Je pense que c’est la tradition la plus stupide qui soit et qu’elle est presque universellement partagée par ma génération, mais voilà : j’ai eu eu ma première « paye », il faut que je fête ça en claquant tout. Tout naturellement, j’ai donc pris la direction du bar. Il faudra quand-même que je me trouve un vrai métier, déjà pour ne pas passer mes journées à ne faire que du jardinage, ensuite parce que vendre de l’herbe n’est clairement pas suffirant, et enfin pour renouer avec cette activité qui me vaudrait de ne pas être surnommée « l’ermite des dortoirs » ; à savoir vivre en société.
     Tiens, ben on va dire que cette soirée à boire des coups aura valeur de test avant le plongeon dans le grand bain.
     Pour être honnête, je n’ai pas tout à fait réservé ma première paye à des bières. Je l’ai claquée dans une veste de mi-saison, le genre de truc qui me permet de sortir le soir en été sans me peler les miches. J’ai bien un pull quelque part, mais c’est le genre de pull qu’on met dans un climat tropical, quoi. Il y a parfois jusqu’à six degrés de différence pour les températures de nuit entre Manaus et Tokyo. J’suis pas habituée !
     Par contre, inconvénients de cette veste : je n’ai rien qui va avec. En désespoir de cause, je me suis rabattue sur un pantalon que j’utilise au garage. Ce vieux truc élimé, grisâtre, avec des tâches de cambouis vieilles de plusieurs années, oui. Et évidemment, je n’ai absolument rien ressemblant de près ou de loin à du maquillage. Le seul truc qui ne fasse pas penser à ceux qui doivent me croiser que je suis une clocharde dans un gilet neuf, c’est mon bras artificiel. Lui il a la classe. En même temps, on me l’a offert.
     Et me voilà donc au bar. Loin de moi l’idée d’être mauvaise langue, franchement il est bien, mais si j’avais le profil, j’en ouvrirais bien un autre. Pour qu’il y ait de la saine concurrence, vous voyez. Quoi, moi frustrée de voir que leurs seules bières d’importation sont européennes ? Pas du tout, j’ai commandé une allemande et elle m’a fait l’impression de n’avoir bu que de la pisse de tapir pendant vingt-trois ans. Mais quand-même, elles ne remplaceront jamais les alcools qu’on trouve par chez moi. Pas parce qu’ils sont particulièrement bons, mais parce qu’on les trouve chez moi, vous comprenez ?
     Quoi, moi avoir le mal du pays et être incapable de considérer Terrae comme mon foyer ? Ridicule. Comme si ne pas parler la langue locale, ne pas avoir de métier, ou de contacts réguliers avec les habitants du coin en règle générale, ne même pas être adapté au climat, ne rien comprendre aux baguettes et avoir du mal à trouver la bouffe japonaise mangeable pouvait limiter mon intégration ici.
     Ah ah ah. On va reprendre une gorgée.
     Et essayer aussi de s’intéresser à la population environnante.
     À ma gauche au comptoir, une nana, plutôt grande, bien sportive, blanche comme un cachet d’aspirine – ce qui ne veut pas dire grand-chose en soi, je trouve toute personne ayant un teint plus clair que le mien blanc à s’en péter la rétine, cherchez pas à comprendre –, rousse – j’en ai encore jamais vu ! –, et avec une tête à boire pour oublier qu’on n’est un robot sans émotions.
     À peu près mon style.
     « Salut. »
     Je lui fait coucou de ma main mécanique. Alors, quelle blagounette d’introduction je vais lui sortir…
     « Tu veux un coup de main pour boire tout cet alcool ? »
     Clairement pas ma meilleure. Peut-on perdre l’habitude de parler à des êtres humains en su peu de temps ? Je crois que les secondes qui vont suivre vont nous permettre de vérifier cela.