Je suis ici depuis presque une semaine maintenant, et une fois passée la surprise des premiers jours, j'ai plus ou moins accepté cette histoire de pouvoirs. Bon, je n'en ai pas encore moi, mais apparemment ça ne saurait tarder ! Je ne sais pas si j'ai hâte ou si j'ai peur, mais ce qui est sûr, c'est que toutes ces nouveautés ont l'avantage de me remplir la tête au point d'oublier ce qui m'a conduite ici en premier lieu... Enfin, non, oublier n'est pas le bon mot ; plutôt reléguer au second plan. Mais mes cauchemars me rattrapent bien vite une fois la nuit tombée, seule au fond de mon hamac. Je passe encore beaucoup de temps à pleurer en caressant mon ventre vide, et je pense que mes colocataires l'ont déjà entendu, mais elles ont la décence de ne rien dire. D'après ce que j'ai compris, on a tous nos démons, ici...

J'ai suivi les conseils du psychologue et je me suis inscrite au club de danse et à celui de jardinage, histoire d'instaurer directement une routine rassurante dans cette nouvelle vie et d'éviter que je ne me renferme sur moi-même. J'ai été un peu déçue de constater qu'il n'y avait pas de club de cuisine, mais je demanderai à l'occasion si je peux utiliser les fourneaux de la cantine pour faire des gâteaux ! Quelques jours plus tôt, un jeune homme m'a fait visiter les serres en m'expliquant le fonctionnement du club ; en gros, il n'y a pas d'horaire, on vient s'occuper des plantes quand on veut, et s'il y a le moindre problème il m'a laissé son numéro. Un bien gentil jeune homme, très serviable, Nathanaël je crois ? En tout cas, c'est l'un des responsables du club et de l'entretien de la serre et du potager.

D'humeur à m'entourer de fleurs - la jungle du dortoir est un peu trop verdoyante et manque de couleurs - je décide de passer ma matinée à la serre. J'ai décidé de m'accorder un petit peu de temps avant de chercher du travail ; je n'ai pas besoin d'argent de toute façon, mes parents sont là pour me soutenir... Je pense néanmoins que ça me fera du bien de retrouver une activité professionnelle, mais pas tout de suite. D'abord, un peu de temps pour moi ! J'arrive à la serre, qui m'a tout l'air d'être déserte, et commence par arpenter les rangées de fleurs en essayant de me souvenir de leurs noms. Il y en a tellement ! Il va me falloir un moment avant de tout mémoriser... Perdue dans mes pensées, je sursaute en entendant une voix marmonner quelque part derrière moi. Je finis par apercevoir une silhouette dans un coin de la serre, et fronce les sourcils en notant sa position ; il se tient la tête dans les mains, on dirait qu'il pleure et... Est-ce que c'est du sang sur son pull ?! Je me hâte dans sa direction et m'agenouille à côté de lui, posant doucement une main sur son épaule, autant pour lui signaler ma présence que pour le réconforter.

"Est-ce que ça va, qu'est ce qui s'est passé ?"

J'attends qu'il relève le visage vers moi, et grimace en découvrant ses jolis traits teintés d'ecchymoses. Son nez saigne, et il a la lèvre et l'arcade ouvertes. Je sors un paquet de mouchoirs et une bouteille d'eau de mon sac, et après avoir humidifié le papier, commence à tamponner délicatement les traînées de sang et de larmes. Il va falloir qu'il aille à l'infirmerie, je ne peux vraiment pas grand chose pour lui ici avec mon pauvre mouchoir... Je n'ai aucune idée de qui il est, mais le voir dans une telle détresse me serre le coeur, et posant délicatement au sol ce que j'ai dans les mains, je l'attire vers moi et passe mes bras autour de lui, caressant doucement son dos dans un geste réconfortant.

L'étreinte ne dure pas longtemps avant que le rouquin ne me repousse doucement, et sa voix n'est qu'un murmure alors qu'il me dit de ne pas m'occuper de lui. Il a beau tenter faiblement de me repousser, tout ce que j'entends dans cette voix brisée, c'est un appel à l'aide. Il est blessé, trempé, et qu'importe s'il pense ne pas les mériter ; il a besoin de réconfort et de bienveillance... Et il est tombé sur la bonne personne.

"Ne dis pas de bêtises, dans ton état, tu as besoin d'aide ! Je ne vais pas te laisser là comme ça et prétendre que je n'ai rien vu..."

Ce serait horrible de faire ça, personne ne peut être aussi cruel et égoïste ! Surtout pas moi, et surtout pas en ce moment. J'ai toujours eu ce besoin compulsif de me rendre utile, de prendre soin des autres, à défaut d'être capable de prendre soin de moi-même. On m'a souvent dit que j'étais trop gentille pour mon propre bien, mais je ne supporte pas de voir quelqu'un souffrir... Et en ce moment, résoudre les problèmes d'un autre pourrait bien m'aider à ne pas me focaliser sur ma propre tristesse. Je m'agenouille à côté de lui et m'assieds sur mes talons, posant une main sur son épaule.

"Qui est-ce qui t'a fait ça ? Tu t'es battu ?"

Je ne m'y connais pas beaucoup en bagarre, mais vu son état, on dirait plutôt un passage à tabac qu'un combat loyal, et ça a le don de m'énerver. La violence n'est jamais nécessaire, et s'y mettre à plusieurs contre un, c'est vraiment pitoyable ! Je pousse un léger soupir, avant de me remettre debout, lui tendant la main.

"Tiens, prends ma main, je vais t'aider à te lever. Il faut qu'on t'emmène à l'infirmerie..."

Ses blessures n'ont l'air que superficielles, mais on ne sait jamais qu'il ait une commotion cérébrale ou quelque chose de plus grave... Et de toute façon, ce ne serait vraiment pas du luxe de désinfecter ces vilaines plaies. Et puis il faut qu'il se change ou au moins qu'il soit au chaud, trempé comme il est, il va attraper la mort avec ce froid !

Je fronce les sourcils lorsque le rouquin me dit qu'il ne va pas si mal. Je pense que c'est tout le contraire, justement... Et quelque chose me dit que ce qui se passe à l'intérieur de lui est encore pire que les bleus et coupures qui ornent son visage. Et le fait qu'il refuse mon aide et tente de me repousser me conforte encore plus dans cette idée...

"Tu saignes et tu es trempé... Tu vas attraper la mort si tu restes ici ! Et puis si ça se trouve tu as une commotion, une côte fêlée ou quoi ! Ce serait vraiment mieux que tu voies un médecin, pour être sûr..."

Je ne le laisserai pas ici dans cet état, c'est hors de question ! Il me confirme ensuite qu'il s'est battu, sans rentrer dans les détails pour autant, avant de refuser ma main tendue. Il me dit ne pas avoir envie de se lever, alors je me remets à genoux à côté de lui. On dirait bien que c'est à qui cédera le premier... Je pose mes main sur mes cuisses et reprends la parole d'une voix douce.

"Je ne te poserai pas de question si tu n'as pas envie de me dire ce qui se passe... Et si tu as envie d'être seul, je te promets de te laisser tranquille, une fois que je suis sûre que tu vas bien. Mais..."

Je me penche en avant et saisis délicatement son menton entre mes doigts pour lui faire tourner la tête vers moi.

"S'il te plaît, laisse-moi t'aider."

Parce qu'à défaut d'être capable de m'occuper de moi-même, je peux au moins m'occuper des autres... M'occuper de lui.

Le rouquin a l'air complètement apathique, il se laisse faire quand je prends son menton entre mes doigts pour lui tourner la tête et me regarde pendant un moment, avant de bien vite retourner ses yeux vers le sol. Je hoche la tête alors qu'il répète mes mots ; oui ce serait bien qu'il arrête de rester prostré sur lui-même et qu'il accepte de me suivre à l'infirmerie...

Un silence un peu gênant s'installe, qu'il finit par briser en me demandant pourquoi je me soucie de lui. Est-ce pour me donner bonne conscience ? Je ne sais pas. Peut-être un peu, peut-être pour me prouver que je ne suis pas totalement inutile et bonne à rien. Parce que j'ai besoin de me soucier des autres pour me sentir exister. Mais pas seulement, la raison principale est quand même simplement que je n'aime pas voir les gens souffrir. Et lui il souffre, et pas seulement physiquement, ça se voit... Je ne peux pas me résoudre à partir comme si de rien n'était en le laissant là comme ça.

"Et pourquoi pas ? Ca ne me coûte rien de te tendre la main..."

Et si, tourner le dos au malheur des autres ferait de moi une mauvaise personne. Ou une personne lâche... Mais je ne suis ni l'une ni l'autre ! Je hausse ensuite les épaules quand le rouquin me parle de me soucier de mes amis.

"Je ne connais personne ici, je viens à peine d'arriver. Et puis j'utilise mon énergie comme bon me semble ! Pourquoi est-ce que tu tiens tellement à rester tout mouillé par terre ?"

Non mais en vrai, il doit avoir froid, le sol est inconfortable... Ca n'a aucun sens. Si vraiment il veut se morfondre dans son coin, qu'il retourne au moins dans son lit, non ? Je commence à être à court d'idée pour l'inciter à se relever, il n'est vraiment pas très coopératif.

"Tu peux au moins me dire comment tu t'appelles ? Moi c'est Alyona."

Allez, tentons une autre approche ; s'il ne veut pas bouger, peut-être que parler un peu serait plus efficace ?

Le rouquin garde le silence pendant un moment avant de finalement me répondre que s'il se complait ainsi dans son malheur, c'est parce qu'il est... Taré. Je hausse un sourcil et me mord la lèvre pour ne pas rire à ce mot. Non mais c'est pas drôle, mais c'est juste... Enfin il aurait pu dire qu'il est fou ou qu'il a des soucis mentaux, mais taré c'est à la fois très péjoratif et un peu comique.

"Bah... On l'est un peu tous, non, tarés ?"

Surtout ici, si j'ai bien tout compris. Ou du moins sans être tarés, on est tous traumatisés... Moi aussi je le suis, et c'est d'ailleurs pour ça que j'essaie de l'aider. Je suppose que dans le fond, je veux juste me prouver que je peux aider quelqu'un d'autre si je ne suis pas capable de m'aider moi-même... C'est très égoïste, dit comme ça, surtout vu la façon dont j'insiste alors qu'il a clairement envie d'être laissé en paix.

Il se présente sous le nom de Logan, encore une fois après un moment d'hésitation assez long qui trahit son désir d'être seul avec lui-même. Il me souhaite ensuite la bienvenue, sur un ton tellement sarcastique que même moi je comprends le second degré. Et c'est rare donc il faut le noter quand même !

"Merci... J'imagine."

Poussant un léger soupir face à son manque de réaction encore une fois, je décide de rendre les armes. Clairement, il n'a pas envie d'être aidé, ou du moins pas par moi, et m'acharner ne servirait à rien... A part peut-être l'énerver, ce qui serait encore pire. Déposant doucement le paquet de mouchoirs à côté de lui, je me relève ensuite et me racle la gorge de manière un peu gênée.

"Bon eh bien, je... Je vais te laisser à tes pensées. Ne reste pas là trop longtemps quand même, tu vas prendre froid... J'espère qu'on se recroisera dans de meilleures conditions. A la prochaine, Logan."

Et dans un dernier sourire un peu triste, je m'éclipse pour laisser le rouquin à sa solitude.