Les dents serrées. Les points crispés. Le cris s’éteint avant de n’avoir franchis le rempart de mes lèvres. Le feu d’un coup a parcouru mes jambes, léchant leur peau que je sens plus depuis des années. Le point rencontre la table, un bruit sourd répond à l’affront. Je ne crie pas. La langue de feu s’amenuise presque aussi soudainement qu’elle est venue. Encore. Je regarde la tranche de ma main rougie et la marque de mes ongles imprimée dans ma paume. Merde.

C’est régulier. Plusieurs fois par jour la douleur vient me chercher. Plusieurs fois je lui fait fermer sa gueule. Le toubib dit que c’est normal, ça arrive souvent ce genre de douleurs chez les paraplégiques. C’est des douleurs neuropathiques « mais votre cerveau est tellement habitué à l’électricité qu’il l’interprète comme du feu. » En bref, c’est pas grave, juste douloureux. Donc j’peux faire avec. Je dois faire avec. Je détends mâchoires et doigts et quitte le bureau dans lequel je travaillais. De toute manière, je n’ai plus aucune envie de faire de l’administratif. Je préfère aller mettre de l’ordre en rayon.

Le chariot dégueule de livres, il y a des périodes comme ça, on ne se les explique pas, mais à certains moment les gens ont plus envie de lire. J’enclenche la poignée qui lance le moteur du chariot, il a été adapté pour que je puisse l’utiliser depuis mon fauteuil. C’est une invention de Mitsu, comme beaucoup de choses ici. Je parcours les allées, rangeant les livres les uns après les autres, faisant parfois léviter mon fauteuil pour atteindre les rayons les plus élevés.

Mon métier est paisible, répétitif et pourtant toujours passionnant. Alors que le chariot se vide peu à peu je laisse mon regard vagabonder au travers des baies vitrées par lesquelles je vois le soleil se coucher. La bibliothèque s’est peu à peu vidée. Je suis en train de me demander si j’ai croisé quelqu’un ces dix dernières minutes quand un spasme de douleur parcours mon échine. Je me crispe sur la poignée du chariot qui accélère et m’échappe, allant se planter dans l’étagère la plus proche. Des livres dégringolent dans un capharnaüm, mais je n’entends pas. L’échos de la douleur est bien trop important entre mes oreilles. J’essaie de respirer lentement, en grand, mais rien n’y fait. J’ai mal.

Voilà déjà un mois que je suis arrivée... Si toutes ces histoires de pouvoirs me paraissent toujours aussi folles, je me plais ici. Personne ne vient me chercher des poux, la vie est douce et j'ai déjà fait des rencontres plus que sympas. On pourrait presque croire que je suis tombée dans un paradis. Presque. Parce que petit à petit les sous que j'ai en poche s'amenuisent. Et il est temps pour moi de trouver un travail. Sauf que pour trouver un travail il faut savoir un minimum lire et écrire. J'ai les bases mais entre ma dyslexie et le temps que je passe à penser ou à rêvasser, je ne sais lire que le portugais le plus simple.

Comme la puce ne traduit pas l'écrit, il va donc falloir que j'apprenne au moins l'anglais. Le japonais, je pense que c'est mort. Je m'y suis mis sérieusement depuis une petite semaine, quelques heures par jour. Ce qui est bien c'est que la bibliothèque est ouverte à tous. Donc je me ramène avec un petit cahier, un stylo et j'attrape un bouquin pour apprendre l'anglais et c'est parti.

Ce jour-là je m'étais glissée dans un coin tranquille de la bibliothèque, la capuche de mon sweat-shirt remontée sur mon visage et mes cheveux pour qu'on ne m'embête pas. Je commence par un dico dont j'étudie des pages au pif : butternut squash, butters, butterscotch... Rapidement je m'ennuie, mon esprit divague. Agacée, je me lève et retourne dans l'allée correspondante pour reposer le dico.

C'est au bout de celle-ci que je manque de me faire percuter par un chariot fou. Il se crashe dans les étagères et fait chuter les bouquins. Je me retourne, prête à dire à la personne de faire gaffe bordel, que ça peut être dangereux ! Mais tout ce que je vois c'est une femme en fauteuil pâle comme la mort. Tout de suite, je m'approche.

Hé, ça va ? Il vous a pas touchée, le chariot ? Demandé-je.

Elle a pas l'air bien la dame... Et moi, j'ai plus l'habitude de casser des gueules que d'aider les gens.

La douleur reflue comme un vague, attendant la prochaine marée. Je me rends alors compte qu’il y avait une femme près de l’endroit où le chariot s’est projeté. Le moteur tourne encore dans le vide. L’étagère grince sous cet assaut. D’un éclair de lucidité je le coupe avec mes pouvoirs. La femme s’avance alors que mes esprits me reviennent l’un après l’autre.

« Euh, ouai… Euh désolée ça m’a échappé, tu n’as rien ? »

Je ne suis pas certaine de l’avoir déjà vue. Ou plutôt je deviens certaine de ne l’avoir jamais rencontrée au fur et à mesure que mes pensées s’éclaircisse. J’avoue que j’ai moyen le courage de faire une déclaration d’incident, flemme de ouf. J’ai pas la tête à ça. Ça va encore prendre des proportions faramineuses si j’fais ça. Parce que bien sûr, personne ne croira que j’ai laissé le chariot m’échapper. J’suis master tonnerre, j’ai des réflexes de malade, alors après on pourrait chercher la panne électrique, le truc dans l’moteur et n’pas trouver… Et au final, en passant pleins d’étapes, Lou et Aaron me diront d’aller voir un psy. Non, c’bon. J’passe mon tour.

« Désolée pour ça, si tu n’as rien, tu veux bien faire comme s’il ne s’était rien passé ? je vais ranger et on n’en parle plus… »

J’me rapproche de l’étagère, pose ma main sur son bois qui a souffert de l’impact et me concentre. En quelques instants elle récupère sa forme originelle. Ma paume devient poing. La marée revient. J’en ai assez qu’on me laisse crever. Non. Si. Je serre les dents, j’essaie de faire refluer en respirant lentement. A nouveau je suis seule, seule aux prises avec les flammes qui lèchent ma peau glabre. Je retiens un cris. Sans doute.

La pauvre n'a vraiment pas l'air dans son assiette... Je suis prise au dépourvu par sa première question.

Euh non... Ça va. J'ai rien.

Et même si le chariot m'avait touchée, je ne pense pas que j'aurais dit quoique ce soit. Je suppose qu'elle doit faire partie du personnel de la bibliothèque pour utiliser ce chariot. Elle reprend un instant des couleurs et je suis un peu rassurée, même si clairement on est pas encore sur une forme olympique.

Je regarde la jeune femme se diriger vers l'étagère et... La remettre droite ?! Et en même temps elle s'adresse à moi. Faire comme si j'avais rien vu, c'est un peu dur... Je vois bien que quelque chose ne va pas.

Ben, c'est un peu difficile... Ça a pas l'air d'aller fort. Dis-je.

Je ne sais pas trop où me mettre, alors à la place je m'accroupis et ramasse les livres par terre. Mes genoux et mon dos craquent, signe que je suis restée trop longtemps sans bouger. Il va vraiment falloir que je reprenne un entraînement plus sérieux... Une fois une pile de livre dans les bras, je plisse les yeux pour en lire l'étiquette sur le dos. Ranger des livres, mais quelle bonne idée pour une dyslexique... Des fois j'ai l'impression que le hasard se fout de ma gueule.

Vous voulez pas un peu d'aide ? Si vous me dites où ils vont, je peux ranger les livres...

Elle a pas besoin de savoir que je lis pas super bien. Comme on dit c'est l'intention qui compte.

La douleur s’amenuise. Ok. C’est noté. Quand j’utilise ma greffe pour réparer des objets il y a un contre coup. J’le ferais plus. La jeune femme semble peu disposée à passer à autre chose. Merde. C’est quoi son problème ? Faut que je la menace un coup pour qu’elle accepte de se la fermer ? si faut l’faire j’le ferais. J’suis plus à ça près.

« Règles douloureuses. Ça va aller. »

Je mens. J’utilise un sujet tabou pour qu’elle ne creuse pas. Ça aurait été ieum si ça avait été un mec, là j’aurais eu un cent-pour-cent de chances qu’elle lâche l’affaire. Que voulez-vous, on fait avec les capacités que l’on a et là j’ai pas mieux sous la main pour qu’on s’éloigne du sujet.

Elle s’accroupit pour ramasser des livres et elle fait ma taille. Je suis habituée à regarder les gens d’en bas, mais elle, elle est particulièrement impressionnance.

« Bin ils vont dans l’étagère… » j’réponds sans réfléchir plus que ça. « Mais t’inquiètes, je vais gérer le temps que mon médic fasse effet et ce sera reparti comme en cinquante. »

Ouai mon cul. J’en prend plus de leur médoc de merde, il me démolissait. J’étais là mais j’étais pas présente vous voyez ? Donc j’en prends plus autant qu’il faudrait et certainement pas pour des petites crisounettes de trois secondinettes. J’me penche sur l’accoudoir comme j’en ai l’habitude, et j’ramasse les bouquins tombés par terre à ma portée, puis je les empile sur mes genoux en les classant par ordre alphabétique pour faciliter leur rangement.

Règles douloureuses... Je fronce le nez sous ma capuche. J'ai beau ne pas avoir été à l'école, je suis pas stupide pour autant et ça c'est un joli petit bobard... Confirmé peu après quand elle me parle d'un médicament que je ne l'ai pas vue prendre. Mouais. Enfin passons.

Ouais, euh, sur l'étagère... Je marmonne.

Je me relève les bras pleins de livres et entreprends de les ranger... bah là où ils vont. Pendant ce temps la jeune femme ramasse ceux à sa portée, et les classe. Je lève les yeux sur les livres encore rangés. Sur l'étagère...

Si je peux être franche, je pense que vous devriez prendre un peu de repos. Vous êtes plus pâle qu'un cachet d'aspirine.

Là je parle pour meubler, le temps de piger un minimum le classement des bouquins. Et bon, j'avoue, mon sous-entendu sur les médocs n'est pas le plus subtil... Je range un ou deux bouquins qui sont faciles : ART à côté des autres avec la même étiquette, ça va. Si visuellement y'en a d'autres qui ont la même cote, je m'y retrouve.

Puis vient les plus dur. Même première lettre que d'autres livres, mais pas les autres. Bon... BAI... BAI... Je le place à côté d'un BAL en espérant avoir juste. Je connais mon alphabet, mais parfois les lettres se ressemblent trop... Heureusement je les range au moins un minimum au bon endroit : les trois chiffres avant sont plus faciles à lire.

Au lieu de me laisser ranger tranquillement et de repartir à sa vie de lectrice qui n’a pas failli mourir écrasée par un chariot électrique, elle commence à m’aider à ranger. C’est gentil… Mais j’peux m’en sortir seule, et puis j’lui ai rien demandé on est d’accord ? Elle le fait de son propre grès. Elle semble un peu troublée face à ma réponse, mais en même temps à question conne, réponse conne. Les livres qui sont tombés de l’étagère doivent y retourner. Simple.

Elle insiste sur le fait que je sois blanche alors j’continue sur ma lancée.

« Normal, c’est les chutes du Niagara dans ma culotte, j’dois être anémiée. Un peu de boudin ce soir et il n’y paraitra plus. »

On continue dans le glamour. C’est moi où elle galère ? Non mais p’t’être qu’elle parle pas anglais mais que portugais, donc c’est normal qu’elle ait du mal à classer j’suppose ? Elle connait son alphabet quand même ? Non, j’imagine pas un instant que quelqu’un sache comment fonctionne la classification Dewey en dehors des bibliothécaires. Oui j’prends les utilisateurs pour des cons, mais en même temps si vous saviez toutes les conneries qu’on trouve. Une fois j’ai retrouvé un rayon rangé par taille de livres. J’lui tends un livre « BAJ » et un « BAK »

« T’as oublié ces livres entre les deux-là, tu comprends l’anglais ? »

Genre, c’est pas un jugement, juste pour savoir. Au vu de son accent, elle vient plus des favelas que de Porto… Enfin, j’peux m’planter.

Je grimace en entendant la réponse de la bibliothécaire. Quelle élégance. Pas que je sois un exemple avec mon bas de jogging et mon vieux sweat noir. Mais quand même, un peu de tenue quoi. Dans tous les cas, c'est pas comme si je pouvais vraiment compatir. Mes cycles sont un chaos sans nom.

Il doit me rester une barre chocolatée dans le sac. Ça aide le chocolat non ? Proposé-je.

Quoi, je peux pas compatir mais on doit se serrer les coudes entre femmes. Je prends les livres qu'elle me tend. Ah, donc je m'étais bien trompée. Je sais pas si elle le fait consciemment ou pas, mais elle me sauve la mise. Je range les deux bouquins dans le bon ordre et enchaîne avec ceux qu'il me reste dans les bras.

Pas vraiment nan... J'essaie d'apprendre en ce moment, histoire de pouvoir m'en sortir un peu et trouver un taf.

Non pas que ce soit ses oignons mais elle m'a demandé et je suis polie. Je place distraitement un BEE juste derrière un BEF, puis regarde les deux derniers que j'ai dans les mains. BEM et BEW... Les lettres recommencent à se mélanger. Cette foutue dyslexie va me causer des emmerdes toute ma vie !

Vous par contre vous parlez portugais. Remarqué-je.

C'est un fait, puisque j'entends le même écho dans la puce que quand je discutais avec Luna. C'est toujours désagréable, mais je n'ose pas retirer ma puce de peur que quelqu'un d'autre vienne se joindre à nous et nous parle dans une autre langue. Déjà que je pige pas la moitié que je lis, si en plus je pige pas ce qu'on me dit ça va m'énerver.

« Ah, euh. Ouai pourquoi pas ? »

Pas certaine qu’ça change grand-chose en vrai, mais si ça peut lui faire plaisir et lui permettre de me lâcher les pompes sur ma gueule de déterrée. J’peux faire des grosses concessions pour calmer le jeu. Même du chocolat.

Donc elle n’parle pas anglais, j’ai pas l’impression que ce soit un gros problème.

« Petit tust, si tu n’arrives pas à lire les petites annonces, tu demandes à quelqu’un qui parle anglais de te la lire. Il te suffit en général d’attraper le premier clampin qui passe par là, et le suivant, en trois essais t’as bien quelqu’un qui saura te dire… Sinon, tu peux justes demander un rendez-vous avec l’employeur de Terrae, il est là exactement pour ça. Les CV, les lettres de motivation ici ce serait trop la merde, personne parle la même langue, c’est plus des entretiens d’embauche. En fonction de ce que tu cherches il te dira ce qu’il y a. »

Bonjour, askip j’suis là depuis presque dix ans. Heureusement que j’ai quelques astuces. J’ai même aidé à en développer certaines, comme la location de tablettes pour avoir accès à des traductions faciles pour les élèves tout ça.

« Ah ouai, j’avais pas fait gaffe. J’ai pris l’habitude de répondre dans la langue où on me parle, comme ça j’saute l’étape de traduction dans mon cerveau. »

C’est un peu plus compliqué dans des conversations à plusieurs, mais ça va en vrai… Sauf pendant les conseils des masters, là c’est parfois plusieurs beaucoup trop quand même.

Je finis les livres et je vais t'en chercher.

Elle a déjà un chouïa moins mauvaise mine... On est encore loin de la radieuse petite bibliothécaire, mais y'a du mieux... J'ai toujours mes deux pauvre bouquins dans les mains... Mais impossible de différencier leur étiquette. L'horreur. Du coup je me concentre sur la conversation.

Ah ouais non c'est pas pour l'entretien que je m'inquiète... Même si j'avoue ne pas trop y avoir pensé. Me dis-je. Mais plus pour quand j'aurais le taf. Genre l'anglais c'est la langue universelle, donc il y a toujours des trucs écrits en anglais. Et comme la puce traduit pas l'écrit... Bah faut au moins que je me débrouille pour lire un peu.

Haha, j'arrive déjà pas à lire correctement dans ma propre langue... Qui est-ce que je crois tromper ?
Je hausse les épaules et me décide à ranger mes deux pauvres bouquins... Tous les deux au même endroit, ça le fera très bien.

C'est agréable, d'entendre sa propre langue des fois. Bon, je reviens, je vais chercher la barre au chocolat.

Et sans attendre sa réponse, je file vers mes affaires. Comme ça, si elle se rend compte d'une erreur, au moins elle me le fera peut-être pas remarquer. Tori, reine de la diversion, c'est moi. J'attrape la barre au fond de mon sac. Snickers donc. Je me redresse et retourne auprès de la jeune femme.

Voilà, tenez... J'espère que vous avez pas de souci avec les cacahuètes...

Et si elle en a, au moins elle est prévenue... De toute façon je n'ai rien d'autre à lui offrir.

« Ca vaut ce que ça vaut, mais souvent on utilise des traducteurs numériques ici pour l’écrit. »

Enfin, on a pas mal de tablettes sur lesquelles on a implanté ces modules de traduction à la bibliothèque. On prend une photo et le texte est traduit. C’est parfois un peu approximatif mais ça aide pas mal à comprendre le sens global… Et puis ouai, on a quand même l’habitude de beaucoup parler et d’utiliser des pictogrammes pour communiquer. Typiquement, on pourrait dire qu’à Terrae on est non verbaux as fuck. Typiquement les plans d’évacuation, tout ça, en général on a fait des dessins simples. Faut pas se mettre de pression, à moins de vouloir faire je sais pas… Secrétaire ? J’ai du mal à la voir en secrétaire. J’l’imagine mieux en videuse de bar, mais comme elle est probablement novice, sinon j’l’aurais déjà vue de loin, c’est un très mauvais bail.

Elle part chercher sa barre de chocolat alors que je finis le rangement des livres. Franchement, c’est allé deux fois plus vite parce qu’elle était là. C’est top. Elle m’avertit que les snickers contiennent des cacahuètes, qui ne sait pas ça ? J’en ai déjà plein la bouche, c’est grave ma came.

« Alors j’veux pas que tu paniques, mais dans approximativement 20 secondes je ne vais plus pouvoir te parler tellement mon visage sera gonflé et dans 40 j’aurais du mal à respirer. J’ai un épipen dans mon bureau, le tiroir du haut à gauche. Merci. »

Moi j’me trouve hilarante.

« Non, j’déconne t’inquiète. Merci pour le Snicker ! ch’est cro bon ! »

Des traducteurs pour l'écrit ? Sur des tablettes ? C'est une technologie pratique, ça... Mais ça m'étonnerait qu'ils en aient dans les commerces. Quoique, vu la mixité culturelle ici, c'est possible. Mais tout de même, apprendre l'anglais sera toujours utile alors je pense essayer d'intégrer au moins les bases. J'espère y arriver seule. Je réponds tout de même à la bibliothécaire, pour ne pas paraître impolie.

J'y penserais, merci.

Je fourre les deux livres en vitesse dans l'étagère en priant pour les avoir mis au bon endroit, même si clairement je ne pense pas... Puis je file vers mon sac, récupère le Snickers, et reviens ensuite auprès de la jeune femme. Je lui donne en signalant les cacahuètes, et là, panique. Elle est allergique ?! Je sens le sang refluer de mon visage et l'inquiétude me saisir. Je commence à partir d'un côté sans même savoir si c'est par là qu'est son bureau. Elle a dit le tiroir du haut ou du bas ? Gauche ou droite ? J'ai déjà fait quelques pas quand elle m'arrête en dévoilant la plaisanterie. Elle a l'air de se régaler, et aucune réaction allergique n'est à l'horizon. La panique laisse place à une colère mêlée de soulagement.

Une plaisanterie ?! Rugis-je, oubliant la bibliothèque autour. Mais ça va pas la tête de faire ce genre de blague !

J'ai envie de l'insulter de tous les noms mais je me retiens très fort : j'ai besoin d'avoir accès à la bibliothèque... À la place, je sens les larmes me monter aux yeux, à la fois à cause de la peur et de la colère. L'une d'elle déborde même et roule sur ma joue, la traîtresse. J'ai trop chaud, d'un seul coup. Je rejette ma capuche en arrière d'un geste rageur.

Si c'est pour ce genre de conneries, tu peux finir de ranger seule ! Rajouté-je en parlant plus bas.

Au diable son chariot fou, ses crampes et ses bouquins de merde ! Je déteste les gens qui se moquent des autres à leurs dépens ! J'essuie la larme sur la manche de mon sweat et tourne les talons, prête à partir. Et dire que je me suis vraiment inquiétée...

Outch, j’y suis allée au peu fort Je ne sais pas ce que j’ai remué chez elle, mais ça fait pas du bien. J’grimace.

« Désolée, je ne voulais pas te peiner. Te faire flipper un peu, puis te faire sentir du soulagement rapidement. Te faire sentir vivante, en quelques-sortes. Je n’avais pas imaginé la portée de mes mots. »

Faut pas croire, je sais reconnaitre mes erreurs, même si je ne le fais que rarement. La mauvaise foi, c’est quand même bien utile. Seulement, ici cela n’a aucun poids affectif pour moi de m’excuser. Il n’y a aucun enjeux interne à cette excuse. C’est juste normal, j’ai eu tord, je l’accepte.

Ce n’est pas comme si ne pas m’excuser était mieux pour elle. Parfois on ne s’excuse pas pour l’autre mais pour soi. Pour se dire « c’est bon, j’me suis excusé alors j’suis plus coupable. » Parfois des excuses ne font pas sens, elles ne servent qu’à se dédouaner. « Tu ne peux plus m’en vouloir je me suis excusée. » Ou un truc du style, comme si toute personne recevant des excuses était obligée de les accepter. C’est agaçant non ? D’être obligé d’accepter des excuses parce qu’elles ont été formulées. Moi j’le fais plus. Alors j’attends pas qu’on le fasse pour moi…

C’est peut-être parce que j’ai peur que certaines personnes ne me pardonnent pas que je ne m’excuse pas mais avec elle ce n’est pas le cas. Elle peut continuer à m’en vouloir, ça ne m’atteindra pas. Le seul but de ces excuses est de tenter de la rasséréner.

Les excuses m'arrêtent net. Elles semblent sincères quoique présentées de façon un peu étrange. Du coup je me retrouve à ne pas trop savoir comment réagir. Je me retourne, un air renfrogné sur le visage. La pilule a encore un peu de mal à passer et mon cœur bat encore à toute vitesse, ce qui n'est pas très agréable. J'ai franchement envie de l'envoyer balader parce qu'après tout c'est elle qui a failli m'écraser avec son chariot fou. Mais Mama m'a toujours dit que la plus grande qualité qu'on puisse développer, c'est le pardon. Et je ne suis pas près de m'éloigner de ses conseils. Je hausse donc les épaules avec une grâce toute relative :

Mh. Pas grave... J'aime pas quand les gens simulent des soucis de santé.

Ce n'est jamais drôle à mes yeux d'inquiéter quelqu'un pour quelque chose qui n'est pas réel... Mais même si j'applique les conseils de Mama, je ne vais pas la laisser s'en tirer comme ça.

J'aime pas non plus les menteurs, d'ailleurs. Dis-je en la regardant droit dans les yeux (ouais ouais c'est de toi que je parle).

Et paf. C'était gratuit, j'ai aucun regret. Ouais je suis pas dupe, tes histoires de règles douloureuses là, j'y crois moyen. Ma petite vengeance accomplie, je passe à autre chose. Je tire sur une de mes tresses, je ne sais pas quoi faire de mes mains.

Mais tant mieux si le chocolat t'a quand même fait du bien...

Le but est toujours de ne pas se faire dégager de la bibliothèque, je rappelle. Et en parlant de rappel, je lui ai même pas donné mon nom. Est-ce que je vais le faire ? Meh, pas sûr. Elle non plus ne s'est pas présentée.

« Désolée. C’est la première fois qu’on me dit que je simule des soucis de santé. J’crois que j’aime bien. »

D’habitude on me regarde de haut, dans mon fauteuil roulant on se dit toujours que j’ai une roue dans la tombe. Ce qui n’est pas toujours si éloigné de la réalité. Cependant, j’aime l’idée que je puisse simuler des problèmes de santé que je n’ai pas encore.

« C’est beaucoup trop cool en vrai. J’peux encore paraitre plus malade que j’le suis réellement ! J’adore. »

Est-ce que j’ai entendu le laïus sur les menteurs ? Non. Quand on se ment à soi-même, un mensonge devient-il la réalité ? Peut-être pas. Je sais qu’elle a voulu parler du fait que je n’ai pas mes règles, mais franchement, ce n’est pas un gros mensonge. A quel moment pense-t-elle qu’on balance son dossier médical à une inconnue qu’on a manqué de renverser ? Sérieusement, j’déteste rien plus que de faire pitié.

« Ah, au fait moi c’est Ipiu, j’suis l’une des bibliothécaires. Si t’as besoin d’emprunter une tablette il en reste deux ou trois en réserve, et tu as moyen d’installer des applications pour apprendre à parler anglais… Et il y a sur toutes le logiciel Mydys, qui te permet de modifier l’espacement et la forme des lettres de n’importe quel texte, que ce soit sur le web ou sur une photo, pour les rendre plus lisibles pour les dyslexiques. »

Parce qu’en repassant derrière elle, soit elle a un bon strabisme, soit elle est dyslexique. Comme elle ne louche pas tant que ça j’suis plus parti sur le premier.