait, au contraire, se complaire dans l'appropriation de cette flamme pour la faire grossir et détruire encore davantage de choses sur son passage. Ce n'était pas un test en soi. Mais l'utilisation des pouvoirs en disait souvent long sur ce qu'il se trouvait réellement dans la tête de ceux qui nous entouraient.

-N'hésite pas à puiser la force au fond de toi. Si tu le fais correctement, la flamme deviendra tienne, et ne pourra plus te brûler.

Une fumée noire commença à s'élever dans les airs, et l'arbre craqua alors qu'une branche se pliait. Dans quelques instants, l'arbre d'à côté prendrait feu lui aussi.

Je regarde Hideko allumer une flamme dans le creux d'un arbre, la déposant comme un oeuf dans un nid, avec la même délicatesse. Et pourtant, quelques secondes plus tard, elle se met à consumer le bois, menaçant dès lors de l'embraser dans son entièreté et quelques uns de ses voisins avec. Hormis le gros doigt d'honneur fait aux écologistes, dont j'apprécie d'ailleurs l'efficacité, je suis assez surprise de l'entrain de ma tutrice. Est-ce moi qui suis juste moins motivée, ou bien est-ce elle qui s'amuse à donner des leçons. J'imagine qu'on ne devient pas prof sans conviction, mais cette femme a-t-elle vraiment eu le choix ? Comment tout cet enclos s'était-il créé de toute manière ? De ce que j'ai entendu de ses propres lèvres, elle n'était pas mieux logée qu'une mendiante il n'y a pas si longtemps.

Bref, les flammes, les contrôler. Cette leçon m'intéresse bien moins que celles où il s'agit de faire s'accroître leur taille, néanmoins ... j'imagine que c'est nécessaire. J'aurai tout le temps de travailler sur cet aspect durant la nuit, au bord du lac, là où personne ne me dérangera. Si j'ai bien compris une chose de nos entraînements, c'est que les conseils d'Hideko sont paroles d'évangile, en matière de magie. Il faut les prendre plus littéralement qu'il n'y paraît. Par ailleurs, j'ai entendu quelques rumeurs comme quoi je n'étais pas la première à se faire former par elle. Pas étonnant. A quoi bon être prof si ce n'est pour transmettre.

Je regarde longuement les flammes ... j'hésite quant à la démarche à suivre. Calmement, je lève une paume ouverte vers le ciel, dirigée vers le bois se consumant. Mon état actuel est ... blasé, pour le dire simplement. Ma personnalité, elle est loin du genre à paniquer vite, tout l'inverse à vrai dire, plus je suis dans l'urgence, plus je suis concentrée. On appelle ça la flegme, mais moi je préfère dire que j'ai peur de l'ennui. La différence à l'instant ... c'était que je prenais complètement mon temps pour passer à l'action. J'entendais le bois craquer et je ne faisais rien, j'attendais, faisant mine de me concentrer. Le grésillement de l'écorce sonnait à mes oreilles comme un râle d'agonie, long et doucereux. Entendre cette voix, cette mélodie, ça me défoulait, comme si j'avais envie de le sentir souffrir ... à quel degré de colère est-on rendu lorsque l'on imagine ce genre de choses ?

"Le feu est libre", un principe qui serait le premier testament si l'on faisait de la magie un écrit saint. Je peux déjà deviner qu'il est absolument inutile d'essayer de l'étouffer par la manière forte, je n'atteindrais pas un résultat parfait. Je dois l'attirer, le tenter, comme l'on appâte un animal sauvage. Focalisant mon attention au coeur du tumulte incinérateur, j'essaye de l'attirer à moi, de le faire mien. La sensation au bout de ma main semble témoigner de la présence de la flamme sauvage, et l'espace d'un instant je retrouve la sensation que j'ai lorsque j'utilise le marionnettisme.

Au lieu de parfaitement l'éteindre, je vois les flammes qui se précipitent vers la paume que j'avais ouverte, avec un vrombissement rageur. Avec un air confus, je les regarde danser autour de mon poignet. J'entends alors comme un murmure, pourtant strident, entre les vagues aurore, qui soudainement, passe du susurre au rugissement, tandis qu'en un coup d'éclat, elles s'élargissent brusquement, manquent de me brûler, et s'évanouissent. C'est ... affligeant. Je n'ai aucune idée d'à quel point c'est visible, mais je suis certaine qu'entre les lignes impassibles de mon expression, ma tutrice peut discerner une profonde déception. J'avais pourtant fait quelque chose de si beau .... est-ce moi qui ai tout gâché ? Pourquoi est-ce que je me sentais aussi coupable ? Et pourquoi j'avais ... envie de pleurer ?! Pour ça ? C'était comme si je redevenais une gamine dans mon corps d'adulte, pitoyable !

Je ne laisse pas couler de larme, mais je n'en ressens pas moins la tentation. Comme s'il y avait bien plus qu'une simple flamme à perdre dans cet entraînement. En bref, j'étais juste déprimée et pour rien. Ce n'est pas moi. Ce n'est pas ce que je suis. L'échec j'en ai pas peur, alors pourquoi j'étais aussi sensible à une stupidité pareille ?

- Qu'est-ce qu'il vient de se passer ?

Mon air désappointé ressort complètement d'entre mes paroles, je n'ai pas réussi à cacher cette expression-ci, mais au moins, aucune larme de faiblesse n'a coulé.

Le brasier s'installa et les flammes continuèrent à lécher le bois, menaçant à chaque seconde de s'emparer du deuxième arbre. Je tournai le visage vers Mira, qui s'était approchée de l'arbre, et haussai légèrement un sourcil. Mes sourcils finirent d'ailleurs par se froncer, à peine perceptiblement, et je l'observais faire. Ou plutôt ne rien faire.

Elle regardait la scène sans rien dire, attendant que ça se passe. Elle n'était pas au meilleur de sa forme, et j'en avais bien conscience, mais la voir totalement inexpressive à ce point, sans même commencer à faire bouillir son énergie, m'inquiéta un peu. Je ne fis cependant rien. Je n'avais rien à faire. Elle devait apprendre. Elle devait grandir. Elle n'avait pas besoin de l'aide des autres. La lui imposer ne fonctionnerait pas, pour l'instant du moins. Elle n'était pas encore prête à la recevoir. Elle avait encore bien trop besoin de tout contrôler. Les autres n'étaient là que parce qu'elle avait besoin d'eux.

Alors j'attendis, et finalement, son énergie commença à s'activer alors que les flammes s'attaquaient à l'arbre d'à côté. Je restai à l'arrière, gardant ma concentration sur les flammes et sa propre puissance. Je n'interviendrai pas.

Elle approcha légèrement sa main de l'origine de feu, et quelques flammes s'en détachèrent pour venir tourner autour de son poignet. La danse dura quelques instants, avant que les flammes ne lui échappent, se gonflant avant de disparaître. Mes yeux se levèrent sur les deux arbres qui continuaient à se consumer, et j'arquai légèrement un sourcil, sentant l'énergie de Mira retomber un peu brutalement.

Mais je ne dis rien. J'attendis qu'elle agisse. Et elle ne fit plus rien non plus. Elle prit finalement la parole, sans me regarder, et demanda ce qu'il s'était passé. J'arquai légèrement un sourcil, avant de sourire délicatement.

-Tu as apprivoisé la flamme. Mais elle n'a pas tenu. Parce que tu n'avais pas la conviction de la maintenir. Tu n'as pas envie d'éteindre ce feu.

Tu n'es pas assez stable pour ça. Tu es en colère. Tu as besoin de destruction, là, maintenant, tout de suite.

Je restais à l'écart, et observais les flammes qui continuaient à danser autour des arbres. Un troisième allait bientôt rejoindre le lot, et je m'assis sur un tronc d'arbre qui reposait sur le sol.

-Pourquoi est-ce que tu es toujours autant en colère, Mira ?

Quoi, alors c'était ça ? Juste de la conviction que je n'ai pas ? Que MOI je n'ai pas ?! Je suis l'incarnation même de la dédication et de la détermination, si moi je n'ai pas l'assurance de remplir cette tache à bien, alors qui pourrait bien l'avoir ?! Moi qui me déchire la peau tous les soirs à abuser de mon pouvoir, jusqu'à m'en ruiner la santé juste pour l'espoir d'un jour devenir meilleure , je n'aurais pas assez d'implication dans mon travail ? Encore une blague qui ne me fait pas rire ... mon sens de l'humour n'est pas en tort.

Et qu'est-ce que je fais, maintenant, hm ? Je laisse les arbres cramer ? Apparemment je n'ai pas envie de les éteindre, alors à quoi bon ? De toute manière ça ne servirait à rien d'essayer puisque je n'ai pas la conviction ! Et le meilleur ? Elle ose me demander pourquoi je suis toujours en colère ! Moi qui d'ordinaire garde une posture toujours si neutre, maintenant que j'ai un accès d'humeur, je suis devenue une véritable Alecto. Et merde j'en ai marre de jouer la contenance alors que j'ai juste envie de cramer toute cette putain de forêt !

- Et alors quoi si je suis énervée ?! Et alors quoi si j'ai juste envie de voir ces arbres cramer ? Qu'est-ce que ça peut bien faire de toute manière, puisque cette putain de clôture m'empêche d'aller régler mes putains de problème hors de Terrae !

Je serrais les dents, j'avais l'impression de retenir un crachat au fond de ma gorge, l'impression de le laisser s'accumuler, encore et encore, comme un brasier que l'on étouffe. Ma conscience ne s'y portait pas, mais derrière moi, les flammes rougeoyaient. Je ne voyais rien, j'étais focalisée sur les yeux de Hideko et cette impassible empathie qui y résonnait. Cette femme n'a pas voulu me mépriser comme les autres, et maintenant j'ai juste envie de lui donner une bonne raison de le faire.

- Ici, tout le monde a préféré oublier leur vie d'avant, mais moi elle me suit encore et je suis enfermée dans cet enclos alors que tout ce dont j'ai envie, c'est de faire fondre ces putains de clôtures !

L'écho de ma propre voix circulait entre les arbres, me renvoyant l'aspect d'une femme que je n'ai jamais croisée dans le miroir. Une journée et je commence déjà à perdre la tête, mais cette affaire qui traîne, à chaque seconde, menace la vie que mon père a construit.

Et le mieux ? C'est que moi ! Moi ! Ha ! Moi je joue aux sorcières avec des gosses qui ne réalisent pas que cet  endroit est une putain de bombe nucléaire qui n'attend que d'exploser ! Peut-être qu'il le devrait ! Personne ne vaut la peine d'être sauvé alors quitte à ne rien faire de nos pouvoirs autant tous crever !

J'entends à peine le craquèlement des branches qui s'intensifie tandis que le rouge des braises s'imprime sur mes propres joues. Un vrombissement ardent se manifeste sous un voile de fureur, explosant hors de l'écorce et m'envoyant immédiatement une onde de fatigue dans l'échine. Je ne m'effondre pas, mais je ressens, comme un long soupir, son effet jusque dans mon estomac. Le calme se réimprime sur mes traits, nuancé d'une immense frustration ... et d'une certaine honte.

- ... mais qu'est-ce que je fous là ?

Le brasier redoubla d'intensité alors que la colère de Mira explosait. Je la regardais sans sourciller, la laissant vider tout ce qu'elle avait sur le coeur. Les flammes gonflaient et les mots continuaient à sortir de sa bouche. C'était si terrible que ça, d'être ici ? Si terrible que ça, d'avoir une chance de recommencer à zéro ?

Si personne ne méritait d'être sauvé, alors pourquoi cet endroit existait ?

Entre Mira et Houston quelques temps auparavant, je commençais à douter. Et si je lâchais tout, hein ? Je me sacrifiais pour eux, je donnais tout pour eux, pour leur donner une deuxième chance. Pour leur permettre de se reconstruire. Mais visiblement ça n'allait pas, parce que ça n'allait jamais.

Et alors, si tout le monde ne méritait pas d'être aidé, qui le méritait vraiment ? Et surtout, qui pouvait en être le juge ?

L'écorce de l'arbre se gonfla avant d'exploser sous la puissance des flammes, et je continuais à fixer Mira.

Je n'inventais pas ces Vides que je ressentais à chaque instant de la journée. Et je n'avais jamais forcé qui que ce soit à venir ici, ni même à y rester. Si tout le monde avait au moins conscience de la chance que c'est d'avoir une deuxième chance, les choses seraient probablement bien différentes.

Un soupir m'échappa enfin et je levai ma main. Lorsque je refermai mes doigts sur ma paume, les flammes s'éteignirent.

-Si tu n'as pas envie de rester, alors pars. Rien ne te retient. Je te retirerai tes pouvoirs, la partie de tes souvenirs qui peuvent te mettre en danger hors d'ici, et tu seras libre de retourner à ta vie d'avant.

Je ramenai mon bras contre mon corps.

-Personne ne t'a forcé à venir ici. Si tu ne veux pas chercher à comprendre pourquoi tu es ici, pourquoi tu as ressenti ce Vide, libre à toi. Je ne suis personne pour t'y forcer. Je ne suis là que pour t'aider à contrôler tes pouvoirs. Mon rôle s'arrête ici. Alors si tu penses que rentrer chez toi t'aidera à régler tous tes problèmes, et que c'est ainsi que tout ira mieux dans ta vie, aucun problème. Je ne m'y opposerais pas.

Il suffit d'un mouvement de main pour que les flammes s'évanouissent ... et aussi pour attiser ma jalousie. Je suis loin de ce niveau et ça me fait enrager. Si seulement ça pouvait être aussi facile à apprendre que la finance ... en deux semaines, ce serait réglé. Je ne sais pas trop ce à quoi je m'attendais comme réponse à mon excès d'humeur. Peut-être quelque chose de moins froid, de moins indifférent. Au lieu de ça, j'ai l'impression de me confronter à un mur antipathique et factuel à souhait. Comme quoi, finalement, on se ressemble bien plus que je ne souhaite l'admettre, elle et moi.

Elle joue la carte de l'insensibilité, je n'ai aucun mal à la poser sur table. Je redresse mon dos, croise les bras et serre mon regard. J'écoute attentivement chacun de ces mots, ces remarques qui lui font dire "tu peux bien te casser, si t'es pas contente". Tch. J'aurais pensé qu'elle aurait été plus au fait de mon attachement à la maîtrise de la magie, au lieu de simplement penser que je pourrais m'en passer. Même si l'on me le faisait oublier, avec ce qu'il se passe chez moi, je n'aurais plus aucun endroit où rentrer.

A l'intérieur, j'ai l'impression d'avoir été vexée comme jamais on n'avait pu me le faire ressentir, comme si Hideko venait de me trahir. C'était différent de quand j'ai appris que la mafia de mon père s'était retournée contre mon autorité. Là ... c'était personnel. J'avais envie de lui faire du mal, oui, c'était une étrange pensée parasite qui dénaturait complètement ma posture analytique et insensible. Peut-être même qu'elle pouvait la lire dans mes pupilles, cette déception, quand bien même je comptais garder la face.

- Huh. C'est vrai, oui. Personne ne m'a forcée à venir, ici.

Je hausse les épaules et expire, abaissant des paupières jusqu'à mes pieds, ravalant ma propre salive alors que j'essayais de ne pas sombrer dans l'abîme de l'émotion. Je réprimais tant cette impulsion que j'en tremblais de colère.

- Mais c'est vous qui êtes venus me chercher. J'étais perdue et stupide, oui, mais est-ce que vous m'auriez laissé mes pouvoirs ? Pas la peine de répondre, je connais déjà cette réponse.

J'avance jusqu'à elle, bras croisés. Il y a toujours, au fond de ma tête, cette envie morbide de lui brûler le coeur. Peut-être qu'elle saurait ce que ça fait, alors ... ce genre de choses. Je n'arrive pas à croire que je pense ce genre d'âneries. Sur le moment, je me sens comme un clown, mais la véritable farce, elle, elle se trouve tout autour. Serrant les dents, les affichant entre des lèvres dépliées de mépris, je siffle.

- On ne m'a pas forcée à venir ici. Mais j'ai pas choisi que l'on assassine mes parents et jamais. JA.MAIS. je ne laisserai qui que ce soit me prendre la seule chose que l'on m'a donnée en contrepartie de leur présence à mes côtés ... pas même vous.

Je sors de la forêt, mes bras serrant toujours mes épaules, essayant désespérément d'arrêter ces PUTAINS DE TREMBLEMENTS !!

...

Le soir même, dans ma chambre, je passai ma soirée à tousser dans mon évier. C'était la première fois que je réalisai qu'au fond, j'allais mal. Très mal.