Nyree s'était levée du mauvais pied, la journée semblait être placée sous le signe de la colère et l'énervement de la mère déteignait sur son fils qui lui piquait une colère en ce moment même.

- "NON JE VEUX PAS DO'MIR MAINENT !"

- "Si tu vas y aller, tu as besoin de dormir !!"

La dispute portait sur la sieste de l'après-midi, que le petit ne voulait pas faire, mais qui était nécessaire à son bon développement. La mère ne parvenant pas tout à fait à garder son calme, elle avait la sensation qu'elle échouait dans son rôle de mère. À bout, elle pinça les lèvres et inspira profondément pour tenter de ravaler la rage qui broyait l'estomac. Elle aimait cet enfant, de tout son coeur elle l'aimait, mais parfois, dans ce genre de cas, elle avait la sensation qu'elle aurait pu le gifler pour le faire cesser de pleurer. C'était sans doute ce qui arrivait à toutes les mères un jour. Elles faisaient des plans sur la comète, imaginaient que l'éducation serait aussi facile que décrite dans les livres, que jamais elles ne renonceraient à leurs principes de mère parfaites. Peter pleurait toujours et lança son doudou à travers la pièce. Ce fût la goutte d'eau qui fit déborder le vase.

- "CA SUFFIT MAINTNANT !! JE NE VEUX PLUS T'ENTENDRE !"

Je n'arrivais pas à faire taire Peter et je finis par lui crier dessus comme je ne l'avais jamais fait. J'avais parfois été plus sèche, j'avais parfois pris la grosse voix quand il faisait une bêtise ou se mettais en danger, mais jamais je ne lui avais crié dessus pour évacuer ma colère. Le regard choqué du petit me serra le coeur et je m'en voulu immédiatement.

À ce moment, Nyree avait un choix à faire et elle ne savait pas vers quelle solution elle finirait pas pencher. Laisser échapper toute la colère qu'elle ressentait ou tenter de prendre un moment pour se calmer et revenir à ce problème plus tard, plus calmement. Seulement, laisser son enfant seul n'était pas du tout responsable, pas ici, dans un dortoir. Elle aurait bien demandé de l'aide à Luna, mais le temps de trouver comment contacter la jeune femme, elle aurait tout le temps de céder à sa colère et de commettre ce qu'elle considérait comme l'irréparable. Frapper son enfant.

Je me laissais tomber sur mon lit, dans lequel j'avais placé Petre pour sa sieste. D'ordinaire, c'était le moment où j'en profitais pour lire, pour vaquer à mes occupations, pour chercher du boulot et essayer d'offrir une meilleure vie à ce petit bonhomme. Mais faire ce genre de recherche ou lire à côté d'un enfant en train de hurler à la mort et de pleurer en vidant tout l'air de ses poumons me semblait impossible. Il s'était un peu calmé et pleurait maintenant en silence, couché dans le lit, sa frimousse cachée sous la couette. Je me frottais le visage et me mis à pleurer aussi. Je rassemblais mes genoux sous mon menton et enfoui ma tête dedans pour pleurer en silence. Heureusement, il n'y avait pas grand monde dans le dortoir pour assister à cette scène pathétique.

__–Les journées s’enchaînaient et se ressemblaient. Karen vivait dans l’attente de moins en moins supportable de cette initiation tant promise, qui allait avec son lot d’inquiétudes, de craintes, d’effroi, au moins autant que d’espoir d’avoir enfin une chambre à soi.
__–Non parce que, les cris du bébé, ça commençait à lui taper sur le système.
__–Et si la mère s’y mettait, en plus.
__–N’ayant rien de mieux à faire, Karen passa dans le dortoir d’à côté pour voir ce que c’était que ce raffut. Elle avait dans l’idée de se planter devant Nyree, lui intimer sèchement de faire fermer sa gueule à son sale gosse et de se barrer en claquant la porte, mais ce plan originel se heurta à trois problèmes majeurs qui rendirent impossibles son accomplissement.
__–Tout d’abord, une fois n’est pas de coutume, surtout si on considère qu’il s’agissait là de gens basanés, elle fut prise d’un soudain pic d’humanité et de compassion, à la vue de cette petite créature braillante et de cette mère épuisée. Peut-être revoyait-elle la sienne avec son frère, ou se projetait-elle.
__–Ensuite, il était tout à fait hypocrite pour Karen de demander à ce qu’il se taise, alors que la seule personne qu’elle dérangeait, à savoir elle-même, aurait pris n’importe quel prétexte pour se sortir de sa torpeur, de son ennui et sortir dehors. Que pouvait-elle lui dire ? « Tu vas me déranger le temps que je mette mes lacets et sorte ? » Même pour elle, c’était tout à fait ridicule.
__–Enfin, il s’avérait qu’elle voulait lui demander des conseils sur la maternité.
__–Après, sur ce dernier point, vu que ses compétences paraissaient limitées, ce n’était peut-être pas le meilleur choix. C’était aussi la seule mère célibataire qu’elle avait vu à Terrae et Karen n’en pouvait plus de la littérature Internet à ce sujet.
__–« Euh, salut. »
__–Restait à déterminer une marche à suivre. Que faire, dans cette situation ?
__–« J’dérange ? Ça va ? »
__–Karen regarda Peter, qui pleurait toujours. Manifestement, ça n’allait pas.
__–« Il a quoi genre ton gosse là ? »

Elle ne l'avait pas entendue arriver. Plongée dans ses pensées, Nyree n'avait pas remarqué la jeune femme blonde avant qu'elle ne lui adresse la parole pour lui demander ce qu'avait Peter. Nyree inspira doucement et frotta son visage, creusé de fatigue.

- "Je ne vous avais pas entendu, désolée... Il... Il est trop fatigué pour s'endormir correctement, ça arrive parfois."

La jeune mère se sentait honteuse de se montrer dans un état aussi pitoyable à quelqu'un, mais en même temps, les dortoirs étaient si peu remplis qu'elle en oubliait parfois qu'elle n'y vivait pas seule et que d'autres personnes pouvaient tenter de trouver le sommeil ou la paix ici. Elle soupira et tendit la main vers le draps avant de se raviser. Peter ne dormait probablement pas, mais elle n'avait pas encore la force de lui présenter des excuses. Mais à la femme qui tenait devant elle, elle pouvait le faire.

- "Je suis désolée, nous avons été bruyants.. Je vous prie d'excuser le dér...an...gement ?"

Mon regard était tombé sur le ventre de mon interlocutrice et je levais sur elle des yeux humides. Cette femme attendait un bébé. Le savait elle ? Le père était il ici à Terrae ? Je me mordis la lèvre, ne sachant pas si je devais aborder le sujet. Et en même temps, toute bonne Tohunga, toute femme savante maorie savait qu'il était encore temps de rendre l'enfant à la terre. Cette pratique était, sinon courante, au moins connue parmi mon peuple et nous connaissions des mélanges de plantes pour provoquer les menstrues et ainsi éviter de rendre une mère malheureuse. Personnellement, j'avais aimé Peter à la seconde où j'avais compris que j'étais enceinte, mais je comprenais qu'une femme puisse ne pas être prête ou ne pas vouloir d'enfants. Chacune devait être libre de choisir, alors je pris une inspiration et plaça ma main à plat à quelques centimètres de son ventre, sans la toucher. Il était important de ne pas toucher le ventre d'une femme enceinte sans qu'elle ne soit d'accord, même d'une mère à une autre.

- "Vous attendez un enfant... Vous... Vous avez reçu les informations nécessaires ?"

L'utilisation du mot avortement me paraissait trop violente pour un premier contact. Mieux valait attendre de savoir si elle savait. Ensuite, elle me dirait probablement d'elle-même si elle avait reçu toutes les informations nécessaires pour le garder et l'élever ou pour trouver du soutient.

__–Toutes les conditions, sans exception, étaient réunies pour que la situation fût extrêmement déplaisante pour Karen. Elle avait été dérangée par des bruits insupportables, cette mère lui parlait avec un ton un peu trop déférent et obséquieux à son goût, elle la ramenait impitoyablement à sa propre condition, elle était Noire – ou peut s’en fallait…
__–Déjà, il fallait rétablir quelque chose.
__–« Nan mais c’est bon quoi parle-moi normal meuf, tsk là. »
__–Elle regarda le gamin. Avait un peu envie de le toucher, mais n’osait pas. Comme si établir quelque familiarité avec ce petit être revenait à accepter la présence de bébés dans sa vie, donc le s… Oh.
__–« J’peux ? »
__–Je le prends dans mes bras.
__–Je vois ce que cela veut dire, nul besoin de le détailler.
__–Karen savait comment se débrouiller avec un marmot : elle avait déjà porté bien de ces petits êtres, entre ses cousins et cousines et les rejetons des amis de sa mère ou de son père. Du fait de son sexe, elle avait été, plus ou moins avec son gré, habituée à devoir construire sa sociabilité autour des questions maternelles. Aussi le tint-elle tout à fait comme c’était adapté, maintenait sa tête soutenue et le faisait bouger un peu, comme pour le bercer. Elle lui parla avec une voix douce.
__–« C’quoi ton nom, p’tit mec ? »
__–Le regard de sa mère sur elle n’avait bien entendu pas échappé à Karen.
__–« Et l’tien ? Moi c’est Karen. »
__–Restait sa dernière question. Visiblement, on ne pouvait rien cacher à cette mulâtre. Karen ne voyait pas bien ce qu’elle voulait dire par là : reçoit-on vraiment toutes les informations nécessaires ? Avait-elle tant que ça envie d’en parler avec une parfaite inconnue ?
__–« Bah chaipas, ouais, j’devrais savoir quoi selon toi ? »
__–C’était un peu direct. Un peu trop agressif. Karen était en fait prise dans un entre-deux fort inconfortable. D’un côté, elle n’avait aucune envie de passer pour une ignare auprès de Nyree, de l’autre, à qui exactement allait-elle oser demander des renseignements à ce sujet ? À qui pouvait-elle en parler ? Elle s’était déjà plus ou moins faite à l’idée qu’aucun ami, aucun parent n’était à ses côtés pour en discuter. L’envie d’appeler sa mère, ne serait-ce que pour la rassurer et lui dire que sa fille était toujours en vie, avait été lancinante, mais toujours bloquée, interrompue, interdite par quelque blocage profond, par quelque honte.
__–Au moins, devant cette étrangère, il n’y avait nulle honte à avoir.
__–« J’veux dire, euh… Enfin… Ça s’est passé comment pour toi ? »

Il y avait une forme d'agressivité dans la voix, un petit rien qui fit hausser un sourcil à Nyree. La jeune blonde face à elle avait l'air de ne pas contenir ses sentiments de colère. Sans doute que le bruit l'avait finalement vraiment dérangée. La maorie se retint de soupirer et soutint son regard jusqu'à ce que la demoiselle demande à prendre son fils. Elle hocha la tête et la cadette prit Peter dans ses bras avec des gestes doux et attentifs. Elle avait les bons réflexes c'était certain.

- "Nyree. Et lui c'est Peter, il est un peu timide apparemment"

Mon fils avait gardé les yeux mi-clos et ne répondait pas, comme pour faire semblant de dormir, mais il finit par se frotter les yeux de son petit poing et bâiller à s'en décrocher la mâchoire. Comme moi, il était vraiment mort de fatigue. Karen avait de nouveau érigé son bouclier de défense, on voyait qu'elle manquait de maana pour évoquer les problèmes et, déjà, elle se radoucissait en me demandant ma propre expérience. Donc de toute évidence, personne n'avait vraiment expliquer à cette jeune femme que la maternité n'était pas une fatalité. Il allait falloir la jouer fine pour ne pas de nouveau éveiller son feu intérieur.

- "J'ai eu beaucoup de chance, pour les maoris, les enfants sont une bénédiction élevé par toute la tribus. Même si nous avons adopté les coutumes occidentales pour certaine pratique médicale... Personnellement, je ne voulais pas y avoir recours et ce petit bonhomme est arrivé dans ma vie."

Alors Nyree, lui indiquant une chaise pour qu'elle puisse s'installer, lui expliqua les symptômes des premiers mois, les choses auxquelles elle avait dû faire attention, comme certains fromages, certaines plantes qui provoquaient des contractions et qu'il ne fallait pas prendre, ou du moins en très petites doses. Elle lui parlait de la taille qu'avec eu son enfant dans son ventre au divers stade de grosse, de la petite crevette à la taille d'une belle pastèque. Des exercices de respiration et des exercices sportifs qu'elle avait pu faire pour diminuer, voir endiguer, la douleur.

- "Ma mère et mes tantes étaient souvent là pour me guider et me rassurer. Je pense que c'est ce qui m'a aidé le plus dans les moments de doute. De pouvoir parler à une mère qui était déjà passée par là. J'ai remarqué que nous n'étions pas très nombreuses ici... Le père de ton petit pois est dans le coin ?"

Souligner que nous étions presque seules dans ce bateau, c'était presque comme de m'engager à être là pour l'aider quand le moment serait venu. Je touchais le moko, ce tatouage inscrit dans la chaire de mon menton, avec fierté. C'était le symbole qui, pour notre peuple, montrait que seule la femme était capable d'offrir le souffle de vie. Il avait longtemps été associé à la délinquance pour les non-maoris, mais regagnait sa signification originelle peu à peu. Elle n'y aurait pas droit, en tant que non-maorie, mais elle aussi pouvait donner le souffle de vie.

- "En tout cas, je me souviens d'en début de grossesse, je ne savais pas quoi faire pour gérer la douleur dans la poitrine et je ne savais pas quoi acheter non plus.. J'avais mille questions au moins. Mais j'ai pu les poser pour être rassurée. Tu le peux aussi si tu veux, la maternité est un secret bien gardé chez les femmes."

__–Hé bien, il y en avait au moins un des deux qui avait un prénom chrétien.
__–« Nyree ? Ça vient d’où ça genre ? »
__–Car non, elle n’avait pas la moindre idée de ce que pouvait être un maori. Une sorte de peuplade primitive sans aucun doute, surtout avec ses histoires de tribu, mais d’où, cela lui importait bien peu, sinon pour faire la conversation.
__–Toutefois, si Karen n’était pas savante en anthropologie, elle était bien assez intelligente pour comprendre le sous-texte… ce qui la révulsait quelque peu.
__–« Euh, c’est surtout un truc de barbares de quoi tu parles là… On peut pas tuer les bébés. »
__–Bon, à bien y réfléchir, on aurait pu douter de la pertinence qu’il y avait à qualifier l’avortement comme une pratique sauvage, alors justement, comme l’avait si bien signalé Nyree, qu’elle émanait de la plus avancée de toutes les civilisations ; à savoir celle de Karen. Pas que ce fût important : elle avait répondu cela par automatisme. Si Dennis Prager avait déjà réfléchi à la question à sa place, pourquoi se la poser.
__–Sur l’invitation de Nyree, Karen s’assit – c’est que le petit Peter pesait son poids – et l’écouta avec une certaine attention. La question qu’elle posait était à la fois indiscrète et honteuse. Pour qui passerait-elle, alors qu’elle portait toujours autour du doigt sa bague du pureté virginale, si elle avouait ne même pas connaître le père de son enfant ? Une seule solution dans ces cas là :
__–« Et le sien ? »
__–Mais enfin, ces difficultés de communication mises à part et liées autant à un éloignement politique que de situation, Karen n’était pas mécontente d’être ici. D’autant plus que Nyree abordait le sujet de manière directe, très calme et apaisante. Même si elle perlait ça et là, l’agressivité naturelle de Karen était assez vite limitée par le calme de son interlocutrice.
__–« Bah euh j’sais pas ouais… Genre, t’as fait ça comment, t’as des conseils à m’donner ou chaipaquoi ? J’peux pas trop demander à ma mère, alors… »

Il aurait été étonnant de penser que Nyree n'était pas piquée au vif par le ton de la question énoncée par sa cadette. La manière de mettre l'emphase sur le prénom, le petit "Genre" à la fin de la phrase. Tout était fait pour que la maori, qui avait toujours eu tendance à se considérer comme "trop peu" se sente mal à l'aise. Pourtant, une certaine innocence pointait derrière cette question. Une forme d'ignorance qu'elle ne pouvait mettre sur le dos de la pauvre jeune femme. Elle inspira pour ne pas laisser ses émotions l'envahir et déborder et tenta de répondre le plus simplement possible.

- "C'est Maori. Nous sommes le peuple indigène de Nouvelle-Zélande. "

Sa réaction face à l'avortement piqua ma curiosité. Elle avait ce mode de pensée que je n'avais rencontré que chez les catholique extrêmement pratiquant et qui, souvent, préféraient vivre avec un bébé dont ils n'avaient pas voulu plutôt que de se laisser une chance de vivre correctement. J'aspirais un peu d'air entre mes dents, ennuyée d'une telle méconnaissance du monde. Elle venait de me traiter de barbare, sans même avoir conscience de la portée de ses mots si j'en jugeais son attitude. Une sorte d'hostilité mêlée de curiosité. On aurait dit une gamine perdue au milieu d'un centre commercial immense, mais trop fière pour se rendre au bureau d'accueil et demander de l'aide.

- "Sans aller jusqu'à un tel extrême, confier un enfant dont on ne peut pas s'occuper à une famille n'a rien de honteux. Si ta décision est prise, alors c'est bien, tu dois simplement être en accord avec tes valeurs et ton bonheur. "

Apparemment, la question du père était sensible, car j'avais simplement récupérer la balle au vol quant au père de Peter. Je hochais doucement la tête, ne voulant être indiscrète plus que de raison et lui expliquait que, si le père du petit et moi étions séparés, il avait l'habitude de rendre visite à son fils régulièrement quand j'habitais encore en Nouvelle-Zélande. À présent que j'étais ici, je ne savais pas vraiment si Tonga pourrait revenir rendre visite à son fils, mais je faisais de mon mieux pour permettre la communication entre mon fils et son père. Nous avions une relation très cordiale malgré notre rupture et il prenait toujours bien soin de son fils même avec une distance de plusieurs milliers de kilomètres.

Et puis la question tomba enfin. Elle devait donc être seule et n'avoir que peu de contact avec sa mère si elle ne pouvait pas lui poser la question. À moins que cette dernière ne soit plus parmi nous.

Nyree plongea ses yeux noirs dans ces d'un bleu profond de Karen. Répondre aux questions de maternité de la dérangeait pas, elle avait plusieurs fois vu la Tohunga, la chamane maorie, de son village le faire et elle-même ayant vécu une grossesse, elle avait une certaine connaissance des choses. Il lui était cependant difficile d'estimer à combien de mois en était la demoiselle aux cheveux blonds. Le tout était de savoir où elle en était, les questions qu'elle se posait vraiment. Pourtant Nyree voyait bien que sa cadette était perdue et ne savait déjà pas quelle question poser.

- "Moi j'avais surtout peur de ne pas avoir assez de matériel pour m'occuper de Peter. Tu sais, les biberons, les couches tout ça... Mais des questions que je posais à ma mère et aux tantes... Ah si, je leur ai demandé si c'était normal d'avoir mal aux seins autour de 4ème et 5ème mois, et en fait c'est normal, ton corps commence à travailler. On a aussi mal en bas du dos parce que le bébé grandit et pousse les organes pour avoir de la place, c'est pour ça qu'on doit tout le temps faire pipi aussi. "

Et Nyree raconta, les douleurs, comment s'en défaire, les inquiétudes et les solutions qu'elle avait trouvé à l'époque, ce qu'elle aurait fait différemment si elle avait su plus tôt, comme pour les couches lavables en coton. Elle lui parla aussi de l'importance de beaucoup communiquer autour d'elle et avec son enfant à naître, même s'il était encore en dedans. Et surtout, de ne pas s'en vouloir si elle était triste certains jours, parce que c'était une épreuve telle pour le corps et l'esprit qu'on pouvait parfois en sortir un peu blessé.

- "Tu as déjà un bon médecin ici ? C'est important d'être suivie, pour s'assurer que tu es en bonne santé et le bébé aussi. "

__–Indigène, comme les Indiens, donc. Il est vrai que, quelque part, Nyree avait un peu une tête à vendre des cigares et des poteries typiques sur des aires d’autoroute, ou quelque chose du genre. (Elle n’en savait rien, elle n’en avait jamais vu ailleurs que dans des films.) Enfin, au moins semblait-elle assez chrétienne pour plutôt parler d’adoption que de meurtre. Karen se calma quelque peut à cette pensée rassurante. Enfin, rassurante.
__–« Euh ouais enfin y’a que des gens bizarres ici là, j’vais pas leur filer mon gamin. Puis j’ai pas envie qu’il soit élevé par des Japonais. »
__–Quoi qu’il en était, Nyree avait une voix particulièrement apaisante. Karen aurait presque voulu s’énerver, faire la fière, mais elle était réduite à quelque chose qu’on n’aurait pas pensé possible venant d’elle : à écouter. En fait, c’était quelque chose de tout à fait nouveau pour elle, que d’avoir affaire à une adulte qui, certes, lui rappelait sa condition de jeune adolescente perdue, mais le faisait sans la moindre malice et n’était que patience et compréhension. Si Karen était, par les explications, les histoires de vie, le calme professoral de Nyree, renvoyée constamment à sa condition d’enfant perdue, ignare et qui n’avait encore pour ainsi dire rien vécu, pour la première fois, elle se surprit à ne pas haïr ce rôle qui lui était donné.
__–Karen était encore au troisième mois. Les épreuves énoncées étaient à venir. Il faut souligner que les conseils utiles de Nyree l’aidèrent à appréhender la chose avec moins de malaise : ce qui lui arriverait serait normal. Un peu tôt, la concernant, mais normal. Tout le serait. (Bien sûr, Karen se serait sentie très mal à l’aise de ne pas être dans la norme.) C’était un discours d’autant plus apprécié qu’il différait considérablement de celui prodigué usuellement par les figures féminines de sa famille et les discours généraux qu’on entendait dans son milieu conservateur – et qui étaient bien souvent énoncés par des hommes. Cela ne voulait pas dire qu’ils et elles avaient tort, mais… qu’on pouvait au moins considérer d’autres approches de la maternité.
__–Si si, ils se plantent complet.
__–Tu n’es pas encore canon toi, chut.
__–Ah oui pardon. Faites comme si j’étais pas là !
__–Si seulement c’était prophétique. Reprenons.
__–« Euh ouais chaipas, ’faudrait que j’aille en voir un ouais… »
__–Mais, inutile de le dire, elle en avait peur. Peur du jugement (mère, à son âge), mais peut-être encore plus, si elle interagissait trop avec le personnel de Terrae, d’être trop vite assimilée à ces gens-là. Finalement, qu’on lui dise qu’elle pouvait s’intégrer ici, était une perspective aussi réconfortante qu’elle était terrifiante.
__–Enfin.
__–Elle avait un tout à fait adorable bébé dans les bras.
__–« Ah, il s’est endormi. Karen avait dit cela presque en chuchotant, par réflexe. Elle esquissa un demi-sourire presque contraint. Il est mignon. Tu veux le coucher, ou… ? »
__–Mais Peter tenait visiblement autant du chat que de l’homme : par esprit inconscient de contradiction, il se recroquevilla et attrapa la manche du gilet de Karen, de sa petite poigne de bébé.

Peter refusant de lâcher sa prise, la maorie hésita un instant à le reprendre au risque de le réveiller. Karen n'avait l'air d'être spécialement ennuyée par la présence du petit dans ses bras, mais elle risquait de se fatiguer à un moment. Au troisième mois commençaient la fatigue du corps qui puisait dans ses ressources et son énergie pour créer un être vivant viable. C'était le délicat moment où le moindre effort trop important, le moindre coup mal placé, le moindre choc émotionnel trop puissant pouvait faire que le bébé ne restait pas. Si Nyree ne savait pas depuis combien de temps Karen vivait ici, le fait qu'elles soient encore colocataires indiquait que son vide était récent, peut-être autant que celui de Nyree.

- "N'hésite pas à le poser dans le lit si tu te sens fatiguée, il faut te préserver pour que ton petit reçoive l'énergie nécessaire. Tu manges correctement ?"

Il y avait aussi la question du médecin, Nyree n'était pas Tohunga, elle n'avait pas reçu l'enseignement nécessaire pour soigner les autres, bien qu'elle sache reconnaître certains signes et traiter certains symptômes, elle ne voulait pas que la petite se mette en danger par manque de suivi.

- "Ma mère m'accompagnait parfois chez le médecin quand le père ne pouvait pas venir. Si tu ne veux pas y aller seule pour pouvoir papoter dans la salle d'attente, je peux t'accompagner."

Inutile de déclencher une nouvelle vague d'hostilité en lui proposant de lui tenir la main. Mieux valait la traiter comme une petite adulte car, en devenant mère, c'est un peu ce qu'elle serait. Elle allait devoir s'occuper d'un petit être entièrement dépendant d'elle, ce qui n'allait pas être une mince affaire. J'avais été particulièrement soutenue de mon côté, mais malgré tout, le sentiment de ne pas être assez bien avait fini par déclencher le vide qui m'avait conduite ici. Karen elle était ici avant même d'être mère alors si elle ne faisait pas attention à sa santé, mentale comme physique, cela ne l'aiderait pas à s'intégrer correctement ici.

Quelque part, j'avais la sensation que si nous nous étions trouvées à cet instant précis où elle avait besoin de conseils et moi d'un peu de repos, ce n'était sans doute pas uniquement dû au hasard. Il n'était pas rare que les esprits de nos ancêtres nous guide sur des voies étranges qui nous amenaient là où nous devions être. Le vide était une épreuve qu'il fallait surmonter, et probablement qu'il était écrit pour moi que je devrais venir en aide à cette jeune femme. Quelque part, je me demandais comment elle avait fait, jusqu'ici, pour tenir le choc sans avoir personne à ses côtés. J'avais au moins Peter à mes côtés et je m'étais fait une amie ici peu après mon arrivée. Peut-être Karen avait-elle seulement besoin de baisser la garde pour comprendre qu'elle était, certes, en terre étrangère, mais au milieu de compatriotes qui vivaient les mêmes incertitudes qu'elle au quotidien. L'entraide serait sans doute notre seule façon de nous en sortir.

- "Tu devrais manger des lentilles et des légumes tiens... Je te conseille les blettes ou la scarole... Ce n'est pas facile à trouver, mais ils contiennent énormément de nutriment qui aideront le bébé à se développer... Tu vas aussi avoir besoin d'une activité physique douce. Comme la marche ou la natation, pour permettre à ton corps de se préparer et se maintenir mais sans que ça ne soit trop intense."

__–Correctement, j’imagine que cela dépendait des points de vue. En vérité, Karen était dans une certaine angoisse concernant tous les produits qu’elle ingérait et passait beaucoup de temps à se renseigner sur les propriétés nutritionnelles de tout ce qui passait par son corps. Cela avait eu des effets positifs, comme lui faire arrêter le purple drink – les deux semaines de sevrage avaient été difficiles à vivre –, mais avait eu l’inconvénient de la plonger dans l’immense confusion que produisaient les discours contraires qu’on peut trouver sur Internet.
__–« Euh… »
__–Bien sûr, Karen aurait aimé répondre oui. Il en allait de son honneur, quelque part. Toutefois, après quelques semaines passées à devoir faire ses propres plats – avec un succès plus que mitigé – ou à manger ceux proposés par la cafétéria, Karen en était arrivée à une conclusion qui minait considérablement son moral : les bons petits plats de sa mère lui manquaient atrocement.
__–Entre demander de l’aide et passer pour la jeune fille de seize ans qu’elle était effectivement, ou se draper dans sa gloriole et devoir associer la nourriture au désarroi, à l’angoisse et à l’abattement, le choix était rapide à faire.
__–« Bah, euh, ça va mais si ça t’embêtes pas, j’veux bien qu’on s’fasse la bouffe ensemble stuv. »
__–On disait que les Noirs cuisinaient merveilleusement bien ; il y aurait sans doutes de belles choses à apprendre auprès de Nyree.
__–En revanche, elle n’avait pas besoin de quelqu’un pour l’accompagner. (Ou plutôt, le croyait-elle.)
__–« Ça ira, t’inquiètes c’est bon j’sais où il est l’hosto là. »
__–Enfin, ce que disait Nyree au sujet du sport était quelque peu rassurant. L’activité physique faisait intimement partie de la vie de Karen et la cesser tout à fait lui aurait été insupportable.
__–« Ah ouais, j’faisais du patin à glace et d’la piscine un peu ouais. Tiens bah, stuv j’vous apprendre à tous les deux à en faire. En vrai un gamin dès qu’il marche c’est bon, j’en ai vu dès deux ans en faire. Avec des protections et des gros manteaux et en leur tenant la main ils s’éclatent. »

- "Tu dois même le savoir mieux que moi je pense ! Je suis assez nouvelle ici... Je proposais surtout la compagnie pour le coup, mais un bon livre pourrait marcher aussi ! Enfin la proposition reste sur la table, si à un moment tu sens que ça peut être sympathique."

Une véritable enfant gâtée, mais, séparée de sa famille, elle devait se sentir très isolée et utiliser son mécanisme de défense à tout va. Même si je ne pouvais faire taire la pointe d'irritation qui me grattait jusqu'au fond des os, je devais reconnaître que la jeune fille faisait des efforts non négligeables pour se montrer cordiale, à défaut d'être aimable. Elle proposa même que l'on cuisine et qu'on aille à la patinoire ensemble pour que Peter puisse découvrir cette activité. C'est le moment que choisit mon fils pour émerger des bras de sa sauveuse :

- "Mam... Je veux un câlin..."

Nyree fut surprise, mais ne refusa pas le câlin à son fils. Elle avait eu le temps de redescendre en pression, de se calmer partiellement, du moins à l'encontre de son fils qui était rester sur une dispute avant de sombrer dans le sommeil. Elle le serra dans ses bras et le berça doucement avant de lui chanter une petite comptine anglaise. L'enfant calmé, elle reporta son attention sur Karen, réfléchissant toujours à sa proposition de patinage.

- "Je n'ai jamais essayé le patin, mais je serais plutôt contente de m'y mettre ! Si tu veux, la prochaine fois que Peter et moi allons à la piscine, tu pourras venir avec nous, ce petit bonhomme n'en a pas l'air, mais c'est un vrai poisson une fois dans l'eau ! "

Je l'entendais glousser contre mon épaule et le chatouillait, créant son hilarité.

- "Et si tu disais bonjour à Karen hein ? On l'a dérangée tout à l'heure, c'était pas gentil de notre part. "

- "Bonjour Karen, pardooooon."

La maorie leva les yeux au ciel et posa son petit garçon sur le lit avant de sortir un vieux carnet en cuir élimé de sa table de nuit. Elle le tendit à Karen, ouvert à la première page, montrant une échographie de Peter.

- "J'ai tenu un carnet de grossesse, tiens, il y a plusieurs échographie de Peter. Et les sensations que je vivais, mes questions, mes réflexions... C'est ce qui m'aidait à réfléchir quand je ne voulais pas parler à des gens."

Nyree songea un instant que, peut-être, aller à la piscine un de ces jours pourrait être une bonne idée et elle se demanda si Peter apprécierait et s'il accepterait de porter un maillot de bain. Dans les rivières de Nouvelle-Zélande, ce n'était pas obligatoire, mais dans les piscines, il faudrait forcément qu'il porte quelque chose. Et la Maorie aurait peut-être besoin d'un bonnet également... Plongée dans sa réflexion, Nyree caressait le dos de son fils en se demandant si Karen les accompagnerait si elle le lui proposait.

__–Le petit être qui profitait du confort prodigué par l’étreinte de Karen s’éveilla et demanda à retourner auprès de sa mère. Il fut exaucé. Peter éveillait une étrange impression en celle qui l’avait porté dans ses bras et faisait de même dans son ventre pour son enfant – ses – cette révélation n’est pas encore canon, cesse donc tes interruptions intempestives et qui ne rajoutent rien ! Une étrange impression, disais-je. De part son milieu, un pan non négligeable de la personnalité de Karen avait été construit autour de son rôle futur de mère. Elle avait appris à accueillir les enfants avec joie, le futur sien comme un bonheur et ceux des autres comme des choses à envier, qu’il fallait avoir tôt ou tard et plutôt tôt que tard, quoique pas trop tôt non plus.
__–Depuis qu’elle avait de facto fui son logis et son environnement, Karen s’était mis à développer pour lui une haine profonde. Pour ce que sa famille avait fait de son frère, d’elle, pour les angoisses et les terreurs qu’elle avait ressenti. En toute logique, elle aurait aussi dû honnir ce rôle de mère qui lui avait été imposé à la fois par son écosystème et par un coup du sort, mais il n’en était rien.
__–« C’est un beau bébé. Bonjour toi. »
__–Le premier compliment qu’elle adressait à qui que ce soit depuis un temps immémorial ; cette étrangère et son marmot eussent dû en être flattés.
__–Karen prit le carnet, le feuilleta. Elle ne comprenait que mal les images et textes qui y étaient indiqués ; les différentes indications médicales et notes personnelles, mais elle aurait le temps de les inspecter.
__–Elle l’aurait ?
__–C’était un prêt ?
__–« Ah, euh, merci, c’est gentil. »
__–C’est que, c’était tout de même très intime. D’après Karen, qui que ce soit, pas même sa propre mère, ne ce serait permis un tel dévoilement, a fortiori devant une totale inconnue. Cela la prit de court. Le remerciement avait été mécanique, mais elle ne savait pas quoi en faire. Le lire ? Pénétrer ainsi l’intimité émotionnelle de Nyree ? Avoir accès à ce dont elle ne voulait pas parler, même à sa famille ?
__–Ma foi, elle pourrait essayer.
__–« Et euh ouais carrément, tu sais où j’dors, t’auras qu’à taper à la porte quand t’iras. »
__–Le changement de sujet était bienheureux.
__–« Bah tiens, stuv on peut aller à la patinoire ou la piscine en vrai là, tant que c’est encore ouvert genre, ou on peut faire autre chose chépas. Tu veux faire quoi toi p’tit bonhomme ? »
__–Karen ne se l’était pas encore avoué, mais elle appréciait, assez étrangement, le contact avec Nyree et Peter. Elle aurait bien aimé passer plus de temps en leur compagnie. Ne serait-ce que pour ne pas être seule, se disait-elle, pour se rassurer, mettre une distance respectable.