C'était une journée banale, le ciel était gris dehors et les quartiers des feux étaient toujours aussi bordéliques. J'avais fermé la porte à clé, mais il fallait s'y résoudre ; une serrure fermée n'obstrue pas les rires des rustres qui me servaient de "camarades". Alors, ce matin, j'ai été réveillée par les gloussements de donzelles qui regardaient je ne sais quelle bassesse sur leur téléphone. Il y avait tellement d'histoires ici que j'avais du mal à garder le fil, mais écouter à la porte ne m'intéressait pas vraiment ... il était déjà tard et je n'étais même pas habillée. Enfin, ce n'est pas comme si je devais aller en cours de toute manière, ici, c'était comme un appartement à l'étranger, de toute manière je suis trop vieille pour assister aux cours. Tant mieux.

En baillant et en m'essuyant l'oeil, je sors mon téléphone pour aller vérifier mes comptes. Sourire ... tout allait parfaitement bien au domaine. Hortensia faisait un excellent travail et les résultats, eh bien je les voyais juste sous mes yeux. Il y avait une affaire en cours, en Toscane, avec un bourgeois du centre de Florence, tombé amoureux de la cuvée de 2007. Il avait commandé 30 caisses de 10 bouteilles chacune, pour le mariage d'un de ses fils, si je me souviens bien. Et comme ce bon seigneur avait demandé le meilleur échantillon, j'ai demandé à Hortensia de lui proposer le vin contea, vendu à 290€ la bouteille. En une journée, je venais de voir la modique somme de 82.250€ s'inscrire sur le compte du vignoble. Quelle belle matinée.

Quand bien même je fus extrêmement satisfaite de cet apport, il me fallait cependant mettre à jour les comptes. C'était une vente importante et il valait mieux que je l'inscrive dans la journée même. Voilà une magnifique raison de se lever. Descendant du lit, je pris ma douche quotidienne, me sécha, alla brosser ces longues mèches qui me servaient de cheveux et m'affubla de mon eye liner et fard à paupières habituels. Une fois l'oeuvre terminée, je m'extirpai du siège, regardant mon propre visage dans la glace ...magnifique, une fois de plus.

Je quittai donc mes appartements, n'oubliant pas de verrouiller derrière moi et de ranger la clé dans la poche de mon pantalon. J'avais oublié les robes, au moins pendant la journée, je n'avais pas exactement envie que l'on me remarque, j'attirais déjà bien trop les regards avec un habit banal. Jean serré et débardeur noir, comme toujours. C'était banal et un peu goth, mais je trouve que le style m'allait bien.

Je me perdis un peu dans les couloirs, il fallait que je trouve un endroit pas spécialement calme, mais en fait, plutôt animé. Les gens font moins attention aux détails lorsqu'il y a du monde autour d'eux, et c'était bientôt la pause pour les enfants qui suivaient encore des cours.

Alors, je m'assis sur un banc à côté d'une fenêtre ouverte, tirant un paquet de cigarettes de la poche arrière de mon pantalon. C'étaient celles qui me restaient de l'Italie, celles que j'avais trouvées dans le tiroir de mon père. Elles étaient de bonne marque, mais ce n'était pas non plus les cigares que j'avais laissés là-bas. C'était pour cette raison qu'il en restait une bonne pile. J'en pris une et je l'allumai avec un briquet, avant de simplement reprendre mon téléphone et composer le numéro d'Hortensia.

Inspirant le tabac, j'attendis ... il devait être 2 heures du matin, là-bas, mais le contrat qui me liait avec ma représentante n'avait pas de clause horaire. Après trois sonneries, j'entendis sa voix ravagée par la fatigue, mais toujours aimable. La cloche de l'école retentit à cet instant-même, et déjà des ribambelles d'ados passaient ... la plupart me regardant bizarrement. Peut-être qu'il était interdit de fumer à l'intérieur. Tant pis. Et donc, les affaires, maintenant ...

- Ciao Hortensia. Si', ho capito, bel lavoro. Inserirò i dati in mattinata, ma vorrei che tu ti mettessi in contatto con ...

Hortensia ne parlait que italien. C'était d'ailleurs à cause de ça que c'est moi qui m'occupais des affaires à l'étranger ... même en étant au Japon.

À chaque nouveau mois, à peu de chose près, une nouvelle Éclipse changeait les pouvoirs des habitants de Terrae. Ainsi, une petite routine s'était installée pour Senri ; chaque fois qu'il découvrait de nouveaux pouvoirs, il passait la journée, puis la nuit à s'entraîner, parfois ce manège durait une autre journée et une autre nuit.

Le tout jusqu'à complètement vider ses batteries. Qui plus est, cette nouvelle phase était survenue deux jours après que Senri eut vidé l'intégralité de son énergie magique à la création de cristaux d'invisible.

Le cumul du manque de sommeil, de ses différentes sequelles et ce surmenage, l'avait poussé à s'écrouler plus tôt dans la journée alors qu'il revenait du village. Il avait perdu l'équilibre et n'avait pas eu la force de se relever du buisson l'acceuillant, malgré le froid mordant.

Il s'était donc réveillé, frigorifié, les doigts tout ankylosés. Au-dessus de sa tête, de la fumée s'échappait d'une fenêtre. Son cerveau lui aussi engourdie par le froid fit immédiatement le lien entre chaleur et fumée. Réunissant toute la force dans son corps abruti par le froid, il se redressa et se hissa le plus laborieusement du monde à travers celle-ci.

Il dégringola de la fenêtre, son dos heurta la rambarde d'un banc avant de s'écraser au sol. Secoué par un frisson qui n'augurait rien de bon pour sa santé, il ouvrit les yeux sur une femme fumant une cigarette.

— eeeeeh, on est quel jour et quelle heuuure ?

J'étais encore au téléphone avec Hortensia quand j'entendis quelque chose tomber de la fenêtre à côté de moi. Un ... corps entra et rebondit sur le même banc sur lequel j'étais assise, avant de se retrouver étalé au sol, sur le dos. Il était mort, celui-là ? Il n'en avait pas l'air, mais putain combien de coups il avait pris dans le nez ?! C'était pas être bourré que d'entrer comme ça dans un institut, c'était être complètement déchiré ! Il m'avait fait sursauter, cet abruti.

J'avais la cigarette dans la main et Hortensia était en train de m'expliquer les détails de l'affaire, ne soupçonnant pas un instant que je venais de voir un chauve givré se ramasser devant moi en essayant de grimper par la fenêtre. J'aurais pu rire, si j'avais pas été aussi proche et noyée dans mon boulot. Par contre, niveau concentration, je perdis tout le fil de la conversation que j'avais avec mon assistante. Super ... tout ça à cause d'un chiard qui ne savait pas quelle heure il était ni quel jour. J'interrompis donc ma collègue avec des explications en italien.

- Il faut que je te laisse, Hortensia, un cadavre vient de glisser de la fenêtre.

Et je raccrochai. Oui, c'était moi la patronne, c'était moi qui décidais de si une conversation commençait ou s'arrêtait et là, j'avais un môme devant moi qui était paumé comme jamais. Ce serait vraiment salaud d'en profiter pour le faire paniquer parce qu'il avait perdu tous ses points de repaires ...

Avec un air sérieux au possible, je pris ma cigarette entre mes lèvres pour appuyer sur le bouton "Accueil" de mon téléphone. Inspirant pour respirer la fumée, je la libérai après avoir pris quelques minuscules secondes à réfléchir.

- Le 17 Février, 10h02.

Oui, j'ai menti, et non, je n'éprouve aucun regret. Je déteste que l'on me dérange quand j'essaye de régler des affaires importantes et je déteste tout autant les gosses. Et surtout, je déteste que l'on me fasse sursauter. Alors, je comptais bien le faire chier ce gamin-là. Je ne suis pas rancunière, non, juste pédagogue. Je trouvais que mon mensonge était plutôt bien réussi, c'était quoi ... trois jours après la date véritable d'aujourd'hui, que je m'empressai d'ailleurs de changer, avant que l'enfant ne me choppe mon téléphone pour vérifier.

Pas besoin de changer l'heure, cependant, là-dessus je n'avais pas menti.

- Tu sais, y a des raisons pour lesquelles l'alcool est interdit aux mineurs, gamin.

Senri se releva lourdement pour s'asseoir tout aussi lourdement sur le banc, à côté de la jeune femme.

— J'espère que j'ai pas math aujourd'hui, Aaron-sensei va encore me faire la morale... Ou me frapper... Ou pire !!

Il passa une main contre son crâne frigorifié et jeta un regard mauvais et dédaigneux à la jeune femme.

— J'ai pas bu, tocarde. Je me suis juste endormie dans un buisson. J'respecte les règles, moi !

En disant le dernier mot de sa phrase, il posa son regard colérique sur la cigarette. Son regard courut sur le poignet de la jeune femme et une lueur mauvaise passa sur son visage. Il se focalisa dessus, le temps d'activer son pouvoir de marionnettiste et ouvrit rapidement la main droite.

La main de la jeune femme jeta la cigarette vers le haut. Le garçon se focalisa dans le même temps sur son pouls encore élevé et une gerbe de flammes jaillit de son crâne et réduit la sucette à cancer en cendre. Un léger filet de fumée s'échappa du crâne de Senri tandis que les cendres tombèrent sur les épaules du jeune homme en même temps qu'une odeur de cochon grillé se répandait dans le couloir.

Il prit un air suffisant et son sourire le plus narquois avant de s'adresser à la jeune femme.

— La prochaine tu iras frimer dehors.

Avec ça, le peu d'énergie magique qu'il avait venait de partir en fumée et ses jambes semblèrent encore plus lourdes qu'il y a quelques instants. Une fatigue accablante s'abattit alors sur l'adolescent qui porta la main à son crâne migraineux. Il laissa échapper un discret râle de douleur.

Il n'avait pas eu l'air d'avoir relevé mon décalage ... tant pis, ça aurait été drôle de le voir paniquer. C'était tout de même incroyable, était-il donc étourdi au point de ne même plus savoir quel jour on était ? Peut-être qu'il s'en fichait tout simplement, bravo l'organisation et ce n'était pas comme s'il avait l'air d'avoir dix ou onze ans ... à un âge juvénile, ç'aurait pu être logique. Non, en fait, il devait juste être paumé. Comment réagir à ça ? Je crois que je ne bougeai même pas un cil lorsque je constatai la déception de ma farce ratée. Allez, on bouge, je n'ai plus six ans de toute manière.

... je suis une adulte, mh ? Il est de mon devoir de réagir avec sagesse et calme en face de personnes plus jeunes que moi. Je dois toujours faire très attention à répondre avec maturité face à l'immaturité et ce même lorsqu'un putain de gamin vient de m'insulter de tocarde. Pire encore, il a osé prendre contrôle de mon bras, pour jeter la cigarette que j'avais au bout et ensuite la cramer avec le don que MOI j'aurais dû avoir.

Mais comme je l'ai dit je ne suis pas une enfant, vraiment pas. Par contre, cette cigarette-ci faisait partie d'un paquet qui me venait de mon père, et, en Italie, au domaine, on n'interrompait jamais mon père lorsqu'il fumait. Plus qu'une clope, c'était un souvenir que je fumais, l'odeur, la mémoire, ce n'était pas un hasard que je grillais ça alors que je parlais à Hortensia. Je ne joue pas Mira lorsque je parle à mes employés, je joue mon père. Et qu'est-ce que mon père aurait fait ? Il l'aurait fait traîner jusque dans la cave pour que ses gars lui fassent cracher ses tripes.

Et en plus, il me provoque. Il manquait pas de culot celui-là, je suis censée répondre quoi, moi ? Un côté de ma conscience me disait qu'une bonne claque ne serait pas perdue et un autre me disait que si je commençais à me faire remarquer maintenant, ce ne serait pas une bonne chose. Encore, fumer dans un couloir, puisque apparemment c'était interdit, ça passait, c'était rien d'autre qu'une bourde à la limite. Mais commencer à faire claquer mes doigts sur la première joue venue c'était pas vraiment la meilleure image que l'on puisse me donner.

Mais il me sourit ?! Il me nargue cet enfoiré ! J'vais lui faire friser les cheveux qu'il n'a jamais eu à ce petit con ! Merde, non, il faut pas que je rentre là-dedans, c'est qu'un gosse mal luné qui s'amuse à m'emmerder. En plus il avait beau dire qu'il n'avait pas bu, là, il avait juste l'air d'un type qui se remettait d'une sacrée cuite. C'était ça, d'abuser de la magie ? Il était vraiment temps que je m'y mette ... je commençais à me sentir carrément en retard.

- Tu parles de frime ... t'aurais aussi pu me dire d'éteindre ma clope plutôt que de me jouer ton vieux numéro de magie à deux balles.

Avec un fin rire, je balance un petit regard amusé droit dans ses yeux, le considérant exactement comme ce qu'il est ; un gosse. Finalement, ce don que j'ai est plus utile qu'il n'y paraissait, s'il se vexe, je le sentirai immédiatement.

- J'imagine qu'il n'y a pas de mauvaise situation pour qu'un gamin essaie de prouver qu'il sait faire quelque chose, hm ?

En attendant, j'avais pas fini ma clope, moi. Même s'il l'avait cramée. De toute manière j'avais toujours mon paquet de cigarettes personnel, qui m'appartenait à moi et non à mon père. Alors, j'en sortis une, la ralluma, avec mon briquet cette fois, et recommença à fumer avec la même dérision au visage. Lâchant un second rire bien moqueur, je reprends.

- Eh beh ? Tu comptes me la cramer celle-là aussi ? Mais t'as l'air déjà mort après quoi ... deux manoeuvres ? Pour un excité, t'en mènes pas large, petit. Je conclus alors avec un bon sarcasme bien mielleux. Allez, va-t-en, va donc pleurer dans les jupes de ton "Aaron-sensei" qu'il y a une méchante madame qui fume dans les couloirs. Fous-l'camp, avorton.

Senri fut véritablement outré quand la jeune femme l'accusa de frimer avec ses pouvoirs. Son visage se tordit d'un étonnement vexé. Il finit par serrer les dents et les poings avant de siffler quelques mots avec un ton chargé d'agacement.

— Tch. C'est pas d'la frime, c'est d'l'entraînement ! On t'as jamais dit qu'il fallait exploiter chaque moment ?!

Maintenant que Senri s'entraînait même en dormant, il pouvait se targuer de ne jamais abandonner l'entraînement, pas même une seconde ! La réplique suivante de la jeune femme ne venait qu'apporter du poids à sa réponse, que chaque occasion était bonne pour apprendre quelque chose. Ainsi, Senri aurait pu en profiter pour se targuer un peu plus de son entraînement et de son acharnement, peut-être même, convaincre la jeune femme. Mais, Senri étant Senri, il ne fit pas cette corrélation.

— JE SUIS PAS UN GOSSE.

Mais, il n'eut pas le temps d'en dire plus,qu'elle ressortie une cigarette. Et se remit à fumer.

— Je t'ai dis que j'étais pas un avorton et je m'en fiche des règles !

Et comme pour prouver qu'il se fichait bien des règles, il attrapa la cigarette des mains de la femme et la glissa entre ses lèvres en tirant dessus comme un forcené.

La quinte de toux qui en suivit le fit dégringoler du banc. Et cracher ses poumons à quatre pattes sur le sol. Il avait néanmoins eu la courtoisie de reposer le mégot sur le banc. 

Oh ? Ooooooh ? Ouais il était vexé, c'était sûr, je le sentais comme la faim après une semaine de jeun. Puis même sans ce pouvoir pénible, je le voyais sur son visage, il était sacrément en colère. J'allais certainement m'en prendre une, bah ! Qu'est-ce qu'un gamin peut bien foutre de toute manière ? S'il me fout une baffe, j'aurais la trace et ce sera lui qui subira les retombées de ce qu'il s'est passé ici.

Il me parle "d'exploiter chaque moment", évidemment que je le sais, c'était bien pour ça que je fumais une clope, là, maintenant. J'avais fait graviter mon temps des derniers jours autour de ce bourgeois, une pause était légitime, non ? Moi non plus, ce n'était pas de la frime, c'était du repos. Ce n'était pas de ma faute s'il faisait trop froid dehors pour vouloir y aller. Je n'ai même pas encore de manteau ...

Ah ! Mais pourquoi il gueule comme ça cet abruti ? J'ai pas envie de me payer une migraine parce qu'il pousse une beuglante ! Je suis pas super bien arrangée, déjà, alors qu'il me la fasse comme ça ... et merde, autant l'ignorer et continuer à fumer, je me fatiguais pour rien à cause de ... que ... ?

Il venait de prendre ma clope cet avorton ?! Mais qu'est-ce qu'il lui prenait d'un coup ? Il essayait de me prouver quelque chose, là ? La cigarette, il avait tiré tellement fort dessus que j'ai eu l'impression d'en voir au moins le tiers s'embraser. J'avais tendu la main avec un air confus, prête à dire quelque chose, mais ... s'il voulait après tout. On m'a toujours dit que si quelqu'un devait se planter, il fallait le laisser faire. C'était la récidive qu'il fallait punir, pas l'échec.

Comme je m'y attendais, le pauvre petit était en train de s'étouffer sur le rouleau, évidemment qu'il allait suffoquer avec une dose pareille ... même moi j'aurais peut-être difficilement encaissé. Quoi que, je fume beaucoup. Au moins, il a l'élémentaire politesse de reposer ma propriété avant de cracher ses poumons. Il me fait de la peine quand même ... riant doucement, je reprends mon mégot et je le reporte une nouvelle fois à mes lèvres. Bon, allez, j'avais assez joué. Sortant une bouteille d'eau de mon sac, je la refilais au mioche.

- T'es un abruti. Mais au moins, t'es pas une tarlouze et ça je respecte. Mais t'es quand même un abruti.

Sans descendre de mon banc, je le regarde de haut avant de me pencher vers lui, histoire de pas l'énerver encore une fois. D'abord, je ne dis rien, attendant un peu avant de poser la question que j'avais en tête.

- Hé, ton entraînement c'était quoi ? T'es Tonnerre Sensitif non ? Je le sais parce que ce que t'as comme pouvoir, c'est ce que moi je suis censé avoir.

Ouais, c'est chiant d'ailleurs ... j'aimerais bien pouvoir l'utiliser un jour, ce truc !

Senri laissa tomber son épaule contre le banc pour enfin se tourner vers elle. Il attrapa la bouteille d'eau et souffla un bref "merci" qui eut bien du mal à se frayer à travers sa gorge tant sa fierté lui criait de jeter cette eau au visage de la jeune femme.


Néanmoins, sa gorge était dans un état lamentable. Et cette femme faisait preuve de gentillesse. Il pouvait faire un effort à son tour.


Donc il prit l'eau, après avoir remercié et but quelques gorgées. Il rendit la bouteille à la demoiselle en soupirant.


— J't'emmerde.


Oui. Bon, en général, traiter Senri d'abruti signifiait un aller simple pour hôpital, alors qu'il se contente d'une maigre insulte dénuée de répartie ça montrait à quel point il prenait sur lui. Néanmoins, la jeune femme gagna rapidement des points dans l'estime de Senri quand elle parla de son entraînement. Bon, il grimaça légèrement quand elle lui demanda s'il était sensitif. Mais ça le gênait moins que d'habitude.


— Ouais, c'est ça. Du coup, là, je suis marionnettiste. Sensitive, toi ?


Il se redressa difficilement pour se rasseoir, son corps était d'une lourdeur et il peinait à garder les paupières ouvertes. Il se frotta rapidement les yeux.


— C'est compliqué d'utiliser le marionnettisme, volontairement je veux dire. Donc, là, j'ai essayé de me focaliser sur ta main et ton avant-bras. Rien d'autre. C'est peu comme le pouvoir de sensitif, le mario'. Tu projètes ton aura. Fin le sensitif captent plus les auras. Mais toute la difficulté, c'est capter et diffuser la bonne dose. Tu comprends ?


Dès que Senri parlait de pouvoir, il devenait un autre homme. Ce sujet le passionnait tellement qu'il pouvait même paraître, légèrement, très légèrement, enjoué. 

En voilà des manières, ce n'est pas comme ça qu'on parle à une dame, surtout une dame comme moi. On gagne beaucoup à devenir mon ami, vraiment, alors il ne faut pas trop m'insulter ... mais j'ai tout de même entendu le "merci" étouffé qu'il a glissé par rapport à la bouteille d'eau. C'est la moindre des choses, un remerciement.

J'hochai doucement de la tête à la question qu'il me renvoya. Si je le disais c'est que je l'étais, non ? L'écoute active c'est important, mais j'imagine que les profs d'ici n'apprennent pas ça à ces mioches, mieux vaut d'abord veiller à ce qu'ils ne prennent pas conscience de ce qu'ils sont ; des armes. Tant qu'ils prendront tous ça au jeu, le monde restera en sécurité des pouvoirs que Terrae renferme. Je ne m'inclue pas dans le tas, je ne suis pas ici depuis assez longtemps pour seulement me considérer comme l'une des leurs. Par contre, il fallait que je précise.

- C'est un pouvoir de merde.

Généralement, je n'ai pas peur d'être grossière quand je suis certaine d'être dans la vérité. Franchement, entre manipuler le corps des autres et ressentir leurs émotions, qu'est-ce qui est préférable ? Mon choix à moi est vite fait, de toute manière, j'ai toujours rêvé de littéralement faire quelqu'un se frapper soi-même.

Je n'en avais d'ailleurs peut-être pas l'air, à tirer sur ma clope en regardant ailleurs, mais j'écoutais attentivement ce qu'il disait, le criard. C'était intéressant. Pour une fois que je comprenais un peu les explications que l'on me donnait sur mes pouvoirs. L'aura, tout ça, je n'étais pas vraiment sûre de le ressentir comme lui, mais il parlait de devoir se focaliser et moi, ma capacité de concentration est, en toute modestie, absolument exceptionnelle. Mon père m'a toujours dit que j'étais trop intelligente pour aller au collège ou au lycée. Ma mère, elle, me disait toujours que j'en souffrirai de cette "intelligence", mais pour l'instant, je le vis plutôt bien.

Jetant ma clope par la fenêtre, je m'assois normalement sur le banc en regardant fixement le garçon au crâne chauve.

- Tu permets ? Je n'ai pas encore eu l'occasion de tester des pouvoirs sur quelqu'un.

Bon, je demande, mais je n'attends pas vraiment sa réponse, dès que ma phrase se termine, je suis déjà en train d'essayer de me concentrer sur les flots que je suis censée ressentir. Après quelques secondes je ... crois palper un semblant de ce que ça peut être, progressivement, j'essaye de projeter cette énergie dans la tête du petit, essayant de mimer l'émotion du chagrin. A voir ce que ça donne ...

- Dis-moi ce que tu ressens.

Senri eut un léger sourire quand la jeune femme critiqua le pouvoir de sensitif.

— Hm, ouais. Sacré pouvoir de merde.

Il avait compris avec les mots de Nicolas, que ce pouvoir recelait bien plus de possibilité que n'importe autre pouvoir. Ce n'était pas tant qu'il était puissant, mais il proposait un panel d'utilisation incroyable. Néanmoins, il comprenait les mots de la femme. Il pensait la même chose, il n'y a pas si longtemps.

Elle manifesta l'envie d'utiliser son pouvoir sur quelqu'un. Chose qui prit Senri de court.

— Hein ?!

Automatiquement, il avait renforcer les barrières mentales qu'il avait l'habitude d'ériger maintenant que tout le monde était devenu trop intrusif avec les pouvoirs comme la télépathie ou la sensivité.

Néanmoins, il se sentit légèrement enjoué, sans raison aucune. Un discrète comissure naquit sur son visage, néanmoins, son visage était tellement figé par les traits de sa colère naturelle qu'elle ne se voyait presque pas.

— Euh, légèrement content ?

Il secoua la tête pour contenir un léger rire. Avant de reprendre un plus de sérieux.

— Tu t'y prends mal. J't'ai dis que le pouvoir de sensitif c'était capter, dans un premier temps. T'es initié, nan ? À ton niveau, c'est difficile de faire ressentir quelque chose à quelqu'un, ou alors il ressentira l'exact contraire. Tu piges ?

Il se tourna vers elle, reprenant doucement de ses couleurs.

— En revanche, tu peux diffuser ce que toi tu ressens. Même si c'est plus de la non-maîtrise. C'est ce que j'entendais par capter et diffuser. La diffusion des émotions ça vient du fait que tu crée pas des barrières assez puissantes.

Il s'arrêta, un instant pensif en jetant un regard vers le couloir.

— Bon. T'vois y a pas mal de monde qui passe. Alors, tu vas te concentrer sur moi. Ce que je ressens. Et après tu te préoccupe juste de diffuser ce que tu ressens via ta connexion avec moi. Ok ?

Et merde. "Légèrement content" n'est pas la réponse que j'espérais, bien au contraire j'aurais préféré un "un tantinet mécontent", ou pourquoi pas un "assez chagriné". Mieux encore, j'aurais adoré qu'il se mette à pleurer, là, maintenant, comme un gosse. Honnêtement ça aurait refait ma matinée ... qui d'ailleurs n'était pas à refaire, j'avais passé une excellente matinée jusqu'à ce que ce gosse se mette à faire son numéro. Et encore ! En fait, je passais encore une bonne matinée, mais j'avais l'impression que chaque interaction avec l'un des résidents de l'institut finissait en moi qui devenait de très mauvaise humeur.

Je déteste que l'on me dise que je n'y arrive pas, je ... j'ai vu que je n'y arrivais pas ! Et qui c'est ce mioche pour me dire que je m'y prends mal ? L'apprentissage est plus pénible dans cet institut qu'il ne l'était à la maison. Apparemment, à l'entendre parler, ma situation est "normale", au vu des effets engendrés. Il y a quelque chose d'humiliant à être au même niveau que tout le reste, je n'ai pas l'habitude que l'on m'identifie à la norme. Je vais vite devoir changer ça.

Il essaie de me trouver une alternative pour débutants, "diffuser l'émotion" comme il l'explique. Là, l'ennui est ailleurs ...

- Mon Dieu ...

Oui, je soupire. Je sais très bien que mes émotions ne sont pas assez fortes pour qu'il puisse ressentir quoi que ce soit. Essayer ne me dérange pas, sait-on jamais si la stabilité, la stoïcité exacerbée et l'incapacité à faire preuve de la moindre empathie peut se manifester sous la forme de quelconque émotion.

Etape par étape, Mira, la méthodologie ça te connaît. C'est bien la seule chose que je connais véritablement d'ailleurs. Excepté les textes bibliques ... ou encore la recette des strombolis parfaits ... ou encore la gestion d'un bilan. Bref, il y a plein de choses que je connais hormis la méthode, mais je ne vais pas les compter.

D'abord capter ce qu'il ressent. Hum ... j'ai plus l'impression de le deviner que de vraiment le ressentir. mais c'est peut-être un début. Il y a tout de même quelque chose, un petit rien du tout sur lequel je me concentre. De la lassitude ? Je crois deviner une certaine forme de fatigue, mais ça me paraît trop évident. Quoi qu'il en soit, je garde ça en tête, avant de passer à l'étape deux, la diffusion.

Ce que j'avais retenu de son explication, c'était une levée de bouclier. Alors, j'essaye d'inspirer et expirer un grand coup, histoire de me détendre. La cohérence cardiaque, ça me connait. Quand je sens que je suis parfaitement détendue, garde abaissée, je relâche la petite boule d'émotions que je pensais tenir plus tôt. J'ai l'impression de la laisser s'évaporer, comme un fin filet d'eau qui éclabousse ses alentours. Une fois fini, je rouvre les yeux que j'avais fermés.

- Si tu me dis que tu ne ressens rien, je te considérerai comme un menteur.

J'étais certaine d'avoir réussi cette fois.

Senri resta silencieux, et un peu éteint, face à la jeune femme qui tentait de se concentrer. Motivé par sa détermination, il prit sur lui pour essayer de percevoir les énergies. Il voyait ce qu'elle essayait de faire. La formation de l'énergie se faisait par étapes, là où la sienne déferlait en une quantité donnée. Il sentit, comme une pointe d'agacement poindre en lui.

Il n'y avait pas à dire, être infesté d'une autre énergie que la sienne était plus qu'énervant. Il rouvrit les yeux quand elle lui parla. En la regardant d'un air désabusé.

-Bah, t'as utilisé mes émotions... Je peux pas tellement ressentir de changement, r'garde plutôt par ici.

Il pointa le couloir du doigt, tandis que quelques initiés passaient en baillant ou en traînant soudainement les pieds comme abattus par un poids inconnu.

-Après, j'ai ressenti un peu d'agacement. J'imagine que c'était l'tiens. J'étais pareil quand j'y arrivais pas.

Il bâilla un instant, tous ces gens qu'il avait vu se décrocher la mâchoire avait motivé son cerveau à témoigner de son état de fatigue.

-Après, je sais pas depuis combien de temps t'es initié, mais le grand max que tu puisses faire à ton niveau, c'est ça. Je sais même pas si on peut amplifier une émotion quand on est initié. Après, j'ai jamais vraiment bossé c'pouvoir. J'l'aimais pas.

Il bâilla à nouveau, tandis que sans qu'il ne fasse exprès, son énergie se mélangeait à celle de la jeune femme, la poussant à elle aussi mettre sa main devant sa bouche.

-Ah merde... S'cuse. Après, avec l'éclipse l'énergie part en steak, donc tu pourras p'tet faire des trucs avec ton pouvoir.

C'est ... amusant, mais je ne suis pas vraiment émerveillée de ce que je viens de faire. De ce que j'ai compris, l'intérêt de cette magie à mon niveau, c'est de diffuser les émotions, sauf que j'en ai rien à foutre de faire ressentir ce que je ressens aux autres. Influencer leur perception instinctive de moi, évidemment, ça m'aurait tenté, mais s'il faut avant tout s'ouvrir pour pouvoir manipuler, autant attendre le prochain caprice de l'ellipse et laisser ce pouvoir dans les oubliettes.

Inintéressant, donc, rien à en tirer, autant se remettre sur les comptes du vignoble, puisque clairement, il y a plus de magie dans la mathématique comptable que dans ce don réservé à des introvertis incapables d'aborder leurs émotions de manière rationnelle et qui sentent le besoin vital de le faire savoir en laissant déborder leur maîtrise à tout va. Au moins, maintenant, je saurai que si je me sens un jour bizarre en parlant à quelqu'un, je peux me douter qu'il emploie cette supercherie-ci.

Ma main se lève aussi soudainement que l'autre se met à bailler, sauf que moi, je ne suis absolument pas fatiguée, et surtout, je n'ai pas baillé ! C'est le pouvoir du marionnettisme. Heureusement, il s'excuse, je déteste que l'on ait le contrôle sur moi, dans cette optique, je sens que cette école ne m'aidera en rien. Avec toute cette ribambelle d'idiots juvéniles sans aucun sens des responsabilités, je m'apprêtai certainement à en voir de toutes les couleurs.

- C'est donc bel et bien un pouvoir de merde, heureusement que vous avez les éclairs pour compenser.

Jetant un regard déjà nostalgique sur le bout de mes doigts, j'y laisse glisser une onde jaunâtre si claire qu'elle en était devenue blanche. C'est une sensation toujours aussi étrange, d'avoir ôté une vie de par le simple toucher d'une main, je la ressens encore, une impression de satisfaction, de grandeur, de pouvoir, mêlée au goût amer du devoir à accomplir. Mais aucun de ces états n'allait à la hauteur de la joie d'avoir vengé la mort de mes parents.

Fermant les yeux, j'éteins la clope que j'avais allumée dans une petite boîte de métal accrochée au bout d'une chaîne attachée à ma poche. Je range le reste dans le paquet, avec les autres, il avait raison, le petit chauve, je devrais éviter de me faire remarquer en mal, même si j'en avais plus allumé une autre par arrogance qu'autre chose. Je lui tapote sur le haut de sa tête avec un air complètement indifférent.

- Merci pour les conseils, gamin.

J'étais prête à me prendre un revers de la main pour dégager la mienne, mais en même temps, je comprendrais bien le geste. Je remets toutefois mes mains dans mes poches et me relève du banc que j'avais hanté pendant de trop longues minutes.

- Si t'as besoin de conseils en maths, en filles ou en coupe de cheveux, je m'appelle Mira.

Et je m'écarte de là, bien plus fatiguée que je ne l'étais en arrivant ici, à la base. Saloperie de mioche.

À la remarque de la femme, Senri resta pensif. Il était trop fatigué pour se mettre en colère et de toute façon, il doutait d'avoir de bonne raison de le faire dans l'immédiat. Bizarrement, la fatigue le rendait plus serein. Il n'eut qu'un bref rictus quand elle parla des éclairs. 


– Hm. Les deux se complètent bien. Étonnamment.


Il avait dit ces quelques mots d'un air détaché. Presque comme si, c'était plus une réflexion à lui-même qu'il avait tenté de verbaliser. Il fut néanmoins rapidement ramené à la réalité par le contact sur son crâne. Il jeta un regard mauvais à la jeune femme.


Mais c'était trop compliqué pour lui de repousser la main de cette femme. Quand bien même ce geste l'humiliait. Elle se contenta de le remercier en le traitant de gamin, il serra les dents faute de ne pouvoir réagir autrement. Et alors qu'elle s'en allait, il grommela légèrement.


— Ça risque pas, ça a l'air chiant tes trucs.


Il dut mettre un petit moment avant de parvenir à se lever lui aussi et se traînait jusqu'à sa chambre. Aujourd'hui, il n'avait pas vraiment l'énergie d'aller en cours.


HRP : Je pense qu'on peut conclure comme ça si ça te va 0/