- Comment vas-tu aujourd'hui Mitsuki ?

Je posai mon coude sur l'accoudoir du fauteuil, relevant ma main pour venir poser ma tête dessus. Mon regard se dirigea mollement vers la fenêtre.

-J'sais pas.

C'était déjà mon septième rendez-vous. Après la réunion qui avait vraisemblablement modifié totalement le cours de ma vie, deux rendez-vous hebdomadaires m'avaient été imposés, alors, bête et disciplinée, je m'y étais rendue.

Je ne prendrais pas le temps de décrire ces rendez-vous, parce que ce serait inutile. Je n'ai pas voulu parler, et je me suis enfermée dans le mutisme, comme je suis très douée pour le faire. Les pistes de réflexion tombaient, les conseils se glissaient ici et là. Alors, même si ça n'allait pas mieux, même si je pleurais encore la nuit, si l'appétit n'était pas revenu ; même si je luttais constamment contre l'envie de Le retrouver, contre l'envie aussi de sombrer et juste me laisser mourir, j'ai essayé de me relever.

Evidemment, se relever, c'est un bien grand mot. Si les choses se passaient toujours aussi facilement, ça se saurait. J'ai essayé d'appréhender la situation, de la comprendre. J'ai essayé de le dire, aussi. Si vous saviez à quel point on a l'air stupide quand on est face à un miroir, et qu'on parle seule en se regardant. Enfin, "parler". Dans mon cas, ça ressemblait plus à des tentatives de prises de paroles vaines alors que je m'effondrais en pleurant pour me recroqueviller dans un coin de la salle de bain.

Mais il était bien parti.

Ys était parti.

Au début, j'ai pensé qu'il reviendrait. Mais non. Il n'est pas revenu.

Et une semaine est passée. Une deuxième semaine. Une troisième...

-Tu as repris le travail la semaine dernière. Comment ça s'est passé ?
-Mal.

Une autre question suivit, mais je ne l'entendis pas. Les larmes ruisselaient déjà sur mes joues. Pourquoi voulait-on me forcer à parler ? C'était si difficile. Parler. Mettre des mots sur les choses. Analyser.

-Pourquoi culpabilises-tu autant Mitsuki ?

Comprendre les raisons de son propre mal-être...

J'essayai assez pathétiquement de calmer mes sanglots, mais ça avait comme bien souvent plutôt l'effet inverse. Je ramenai mes jambes contre moi, enfouis ma tête à l'intérieur. Ces heures étaient toujours si longues... Pourquoi ? Pourquoi continuait-elle à essayer ?

-Mitsuki ?

Ca faisait mal. Ca faisait si mal.

-Est-ce... Est-ce que j'aurais dû le voir avant ? balbutiai-je.
-Voir quoi ?

Oui, "voir quoi", Mitsuki ? Est-ce que tu aurais dû le voir avant ? Est-ce que tu aurais dû réagir ? Tu aurais dû savoir qu'il était capable d'être si violent, non ? Pourquoi tu ne l'as pas vu ? Tu l'as même recommandé au titre de Master. Tu l'as aidé à en arriver là. Est-ce qu'il ira jusqu'au bout ? Est-ce qu'il sera vraiment capable de faire ces choses ? Est-ce qu'il va vraiment tuer pour se venger ?

Les battements de mon coeur s'accélérèrent alors que je revoyais son regard, cette dernière fois où je l'avais vu avant qu'il ne parte. Cette main qui s'était si violemment abattue sur le mur à côté de moi. Cette agressivité verbale.

Et puis cette première fois où il s'était éloigné de moi, ce jour à l'aquarium, il y a tant d'années maintenant. Cette deuxième fois où il était parti parce que je n'avais pas su répondre à sa demande en mariage. Ce jour où il a pointé une arme dans ma direction pour que j'apprenne à lutter contre l'influence qu'avaient les cristaux sur moi. Ce jour où Aoi nous a annoncé que j'avais perdu cet enfant.

Mon estomac se tordit et je plaquai mes mains sur mon visage, plissant fermement les yeux pour me débarrasser de ces images et de ces souvenirs. Mais les souvenirs ne s'effacent pas comme ça, pas vrai ? Encore une fois, ça se saurait, si on pouvait perdre la mémoire d'un claquement de doigt.

J'avais envie de tout lâcher. Tout abandonner. Même respirer était devenu un véritable supplice. Je crois que je n'avais jamais autant souffert de ma vie. Pourquoi fallait-il que tout ça arrive ? Pourquoi ?

-C'est... C'est de ma faute tout ça, pas vrai ? C'est de ma faute...

Ma poitrine se compressa et j'attrapai mon t-shirt entre mes doigts tremblants pour le serrer, tirant sur ma peau au passage. Peut-être que tout aurait été différent si je n'existais pas. Peut-être que tout aurait été plus simple. Peut-être que c'était simplement moi le problème. Peut-être que j'aurais dû mourir, ce jour-là.

Les mots de la psychologue ne m'atteignaient plus. Je m'abandonnais, m'oubliais, cette dernière crise d'angoisse pouvait bien m'emporter. Pourquoi aurais-je dû continuer à vivre ?

"T'es pas juste la meuf d'Ys".

Et si justement, si ? Et si, justement, Houston, je n'étais que ça...?

Et je revis Charlie-Ange, ce jour où j'étais allée lui rendre visite à l'hôpital après le passage d'Ys. Je revis Akihiko, ce jour où je l'avais croisé dans les couloirs, il y a deux semaines à peine. Puis je me revis m'effondrer encore. Une fois. Deux fois. Trois fois. Si faible. Toujours si misérable. Où étais-tu passée, Mitsuki ? Qui étais-tu, lorsqu'Ys n'était pas là ? Si tu cessais d'exister à chaque fois qu'il franchissait le seuil de cette porte, pourquoi luttais-tu encore, finalement ? Pourquoi infligeais-tu ça sans cesse à ton entourage ? Pourquoi n'étais-tu jamais capable de te relever ?

Si tu finissais toujours dans cet état-là, peut-être était-il enfin temps d'abandonner, tu ne crois pas ?

A quoi bon chercher à survivre dans un monde où tu ne pourras plus jamais vivre...?

-Mitsuki ! Mitsuki, reste avec moi s'il te plaît. Ca va aller Mitsuki. Il faut que tu respires. Mitsuki ?

Ca ne va pas aller. Ca n'ira pas. Ca n'ira plus jamais.

Pourquoi chercher à survivre dans un monde qui a perdu toutes ses couleurs ?