J’en ai peut-être un peu trop fait.
     Au début, je me suis dit, quelques plantes, toutes en pot, on évite que ça se répande partout, on reste propre. Et puis, la terre s’est accumulée, les plantes ont continué à pousser, les pots ses ont fait trop rares… Et j’ai clairement un peu trop abusé de mon pouvoir. En même temps, mes journées ressemblent à ça : je me lève à n’importe quelle heure, j’erre sans but, pieds nus, entre mes enfants – parce que du coup, techniquement ce sont les miens –, les abreuve d’eau, de nutriments et de magie, surveille la croissance de mes plants alimentaires et reste toute la journée à l’intérieur, dans l’espèce de micro-climat chaud et humide que je me suis créé. (L’hiver approche et le chauffage c’est bien mais il ne va que jusqu’à une certaine température, et quand on a vécu dans une jungle équatoriale comme moi, on a besoin de ses trente degrés.) De temps en temps, je me souviens qu’il faut manger pour vivre et vais cueillir des tomates, des courgettes, des pommes de terre, des carottes, des fruits, ce genre de trucs, et me cuisine quelque chose. Je lis beaucoup de bouquins sur l’agriculture et le jardinage, traîne sur des sites à ce sujet avec mon ordiphone. Puis après une dure journée passée à rien branler sinon trafiquer de l’herbe et faire croître d’autres graines, je m’endors, généralement contre ma dernière plantée.
     Tout cela va avec certains aménagements. Comme je navigue entre les différentes salles des dortoirs et que je n’ai plus vraiment à proprement parler de lit à moi, ou même de coin où foutre mes affaires – j’ai un espace immense à disposition et très peu de possessions terrestres –, je me trimballe avec un sac contenant le nécessaire. Tapis de sol, sac de couchage, quelques bricoles. Je campe en intérieur. Les lits sont tous occupés, de toutes façons. C’est bien trop commode, comme structure, pour les plantes grimpantes : elles passent de celui du bas à celui du faut, s’entortillent autour des lattes… Je suis sympa, j’ai dégagé les matelas et draps dans une salle à part, qu’ils ne soient pas tâchés. Aussi, comme je mange principalement ce que je produits à croissance accélérée, vendre mon cannabis me suffit largement pour vivre. Ce n’est pas pour les quelques rares fois où je sors m’acheter de la viande, du pain et des conneries diverses. À peu près une ou deux fois par semaine. Ou moins.
     Ça devient n’importe quoi, un peu. Mes conversations se résument à « Bonjour. », « Oui, ce sera tout. », « Merci, au revoir. » et « Trois mille yen le sachet. » Je ne dis même plus « Bonsoir. » Ça impliquerait que le passage du temps importe. Je vis au milieu des plantes, pour elle, c’est vital. Mais pour moi, faire la différence entre le jour et la nuit est parfois un peu difficile. Surtout que je fume pas mal de ce que je produis.
     Du coup, vous pouvez sans problème imaginer que l’apparition inopinée d’une autre personne dans ces dortoirs me fit un choc. C’est que, j’avais prévu de laisser une pièce libre pour le prochain novice et de nettoyer peu à peu, à mesure que d’autres arriveraient, mais personne ne vient. J’ai fini par croire que je pourrais occuper ce bâtiment encore longtemps. Ce qui ne va pas pour me déplaire.
     Enfin, un choc. Un « Gné ? » plutôt. Vous allez voir.
     Revenons au présent. Je suis en train de roupiller ferme, blottie dans mon sac contre un bambou, planté sur une motte posée à même le sol. Un bruit me réveille. Il n’y a pas de bruit, normalement, dans les dortoirs, sinon celui que je produis ou la musique que je balance. Les plantes aiment ça. J’ai constaté des subtiles variations. Depuis deux jours, je leur mets du Johnny Cash. C’est peu de dire qu’elles apprécient. Probablement parce que moi aussi et que du coup ça doit influer sur mes pouvoirs et mes soins, enfin qu’importe.
     Du bruit, donc. Comme ça ne peut pas non plus être une menace – je vis littéralement dans une forteresse dirigée par des demi-dieux au milieu de la capitale d’un des États les plus sûrs du monde –, je ne me lève pas vraiment. Il y a quelqu’un, et alors ? Mon sommeil est plus important que sa visite.
     Mais en fait, très vite, ma raison rappelle quelques éléments. Notamment un. Je suis en train de pioncer dans le couloir. Il n’y a pas de lumière. Soit qu’elle n’a pas trouvé l’interrupteur, soit qu’il doit être vraiment pété depuis qu’un volubilis particulièrement aventureux s’est infiltré sous son cache.
     Et donc, elle va progresser dans les couloirs.
     Et donc, me trébucher dessus.
     Euuah. Je vais devoir me lever.
     Je fais donc ça. Entre deux feuillages et branchages, j’aperçois une lueur. On dirait celle d’un téléphone portable. Je m’y connais ; c’est le seul élément de technologie moderne que j’utilise.
     Je fais quoi, maintenant ? J vais me coucher ailleurs pour lui laisser le passage ? Je lui indique que je suis là ?
     Engager le contact avec un autre être humain ne me semble pas tout à fait dans mes cordes, là. Je suis sapée comme un sac, dans un espèce de gilet informe et de pantalon de chantier grisâtre, avec de la terre partout sur moi. Certaines graines ont même germé dans mes cheveux pendant la nuit, ce qui arrive fréquemment. Enfin, dans l’absolu, je suis plutôt propre. Je sais m’entourer des bonnes plantes, pour avoir une odeur acceptable et des phéromones repoussant ou tuant les insectes.
     J’ai littéralement des plantes carnivores plein les poches, oui, c’est ce que ça implique.
     Ah, merde.
     Pendant que j’étais en train de réfléchir, à moitié comateuse, voilà que l’autre s’est rapprochée.
     Et… la lumière disparaît ?
     Ah, mais, en fait, je ne suis pas dans le couloir. Je suis dans une pièce. Et ce n’est pas un bambou, c’est un jeune cerisier. J’ai confondu hier et aujourd’hui. Ça m’arrive. Souvent.
     La porte est entrouverte, ce qui fait que j’ai vu sa lumière dans le couloir. Et maintenant, elle doit avoir dépassé la porte, ce qui fait qu’elle n’est plus visible.
     Je pourrais me recoucher, mais je me suis levée. Pour rien, en plus, j’aurais tout aussi bien pu ne pas bouger. Je soupire et me dresse complètement sur mes deux pieds. Quitte à être debout, autant que ça serve. Me protéger d’un coup de pied involontaire n’étant plus un objectif à l’ordre du jour, je me rabats sur l’autre. Et passe la porte.
     « Salut… »
     Ouh, ça sonnait mieux dans ma tête. Ça devait ressembler à un « Gné » pour un observateur extérieur. Je me demande si c’était seulement compréhens…
     Quoi ?
     Elle me hurle dessus et s’enferme dans une chambre adjacente.
     Ça fait trop d’émotions pour le réveil. Et en plus, maintenant, j’ai les oreilles qui vibre. Elle a une voix aiguë, celle-là. Je l’entends marmonner des trucs mais j’ai la tête trop enfoncée dans mon cul pour comprendre quoi que ce soit.
     Et elle ressort. Et me dit un truc. Je vérifie que j’ai bien ma puce de traduction. Oui. Ah, non, c’est une graine. L’autre oreille ? Oui, c’est bien ça.
     Comment on fait quand quelqu’un engage une conversation avec vous, déjà ?
     « C’est la première fois que je mets la main une plante qui parle et fais de la lumière, mais comme t’es toute verte, tu dois en être une… »
     C’est rigolo, parce que je n’ai plus qu’une seule main.
     Certaines choses ne sont pas tout à fait rouillées, en fait.