Je baisse les yeux en entendant Pricie. Elle ne sait pas ce qu'elle dit...

- Je n'ai aucun mérite, tu sais... Je ne connais pas cette organisation que tu appelles les Karasus. Enfin, j'ai bien compris qu'il s'agit d'une secte, d'une organisation terroriste. Mais j'ai vécu beaucoup protégé de ça alors peut-être que je ne me rends pas bien compte de ce que c'est que de vivre dans une communauté comme ça.

Si on peut appeler ça "communauté", bien sûr. La jeune fille reprend et je décide de l'écouter, de nombreuses pensées se bousculant dans ma tête dans un espèce de sac de nœuds indémêlable. Lorsqu'elle sembla enfin reprendre son souffle, j'avais ordonné mes pensées.

- Tu sais, l'une des premières choses qu'on apprend quand on fait des études pour devenir prof, c'est que les enfants ne peuvent pas donner leur consentement. Ils n'en sont pas capable, parce que le développement de leur cerveau n'a pas encore atteint ce point. Je voulais être prof en maternelle ou en primaire à la base, tu sais.

Je fais une petite pause, les yeux perdus dans le vague.

- Toi, quand ça s'est passé, tu étais une enfant. Tu n'as pas compris ce qui se passait, pourquoi on te donnait ça. Tu n'as pas pu anticiper, pas pu consentir ou approuver le plan. Et donc, tu n'es pas responsable de tout ça. Tu dois te dire que si, que tu aurais dû savoir, que tu aurais pu faire autrement. Mais la vérité, c'est que non. Tu étais une enfant, et comme tous les enfants, tu as suivi les adultes qui à l'époque peuplaient ta vie. En toute logique ils auraient dû être tes protecteurs, c'était eux qui avaient raison dans ta tête. Et c'est normal. Mais du coup, la responsabilité de ce qui s'est passé leur revient entièrement. Parce que c'est eux qui ont voulu faire ça, eux qui ont planifié la chose, eux qui ont décidé de te faire porter cette bombe. Toi, tu es autant une victime que ceux qui ont été blessé.

Je me tais un instant, pour que Pricie ait le temps de comprendre ma logique. J'ai parlé d'un ton calme et neutre. Je ne la juge pas. Oh ! je suis en colère contre ces gens qui l'ont forcée à faire tout ça, qui l'ont détruite. Ça oui. Mais Pricie est innocente, et même plus : comme je l'ai dit c'est une victime. Je suis triste pour elle. La jeune fille reprit la parole en défroissant l'avion qu'elle avait commencé puis mis en boule. Je la regarde faire et l'écoute. Puis j'attrape moi aussi une feuille, que je commence à plier avec des gestes précis.

- J'ai une question pour toi, Pricie. C'est une vraie question, et je voudrais que tu y réfléchisse... Vois ça un peu comme un devoir comme en classe, ou un exercice. Voilà : en quoi ton passé définit-il qui tu vas devenir ?

Je laisse flotter le silence en me concentrant sur mon origami. Puis je relève la tête.

- Voilà ce que je pense moi. Le passé n'influe pas sur qui tu seras plus tard. Pourquoi ? Parce que toi, en tant qu'être pensant doué de volonté, tu es toujours là. Donc, c'est ta volonté qui donnera forme à ton toi futur. Oui, ton passé existe, et ce sont des événements terribles. Il ne faut ni le nier, ni le cacher, ni l'oublier. Mais c'est toi et toi seule qui décide de comment tu vas le gérer pour avancer. Est-ce qu'il sera un boulet de prisonnier enchaîné à ton pied, qui t'empêche d'avancer, ou est-ce que ce sera un sac à dos, certes lourd mais dont on peut s'habituer au poids ? C'est toi qui décide.

Je réfléchis un instant.

- Il existe un proverbe en anglais. Hier, c'est de l'Histoire. Demain est un mystère. Mais aujourd'hui est un cadeau, c'est pourquoi on l'appelle "présent". Je trouve que ça définit très bien ce que j'essaie de te faire réaliser. Ton avenir, il est pas tout tracé, comme tu sembles le penser. À l'inverse, c'est un canevas blanc sur lequel tu peux créer ce que tu veux. C'est une question de volonté, et je suis sûr qu'avec les gens que tu as rencontré ici, ta volonté ne peut être de créer des choses positives.

Je dépose sur les genoux de Pricie une nouvelle création : un joli papillon aux ailes en accordéon. Parce qu'un avion, ça vole grâce à une force mécanique, droit devant lui. Mais un papillon vole parce qu'il en a envie, et va dans tous les sens à la recherche de la fleur qui lui conviendra.

Pricie réfléchit aux paroles de Camil. Elle avait déjà treize ans à l'époque de l’attentat mais depuis bébé, les adultes l'avaient toujours élevée dans l'esprit de la secte. Elle regarda son pouce avec le tatouage de K qu'elle avait eu bébé, dessus. Elle en avait honte. Elle mit la main dans sa poche. Ca elle ne le dirait pas à Camil, pas tout de suite.

« Si je suis une page blanche alors pourquoi je ne réfléchis pas comme les autres gens de Terrae ? Moi, je ne suis pas gentille et altruiste tel l'esprit du lieu Terrae.  J'ai l'impression de voir le monde différemment, plus sombre, de jouer avec les cartes de la vie différemment... »

Pricie prit le papillon contre elle : «  Et ça me terrifie car moi je voudrais vraiment être de Terrae. » Elle serra son pouce dans sa main et déglutit. « Quand un veau naît le propriétaire le marque au fer rouge et fait une fiche de lui. » Elle prit une inspiration et dit : «  C'est un peu la même chose avec les Karasus, on leur appartient dés la naissance et ils le font savoir. »

Elle sortit la main de sa poche et caressa le papillon en papier. « Pour le moment, je n'arrive pas à ne pas cacher mon passé, j'ai trop peur de la réaction des gens, d'encore une fois me retrouver face à des mots comme : Tu ne seras jamais des nôtres. »

Elle sourit à Camil, elle lui avait fait confiance, elle avait pris un risque en lui disant et elle sentait qu'elle avait eu raison.

« Je ne veux plus que mon passé soit un boulet mais j'ai peur, déjà de moi, comme je te l'ai dit j'ai des réactions qui m'ont été apprises petite gravées en moi et qui m'éloignent des valeurs de Terrae, et j'ai peur de la secte... Même si elle a été démantelée, même si Terrae fera tout pour me protéger... » Pricie déglutit : «  Et si un jour elle se reformait ? Et me retrouvait ? Ou que Dieu leur dise que j'ai eu tort et que je suis une traitre. Chez les Karasus on tue les traitres ! » Le regard de Pricie s'assombrit : «  J'y ai assisté une fois... »  

Elle prit le papillon de papier entre ses mains et dit : « Mais en attendant ça c'est du futur je ne suis pas sûre que cela se produira vraiment. Présentement, je suis là avec toi Camil et on parle en faisant des pliages. »

Pricie lança un sourire à Camil en disant : « Rien que pour ça j'ai de la chance n'est ce pas ! »

L'adolescente regarda le papillon en papier en ses mains et un air doux dans ses yeux accompagna son sourire : «  Il est beau ce papillon en pliage. »

Son sourire s'agrandit et elle dit : «  Tu ferais un super prof Camil ! »

@Camil Andrews

Je crois que mes mots l'ont touchée. Je vois que ça a pénétré son esprit et ça va pour sûr la faire réfléchir. C'est tout ce que j'espérais. C'est tout ce qui importe : elle peut encore réfléchir par elle-même malgré la doctrine qu'elle a subi, c'est bon signe pour la suite. Je décide néanmoins de la rassurer vis-à-vis de ses craintes.

- Chacun joue avec les cartes qu'il a reçu... Et personne n'a les même cartes. C'est ça qui est intéressant : tu rencontres d'autres gens bien différents de toi, et ça te permet de découvrir d'autres points de vue. Et tu n'es pas obligée de garder les cartes que tu avais au départ. Tu peux t'en défausser pour en piocher de nouvelles qui te plaisent plus, jusqu'à avoir une main qui te plaît.

C'est très métaphorique, mais je trouve que la comparaison marche bien. Moi aussi j'ai troqué certaines idées inculquées par mes parents contre d'autres que j'ai entendu de la part d'amis ou de rencontres.
J'écoute Pricie qui me raconte à nouveau quelque chose de très personnel. Et ça me révulse que ces gens osent marquer d'autres humains... La liberté semble avoir été totalement éradiquée dans cette secte. J'en ai mal au cœur. Cette pauvre petite a vraiment vécu un enfer... La suite me le confirme. Partir est considéré comme de la traîtrise. Et là-bas, on tue les traîtres. Comme à l'armée. Les déserteurs étaient fusillés fut-il un temps.

- C'est normal que tu aies peur, mais ne t'en fais pas, tu ne risque plus rien : tu es plus forte, tu as des pouvoirs, et si ils essayaient de venir te récupérer, ils seraient bien accueillis. On a des gens incroyablement forts ici. Je la rassure.

Non pas qu'elle en ait eu réellement besoin : la voilà qui change elle-même son état d'esprit. Ça m'arrache un sourire à la fois fier et heureux.

- Ça c'est le bon état d'esprit, bravo ! Je la félicite.

Je lui souris avec enthousiasme.

- On a tous les deux de la chance !

Elle apprécie mon pliage. Ça me fait plaisir, c'est le plus complexe que je connaisse. Pricie aussi sourit maintenant, ce que je préfère largement à ses larmes. Et son compliment me touche beaucoup.

- Merci, ça me fait beaucoup plaisir que tu dises ça... Même si je ne suis toujours pas sûr de savoir ce que je veux faire de ma vie. Je ferais peut-être un compromis, comme par exemple en aidant aux ateliers d'arts plastiques aux côtés des profs ? Je hausse les épaules mais plutôt de manière enthousiaste. On verra. Advienne que pourra !