L’été était passé comme un courant d’air.

Et l’automne arrivé, Minoru avait un peu changé. Pas tant en apparence, où il était toujours cet adolescent un peu chétif, quoi que certainement plus en forme. Pas non plus dans ses attitudes, pudiques et convenues, ni dans sa tendance à se fondre dans le décor.

Bien plus important et significatif, Minoru avait développé son premier loisir. Un premier usage de son temps, qui n’avait aucun rapport - même de loin - avec quoi que ce soit de scolaire. Un jardin secret (ou à ce stade, une toute petite parcelle) qu’il avait commencé à cultiver discrètement, quoi qu’avec une certaine intensité, puisqu’il y avait dédié toutes ses journées après la fameuse rencontre avec Luna, puis l’équivalent d’une heure par jour quand il avait repris un rythme ordinaire. Effrayé à l’idée d’être moqué s’il en parlait, il avait consommé ce plaisir en solitaire, dans des livres qu’il empruntait et cachait sous son oreiller, isolé dans le dortoir des novices - où il résidait encore puisque son pouvoir ne s’était toujours pas manifesté.
Une avancée à la fois spectaculaire, donc, par rapport à son point de départ, mais aussi complètement invisible, y compris pour ses camarades de classes et enseignants, son attitude continuant d’être exemplaire à certains égards, solitaire et renfermée à bien d’autres.

Exception faite de quelques échanges brefs avec Karen, Minoru ne s’était ainsi fait aucun ami, et, quand bien même il était désormais capable de consacrer du temps à un loisir, il était bien incapable d’échanger avec les autres sans se sentir - et paraître - complètement fade. Ses échanges restaient en effet purement utilitaires, quoi qu’il soit toujours une proie de choix si un prédateur cherchait quelqu’un à martyriser, et il n’avait pas vraiment su quoi faire de ce que Luna lui avait conseillé à ce sujet.

Heureusement, les échanges utilitaires étaient certes pauvres, mais constituaient malgré tout des interactions. De rares moments où Minoru pouvait se sentir à sa place, que ce soit parce qu’il prêtait une gomme ou aidait à faire un exercice, et il retenait toujours un sourire en coin lorsqu’il était sollicité, aussi banales en soient les raisons.

Pour cette raison sans doute, c’est à lui qu’un professeur avait pensé pour donner des cours de soutien en japonais à une jeune fille de quelques années sa cadette. Enfin, cette raison, et le fait qu’il valait mieux un japonais pour enseigner sa langue, ce qui excluait d’office une bonne partie de la population locale. Minoru avait accepté la proposition avec autant de plaisir que de sérieux, et passé la soirée à préparer des ressources qui pourraient lui être utiles... Tâche qui s’avéra en réalité assez compliqué, car ses cours de japonais n’avaient rien à voir avec ce qui serait utile pour aider un étranger à apprendre le japonais, à tel point qu’il eut l’impression qu’on lui demandait d’enseigner ce qu’il n’avait lui-même jamais étudié.

De plus en plus inquiet à mesure que la rencontre - fixée en salle commune en fin de semaine - approchait, il eut par moment envie d’abandonner avant même d’avoir essayé, avant de se sentir instantanément coupable à l’idée de trahir la confiance de son professeur. Au final, il se présenta bien au point de rendez-vous, les bras occupés par une petite pile de livres potentiellement pertinents trouvés à la bibliothèque de Terrae (il les avait tous parcourus, et avait une idée assez claire de leurs sommaires) et la tête résolue à considérer que, pour une première fois, ce ne serait pas si grave de ne pas faire d’avancée significative, le temps de mesurer à qui il avait affaire et de venir avec un plan plus complet.

Restait à trouver la personne en question, dans ce qui n’était clairement pas la salle la moins occupée du bâtiment, ni celle dans laquelle Minoru avait le mieux pris ses marques (pour ne pas dire qu’il n’y allait jamais). S’il n’avait eu l’esprit occupé, il aurait sans doute regretté de ne pas avoir de téléphone, outil qui s’avérait effectivement assez pratique dans ce genre de situation.

À défaut, il finit par repérer une silhouette qui semblait coller à peu près au portrait. Il s’en approcha d’un pas timide, et demanda poliment :

« Excusez-moi… Est-ce que vous êtes… Mme Allay ? »

HRP:

« Je suis désol… »

À peine Minoru eut-il le temps de faire ses excuses en bonne et due forme à la personne qu’il venait d’importuner qu’une autre jeune fille fit son entrée, par un discours qu’il estima - même si rien sur son visage ne l’avait trahi - comme étant tout aussi violent que celui qu’il s’était pris à la figure. En quelques mois à Terrae, il ne s’était que vaguement fait à la banalité que représentait genre d’échanges, et continuait d'être titillé à chaque fois que deux personnes s'insultaient aussi ouvertement dans l'espace public, tout en ressentant une certaine culpabilité - à l'idée de ne pas pouvoir spontanément faire pareil  - qui renforçait son sentiment de ne jamais être vraiment à sa place.

Sans un mot, il les regarda faire, puis attendit que l’incident fut dissipé et l’attention de celle qui s’avérait finalement être Pricie se redirige vers lui. Avec une considération qui lui arracha une légère surprise, à vrai dire, tant Karen l’avait habitué à ce que sa culture soit piétinée. Et tant il s’était, de fait, lui-même habitué à essayer de suivre les règles des occidentaux.

« Je suis… S… Minoru Saikawa. Minoru est mon prénom. »

Il s’inclina légèrement - la salutation habituelle au Japon - et approcha, un peu hésitant, sa main de celle qui lui était tendue.

« Si tu préfères les prénoms, ce n’est pas un problème pour moi. » proposa-t-il également. Outre les habitudes prises, c’était encore relativement acceptable d’appeler une kōhai par son prénom, ou au moins plus concevable que de devoir appeler une infirmière Chrys plutôt que Mme Suede.

Enfin, parce qu’il préférait éviter de s’immiscer dans ses affaires, il essaya d’entrer directement dans le vif du sujet.

« C’est M… (il mentionna le nom du professeur qui avait fait la mise en contact) qui m’a proposé de t’aider, mais il ne m’a pas donné plus de détails. Tu peux peut-être, si tu le souhaites, commencer par tout m’expliquer ? »

Il avait repris ces phrases aux nombreux enseignants avec lesquels il avait eu l'occasion d'interagir lors des cours du soirs, et parfois même cours particuliers, qui avaient rempli son temps libre jusqu'à il y a peu. C’était finalement une forme de sociabilité qu’il maîtrisait bien mieux que les plus ordinaires, quoi qu’il ait davantage l’habitude d’être à la place de Pricie.

Quand bien même elle essayait d’apprendre sa langue, Pricie n’avait rien à voir avec tout ce que Minoru connaissait. À l’instar d’autres terraens, sa façon de sautiller d’une phrase à l’autre le déstabilisait autant qu’elle le fascinait.

Et dans tout ça, il fallait faire un tri. Trouver les informations qu'il cherchait. C'est-à-dire, le coeur du problème.
En l'occurrence, il ne fut pas étonné de découvrir que la principale difficulté de la jeune fille avait à voir avec les kanjis, et cette perspective le rassura à vrai dire, puisqu'elle le mettait face à un cas qu’il avait anticipé, et où pouvait être relativement pertinent, dans la mesure où lui-même devait continuer à apprendre certains kanjis plus rares et avait donc bien en tête les méthodes de travail.

Au moment où il allait ouvrir la bouche pour entrer directement dans le vif du sujet, elle lui avait proposé un chewing-gum, qu’il refusa évidemment aussitôt par un « Non merci » poli, tandis qu'elle partait déjà dans une autre direction.

Une direction où il ne pouvait pas la suivre, pour deux raisons qui lui provoquèrent un léger pincement au cœur. D’abord parce qu’elle lui montrait, à chaque bond qu’elle faisait - entre Pink, la littérature, ou encore la photo -, un nouveau sujet, une nouvelle activité, quelque chose qu’il ne connaissait pas, un autre monde dans lequel il perdrait aussitôt pied sitôt qu’il chercherait à l'y rejoindre.

Et ensuite, parce que peu importe à quel point il voudrait acquiescer à la moindre de ses propositions (il crevait d’envie d’avoir des interactions « normales » et des amis, même - et en fait d'autant plus - quand il se sabotait lui-même dans la réalisation de se désir), il sentait les racines accrochées à ses pieds. Les règles plus ou moins légitimes qui l’interdisaient d’accepter. Les formules toutes faites, qui rendaient sa réponse fatidique.

« C’est gentil d‘avoir proposé, mais ce n’est pas nécessaire. »

S’il n’avait pas particulièrement cherché à contrôler sa réaction, ou si elle avait été sensitive, Pricie aurait peut-être perçu la pointe d’amertume qui ponctuait sa phrase. À défaut, il n’était pas difficile de se douter qu’il accepterait après avoir insisté, ou si elle le lui imposait à la fin de leur session.

En attendant, il continuerait à dérouler son script.

Du moins, il essayerait. Parce que son intention allait à nouveau être contrariée.

Après que Minoru l’ait rassurée sur le fait qu’utiliser son prénom ne le dérangeait pas, la petite s'était tournée, encore, cette fois pour évoquer à nouveau ses problèmes en classe. Sujet qu’il avait totalement préféré esquivé, de peur de se mêler de ce qui ne le regardait pas (et parce qu’il n’avait de toute façon aucune idée de ce qui était normal, surtout dans un contexte où tous les protagonistes lui semblaient violents et trop directs dans leurs actes et paroles), mais qui lui revint en pleine face, sous un angle avec lequel il fut cette fois plus directement compatissant.

Être mis en avant pour ses mauvais résultats, c’était quelque chose qu’il connaissait bien. Un peu trop bien.

Il baissa légèrement la tête.

Une part de lui avait envie d’esquiver le sujet de façon encore plus évidente. Une autre se sentait légèrement coupable de continuer, sans rien lui dire, alors qu’elle devait - même si elle l’exprimait de façon totalement différente, et qu'il ne pouvait que supposer à défaut de comprendre - avoir encore cet évènement en travers de la gorge.

Alors, pour ça, dans un élan, il essaya de répondre.

« La plupart des personnes ici ne savent pas lire de Kanji, et puis ce n’est pas grave, d’avoir des difficultés… »

Puis s’interrompit. Essayer de parler comme un adulte échouait à le satisfaire, quel que soit l’angle abordé.

« Enfin… »

Mais il ne savait pas par où commencer pour parler comme lui-même, alors il mit fin à cet écart avant d’ouvrir une brèche qui serait compliquée à refermer.

« Je vais voir ce que je peux faire pour t’aider. Quelles méthodes est-ce que tu utilises actuellement pour les apprendre ? Et à quel... »

Il tressauta, réalisant qu’ils étaient toujours debout au milieu de la salle commune, et qu’à s’empresser de noyer le poisson, il faisait toute dans le désordre.

« On.. On peut s’asseoir, d'abord… Ou aller dans un endroit plus calme. »

Sa relative maîtrise de la situation n’avait pas duré longtemps.

Je dois t'apprendre quelque chose je me sentirais trop mal sinon…
Mais apparemment ce que j'ai cité ne t'intéresse pas alors...

Il avait voulu la soulager d’une charge en n’attendant rien d’elle. Il avait voulu la regarder plutôt que de l’interrompre, lui épargner des questions qui n’avaient pas lieu d’être.

Mais rien ne s’était passé comme il le fallait. Elle se sentait coupable et, en plus d’avoir deviné que Minoru n’était pas intéressant, elle avait aussi cru qu’il n’était pas intéressé par tout ce qu’elle avait à lui apprendre. Ainsi, avec une réaction si normale, elle le mettait dos au mur et à bout de moyens.

Il n’aurait même pas su quoi lui dire. Ni par quel bout le faire.

Avoir un passe-temps ne lui avait pas appris à parler. Seulement à ressentir la peur d’être jugé et la frustration de ne pouvoir que le garder pour soi. C’était comme s’il avait trouvé une bulle d’air et commencé à la meubler, seulement pour se rendre compte que personne ne pouvait y rentrer, ni même entrevoir ce qu’il y avait à l’intérieur, et ça le rendait plus triste qu’il ne l’aurait imaginé.

Le constat fut d’autant plus douloureux quand Pricie mit le pied dans la plaie, en évoquant Luna et le bonsaï. Là encore plus qu’avant, il aurait eu quelque chose à lui raconter. Il aurait pu lui demander si c’était bien la même Luna, avec une grande probabilité de tomber juste. Il aurait pu lui raconter une soirée comme il n’en avait pas vécu d’autres, puis les journées qu’elle avait transformée. Mais pour quoi ? Pour qu’elle le découvre comme un braqueur de bar, puis le juge comme un éternel novice qui perdait son temps sur des choses qu’il ne devait pas faire, ou qui en avait si peu eu qu’elle ne pourrait que s’en ennuyer ?

Si son raisonnement était ambigu, son expression l’était tout autant : la curiosité transpirait dans ses yeux hagards et la tristesse dépassait de son sourire. Il avait même fini par ouvrir la bouche, seulement pour acquiescer vaguement, alors qu’elle rangeait dans ses affaires un carnet qu’il aurait aimé regardé pendant des heures - mais qu’elle ne risquait pas de lui montrer à nouveau.

De là, la discussion redevint utilitaire, et donc plus simple. Gêné du suffixe, il lui rétorqua :

« Ce n’est pas la peine, je ne sais pas déjà si je vais réussir à t’aider… Senpai suffira, ou même, rien du tout… »

Il n’avait jamais eu, même dans sa classe, de camarade qui s’était permis de l’appeler par son prénom directement, mais Terrae était un autre environnement.

Elle avait eu le bon réflexe. Pour apprendre les kanjis, il est en effet important de les lire. Mais avant ça…

« Il faudrait d’abord que je me fasse une idée de ton niveau. Est-ce que tu pourrais me montrer tes derniers examens, ou me dire ce que tu sais là-dedans ? »

Il tendit un des livres qu’il avait amené avec lui. En se renseignant, il avait découvert que les étrangers apprenaient souvent les kanjis en suivant différents paliers, qui correspondaient aux différents niveaux du JLPT. Il ignorait si les enseignants de Terrae suivaient cette méthode, mais le manuel donnait, au moins, les caractères dans un ordre de difficulté progressif, incluant les plus simples, ce qui lui permettrait de reprendre les bases si il constatait que Pricie avait des lacunes importantes (puisqu’elle avait dit «je ne les comprends pas», cela pouvait vouloir dire qu’elle en connaissait très peu). Ce serait peut-être aussi plus agréable que de montrer des examens où elle n’avait pas eu de bonnes notes - c’était toujours quelque chose qui angoissait Minoru. S’il existait encore quelque chose qui ne l’angoissait pas…

HRP:

« Il faudrait d’abord que je me fasse une idée de ton niveau. Est-ce que tu pourrais me montrer tes derniers examens, ou me dire ce que tu sais là-dedans ? »

Pricie hocha la tête et montra ce qu'elle pensait connaître dans le livre en soit pas grand-chose elle avait à peine le niveau d'une enfant de cinq ans qui commencerait à déchiffrer les Kanjis en vue de l'école primaire. Elle montra ses examens et les notes étaient tout sauf bonnes.

Elle avait honte tellement honte, toute rouge elle fit les exercices avec l'aide de Minoru. Un suffixe semblait le mettre mal à l'aise alors elle avait décidé que cela serait juste Minoru.

Quand le cours se finit, Pricie prit la main de Minoru telle une petite fille et l’entraîna à la fenêtre de la salle commune. Elle lui cacha ensuite les yeux  dans un : « Interdit de regarder pour le moment ! » Le soleil se couchait et dans quelques minutes il s'embraserait de couleurs, Pricie avait l'habitude de l'admirer et de le prendre en photographie à cette heure. Cinq minutes passèrent et enfin Pricie enleva ses mains des yeux de Minoru dans un : « Tadam ! » montrant le ciel d'une main triomphante.

Le soleil était splendide, rouge, rose, orange, jaune se mêlaient à ses rayons sur l'horizon.

« C'est beau hein? » s'exclama Pricie tout sourire avant d’ajouter : «  Quand je n'ai pas le moral  ou suis mal à l'aise je regarde tout ça, le soleil, le ciel, même la pluie a son charme ! » Elle fit un clin d’œil à Minoru : « Et je ne dis pas ça car je suis eau ! » Elle rit amusée de sa phrase et dire qu'il y a peu elle n'aurait jamais dit je suis eau repoussant son don, là elle ne le maîtrisait pas du tout mais commençait à se faire à l'idée qu'elle en avait un. Et c'était déjà beaucoup.

« Quand on fait de la photographie on apprend à regarder ! » expliqua Pricie soudain gênée de son audace, elle regardait le soleil et ses couleurs : « Avant je détestais les couchers de soleil car après il faut dormir et la nuit il y a aussi les cauchemars... » La secte des Karasus ne donnent pas à ses disciples une enfance paisible. « Mais... » reprit Pricie « Depuis que je suis à Terrae cela va mieux, de mieux en mieux du moins ! » Pricie sourit doucement à Minoru : «  Alors j'ai moins peur de la nuit. »

Pricie tout sourire ajouta : «  Tu es quelqu'un de bien Minori, aujourd'hui tu m'as aidée patiemment, sans juger, tu m'as guidée à travers les exercices et j'ai même fini par en comprendre certains ! Tu es calme, gentil aussi, prévenant et persévérant ! » Pricie se retourna vers le soleil couchant à la fenêtre : « A Terrae j'ai rencontré beaucoup de gens bien. Dés mon arrivée et jusqu'à présent j'ai rencontré plein de personnes super ! Et c'est les personnes super qui comptent le plus je crois ! »

Pricie se retourna face à Minoru et dit : « Toi aussi tu es une personne super Minoru ! Merci à toi ! »

Et elle lui sourit.

La méthode qu’il avait choisi pour évaluer le niveau de Pricie s’était vite avérée efficace. Il avait craint de la braquer en abordant frontalement ses difficultés, mais la jeune fille avait finalement été très collaborative, et même prompte à lui montrer ses derniers examens, ce qui lui avait permis d’avoir aussi une idée de ce que son cours attendait d’elle.

Avant de lui proposer quelques uns des exercices qu’il avait en tête, il essaya, quoique sûrement maladroitement, de la rassurer, lorsqu’il la vit rouge de gêne.

« Tu as vraiment envie d’apprendre, alors avec les bonnes méthodes, tu arriveras très vite à améliorer tes résultats, voire à obtenir la note maximale. »

Même si ça sonnait creux, c’était sincère. Non seulement il avait des raisons concrètes de penser que cela était possible, mais il savait aussi ce que cela faisait, de vouloir répondre à des attentes, être au niveau pour ne pas être dénigré. Il lui aurait suffi du sens du devoir pour consentir à l’aider, mais il compatissait aussi à sa situation, et avait envie de lui donner les clés pour que ses efforts ne soient pas vains.

C’était, cela dit, plus vite dit que fait. Même en imitant les nombreux professeurs particuliers qu’il avait eu et ses propres recherches sur la matière, il dut tâtonner un peu. Le premier exercice fut un peu fastidieux, le second un peu mieux. Au troisième, il se sentit plus à l’aise, et surtout la sentit plus à l’aise. Alors qu’ils entamaient la dernière fournée, il essaya de lui donner quelques conseils plus généraux, sur les kanjis (c’était difficile d’expliquer ce qui lui paraissait presque naturel, mais les manuels l’avaient aidé à traduire certaines de ses impressions) et, surtout, sur le travail individuel, et ce qui lui paraissait être une méthode pertinente pour elle. Tout en la nuançant et en précisant qu’il valait mieux demander conseil aussi à son enseignant, qui savait certainement mieux que lui comment apprendre le japonais.

Il ne pouvait savoir si tout cela serait utile pour la jeune fille, ou s’il avait finalement plus appris qu’il n’avait enseigné. Le temps leur dirait peut-être. En attendant, la journée s’achevait et leur séance avec. Alors qu’ils se levaient et qu’il allait lui faire les salutations habituelles, en lui proposant de le recontacter quand elle en avait besoin, il se laissa entraîner par les babillages de Pricie, qui lui présentait les charmes du crépuscules.

« Oui, c’est beau… »

En vérité, ce n’était pas tant le ciel - auquel il n’associait pas de réconfort ou d’esthétique en particulier - qu’il trouvait beau. Mais plutôt le fait qu’il soit si naturel pour une jeune fille de parler de ses tristesses, de ses joies et de ses loisirs sans la moindre pudeur. Elle qui craignait d’être dénigrée pour ses notes pouvait avoir avec un parfait inconnu, de plusieurs années son aîné, des discussions qu’il était bien incapable d’entretenir avec qui que ce soit, y compris ceux dont il était supposément proche.

Il l’appréciait, réellement. Pas comme on apprécie une fille, ni comme on apprécie une enfant. Plutôt comme quelqu’un qu’on admire. Et qu’on redoute, peut-être. Parce qu’on se sait incapable de le rejoindre. À tel point qu’avoir senti plus tôt une forme de proximité en devenait risible.

« C’est joli, comme histoire… »

Rarement Minoru s’était senti mal à l’aise d’être aussi enfermé dans ses formules toutes faites. De tant marquer la distance. De tant donner l’impression qu’il s’en fichait.

Et avec ça, elle arrivait à lui trouver des qualités ? Évidemment, il en était touché. Assez pour que sa gêne déjà manifeste le fasse détourner le regard et qu’il ait énormément de mal à garder la face. Mais en un sens, cela ajoutait à sa culpabilité.

« C’est gentil, mais je.. Je n’ai pas fait grand chose. »

S’il avait su parler comme elle, il aurait ajouté qu’il la trouvait incroyable. Qu’il avait encore plus envie qu’elle réussisse, à quelque examen qui suive.

De frustration, il serra les poings.

Il ne pouvait pas lui dire tout ça, mais il devait… Même si ce n’était qu’un pourcent de tout ce qu’il avait terriblement envie de lui dire…

Même s’il risquait de glisser et qu’elle serait toujours terriblement loin, il devait faire un premier pas. Trouver les mots qui le feraient avancer.

« T-T… Tu as tout ce qu’il faut pour réussir… et… Q-quand je le disais plus tôt… Je le pensais r-r-réellement… »
Ça sortait en désordre, tout en fouillis. Avec la traduction, elle risquait même de louper quelques mots.
« …E-et puis si je peux t’-t’-aider à nouveau, je le ferai avec plaisir. E-et ne t’inquiète pas, t-tu m’apprends s-s-suffisamment de choses en retour… »

Avec le recul, c’était peut-être aussi pour cette envie dévorante, qu’il était devenu Morphe, quelques mois plus tard.

HRP:

Pricie rougit à ce compliment. Elle n'était qu'une clef, l'instrument d'une secte, un objet de violence et de trouble et voilà que son aîné d'un an lui disait qu'elle avait tout pour réussir. L'adolescente sourit un peu, son aîné d'un an la connaissait mal mais peut-être...

« Minoru... Si je te disais que je suis quelqu'un de mauvais à la base tu penses que ce serait vrai ? »

A vrai dire l'adolescente n'avait pas la réponse, elle voulait faire le bien mais elle venait des Karasus et elle avait provoqué un attentat à son arrivée.

« Pourtant... » l'adolescente soupira. «  J'espère que tu as raison que j'ai vraiment tout 'pour réussir' ! » Pricie fit un grand sourire à Minoru, un sourire radieux. «  Alors merci beaucoup ! »

Pricie bien que déjà grande prit la main de Minoru à la manière d'une enfant de dix ans et la leva vers le ciel en même temps que la sienne.

« On a les mêmes mains Minoru tu vois ? On peut lever les bras bien haut vers le sommet de nos rêves ! Alors je suis sûre qu'on les atteindra ! »

Elle lâcha la main de Minoru et dit dans un murmure que Minoru entendit peut-être : « Un jour je serai bien plus qu'une clef... »

Pourtant elle l'était déjà, bien plus qu'une clef, elle était une petite sœur, une enfant de Terrae, un membre de cette grande famille aux étranges pouvoirs.  Mais même si elle le savait elle était encore trop traumatisée pour vraiment en prendre toute l'ampleur.

Elle posa ses coudes sur le rebord de à la fenêtre, les premières étoiles pointaient leur nez dans l'horizon. Elle les observa un moment et se mit à fredonner :

« Twinkle, twinkle, little star.
How I wonder what you are.
Up above the world so high,
Like a diamond in the sky.
Twinkle, twinkle, little star.
How I wonder what you are. »

Peut-être que ses mots étaient traduits automatiquement avec la puce traductrice dans l'oreille de Minoru mais elle les avait pensés en anglais.

Sa voix était jolie bien qu'un peu maladroite. Elle resta rêveuse un moment avant de s'étirer, de bailler et de faire un clin d’œil à Minoru : «  La prochaine fois qu'on se verra on aura un peu avancés d'accord Minoru ? »

Elle leva le doigt de la main attendant que Minoru le serre pour sceller cette promesse.

HRP:

Les paroles de la fillette continuaient à susciter autant son admiration que sa crainte d’être à jamais incapable de l’y rejoindre.

Mauvaise à la base ? Il ne savait pas trop ce qu’elle voulait dire par là, mais même si c’était vrai, il n’en avait rien vu ni supposé. Comment l’aurait-il pu seulement ? C’était une jeune fille normale, presque de son âge, étrange — énigmatique même — mais sans prise pour ne serait-ce qu’imaginer un mal qui pourrait se terrer en-dessous. Et puis, ceux qui agissaient vraiment mal ne le disaient jamais.

— J-je ne sais pas trop.. Et.. de rien…

Suivant ses mots sans être capable de leur emboiter le pas, il lui répondit à grand renfort de hochements de tête incertains et de rougissements de joue. Il n’y avait vraiment que les étrangères, songea-t-il, pour enlacer ainsi la main d’un garçon sans exprimer la moindre gêne ni y voir la moindre signification romantique. Évidemment, il n’avait pas la moindre idée de ce que ça devait signifier à la place, ni ce que “lever les bras bien haut vers le sommet de nos rêves” pouvait bien vouloir dire, mais puisqu’elle ne semblait pas attendre de réponse en particulier, il se contenta de la laisser passer d’une idée à une autre, maintenant que la fenêtre avait attiré son attention et qu’elle adressait tout d’un coup une chanson à la nuit naissante. Agissait-elle ainsi avec n’importe qui ? Ou avait-il fait quelque chose qui la mettait d’une humeur particulière ?

À défaut de vraiment la comprendre, il retira légèrement sa puce traductrice pour entendre sa voix s’élever jusqu’au crépuscule. Il était trop mauvais en anglais pour en saisir un seul mot distinctement en dehors du mot “étoile”, mais quoi que ce devait être, c’était sûrement joli et doux.

Ses dernières paroles résonnèrent de la même façon, pleines d’un sens qui lui semblait étranger.

Eut-il été capable d’un centième de l’honnêteté rayonnante qu’arborait Pricie, il lui aurait répondu qu’il n’avait présentement aucun rêve, sinon celui d’être un moins pire échec aux yeux de la société. Et donc qu’avancer, il le voulait bien, mais n’avait aucune idée de par où aller et n’était même pas sûr de s’en sentir seulement capable.

Seulement, il n’était pas capable de déranger son sourire, et puisque les mauvaises personne ne disaient jamais qu’elles l’étaient, il acquiesça vaguement pour lui faire plaisir.

— Oui… j’espère que tu y arriveras..

Si tout le reste était faux, c’était bien le vœu qu’il avait à adresser aux étoiles. Ou du moins, le seul qu’il aurait admis avoir formulé, entre tous ceux qui se languissaient d’un éclat qu’il aurait tant voulu leur emprunter, ou qui les haïssaient de l’appeler vers des sommets qu’il ne pouvait atteindre.

Ils se quittèrent ainsi sur une promesse qui n’en était pas une et sur des mots qu’ils ne pouvaient pas comprendre — fussent-ils des kanjis ou des résolution —, mais avec l’espoir l’un comme l’autre d’y trouver quelque sens ou quelque solution à un problème qu’ils avaient en réalité, l’un comme l’autre, déjà résolu.

Twinkle, twinkle, little star,
How I wonder what you are.