« BERTO PUTAIN ! »

Il m’écoute R. CE CON.

« BERTO JE VAIS PAS PICOLER JE TE PROMETS. »

Parle à mon cul, ma tête et malade.

« Berto, je dois VRAIMENT aller dans ce bar. Luna part dans pas longtemps en mission, tu sais que c'est dangereux, et je dois lui parler.»

Le fauteuil électrique refuse d’avancer et tente même de reculer, mais je force de tous mes muscles sur le frein de sécurité. Il s’en tape et recule dans un grincement strident. Putain qu’il est chiant.

Certaines choses ont déjà changé depuis que j’ai vu Aaron, déjà Berto. Il se sent plus, puissant ? Légitime ? J’en sais rien, il me casse plus les couilles qu’avant.

« Ecoutes Berto, j’ai pas assez d’énergie pour me battre contre toi, mais il faut que j’aille parler avec Luna la barmaid, d’Aylan. Tu sais qui est Aylan hein ? »

Oui il le sait, il essaie de m’entrainer vers sa chambre très régulièrement. Il voudrait comme tous que je sois une mère de qualité. Il me saoule.

« Je dois rentrer pour prendre soin d’Aylan, après si tu veux pas, tu peux me ramener à la maison hein ? »

Il recule encore, il croit que j’essaie de l’entourlouper.

« Tu pourras me faire sortir si je commande un verre ok ? Je boirais rien du tout, pas même une grenadine. Alors tu peux me laisser y aller ok ? »

Il semble hésiter mais finit par avancer. Il me saoule. Il est devenu surprotecteur, et c’est épuisant. J’ai pas l’énergie pour le gérer. J’entre enfin dans le bar, et je souris à la brésilienne.

« Yo Luna ! »

__–Qu’est-ce qu’elle fout là, elle ?
__–Non parce que, la bibliothécaire, la dernière fois qu’on s’est vues, j’aidais des personnels de l’hosto à la charger sur un brancard. C’est pas le premier coma éthylique que j’ai eu à gérer de ma vie, mais merde quoi, c’est chaud. J’ai eu un peu de mal à dormir la nuit, après. En plus, j’ai appris que c’était la mère d’Aylan. Aylan, quoi ! Mon petit prof d’arabe qui vient prendre un diabolo à l’œil une fois par semaine ! Je lui ai pas dit au gamin, c’est pas mon rôle, puis il avait l’air guilleret quand on s’est vu trois jours après, comme si rien ne s’était passé, alors qu’Ipiu venait à peine de revenir dans le monde des vivants. Soit c’était vraiment pas grave, soit… euh je sais pas en fait, puis c’est pas mes affaires.
__–Par contre.
__–Y’a une règle, ici.
__–On protège les clients d’eux-mêmes.
__–Ipiu avance, je la mate depuis derrière le comptoir… Elle me fait coucou, genre on est potes… (On est pas potes.) Je tapote un panneau de liège derrière moi, où y’a deux colonnes : clients privilégiés et exclusions temporaires. Les premiers payent pas, on a pas le droit de servir les seconds. Souvent pour leur propre bien, d’ailleurs. Pour l’instant, y’a que deux noms sur ce tableau : celui de son fils et le sien. Je vous laisse deviner qui est où.
__–« Salut. J’imagine que j’ai pas besoin de t’expliquer pourquoi t’es là-dessus. Je te demande pas ce que je te sers, alors… qu’est-ce que je peux faire pour toi ? »

Luna est plus que froide. Ok. Message reçu. Elle a pas kiffé devoir appeler les soignants en urgence parce qu’une master faisait un comas dans sa boutique. OK. Je croyais que la corbeille de remerciement avec du chocolat et un petit mot d’excuse aurait un peu mieux fonctionné… Mais bon, ok. OUI J’ENVOIE CE GENRE DE TRUCS. Déjà parce que j’étais pas en état de passer, ensuite parce que Berto m’aurait pas permis de passer. Puis parce que je suis réellement désolée, c’est pas cool d’avoir à gérer ça, et même si c’est probablement commun les comas éthyliques aux abords d’un bar, ça l’est moins pour les gens qu’ont pris qu’un verre… Elle pouvait pas prévoir que tout irait si vite, si mal. Je suis certaine que d’habitude elle sait quand arrêter de servir, elle pouvait pas savoir pour les médicaments et tout ça, et elle aurait pu être responsable de… Nan, c’est pas arrivé ok ?

La barmaid tapote une ardoise et je comprends où elle veut en venir avant même qu’elle parle. J’entends un petit bruit dans le moteur de Berto que j’identifie comme de la satisfaction. Je soupire. Petit con.

« M’expliquer pourquoi le prénom d’Aylan figure sur cette ardoise. »

Ça me terrifie. Plusieurs fois j’ai senti son aura ici, et… J’ai peur. Est-ce qu’il est comme moi ? Je veux dire, je sais que l’alcoolisme est une maladie qui se transmet génétiquement. Même si on n’a pas une relation mère-fils, même si j’essaie de le protéger de moi, j’ai peut-être transmis… Cette maladie, et c’est pas possible.

« Et puis je voulais te dire que je suis désolée aussi. »

__–Hm.
__–Hé ben, le nombre de fois où j’aurais entendu des alcooliques revenir le lendemain tout penauds te dire qu’ils sont désolés après avoir merdé grave. J’en ai un peu rien à foutre moi meuf que tu sois désolée, t’es juste une cliente. Ex-cliente. T’as pas des potes, de la famille, en plus de ton gamin ? Enfin… Je suis pas là pour me mêler de sa vie, ajouter de la culpabilité et la tancer plus que ses proches et les soignants ne l’ont déjà sûrement fait. Je suis bien placée pour savoir que c’est pas facile, quand on merde et que toute la planète se sent alors investie de la mission sacrée de bien te faire comprendre qu’où que tu ailles, t’échapperas pas au jugement, aux remarques et à la culpabilisation.
__–Mon bras me gratte un peu, tiens.
__–Je hausse les épaules à sa dernière phrase. Ça va, c’est bon.
__–Et on passe aux choses sérieuses. C’est sûr que, le fils qui va toutes les semaines là ou la mère a grave déconné, ça peut faire flipper.
__–« C’est son tarif. Il me donne des cours d’arabe, en échange il consomme à l’œil, c’est aussi simple que ça. Si tu veux savoir ce qu’il prend, des limonades, des choses comme ça. La consommation d’alcools et de chicha est interdite sous les dix-huit ans, déjà, puis Aylan c’est bien la dernière personne que je verrais essayer de m’en chourrer. Ou même en prendre adulte. ’fin, on a étudié la sourate de la Vache et elle déconseille fortement, partant de là… Puis c’est pas le seul jeune, regarde. »
__–Comme on est en milieu d’après-midi, quand les enfant sortent de l’école, on a quelques ados qui viennent prendre des sodas, des cafés ou des jus. L’avantage d’avoir une Terre en patronne, c’est que la qualité est là pour un prix super faible.
__–Après, c’est vrai que c’est un des plus jeunes.
__–« On est un établissement respectable, ici, t’sais. »
__–Non mais c’est vrai quoi. Je veux dire, quand on tient le principal distributeur d’alcool, dans un institut gavé de dépressifs et de gens avec des gros problèmes, la moindre des choses c’est de ne pas en faire un endroit qui pousse au vice et empire la vie des gens. Ce qui explique pourquoi Ipiu est sur l’ardoise et la quittera pas de sitôt.

OK. Genre elle m’annonce clairement qu’elle laisse boire un gamin à l’œil ? ELLE SAIT QU’IL A DOUZE ANS ? Alors ouai, il tient de son père et il est pas aussi petit que moi, mais OSEF : IL A DOUZE ANS. D’OU IL BOIT A L’ŒIL ? Et genre elle trouve que donner des cours d’arabe c’est suffisant comme excuse pour OSER DONNER A BOIRE A MON FILS ? JE VAIS ME LA FUMER. Comment-ça je lui demandais pardon il y a trois secondes et demi ? Et en plus elle me fait le coup de « si tu veux savoir ? » Ce genre de petites manipulations rhétoriques ? T’es sérieuse ????

COMMENT CA IL BOIT DE la limonade et des jus de fruit ? ok. Non mais ça va en fait, c’est ok. D’accord. Je soupire et j’écoute qu’à moitié ce qu’elle me raconte ensuite. La sourate de la vache ? Ok. Ouai. Base. Il picole pas, c’est tout ce que je voulais savoir.

« Ok merci. Salut à la prochaine, fait bien attention à toi pour la mission. Evite de te faire tuer, et tire à vue si besoin. »

Faut bien qu’il y en ait une qui le dise. Sérieusement. J’pense pas qu’les autres masters aient ce discours…

Puis si elle prend bien soin d’Aylan comme ça, faut qu’elle revienne. OK ? Quoi j’lui fait confiance sur des simples paroles ? J’reste sensitive putain, même au fond du fond je reste capable de savoir si quelqu’un me ment.

__–Bon ben voilà, c’est réglé. Elle aurait pu lui demander directement à son gosse. Après, à douze ans… ouais, on ment à ses parents, je comprends qu’elle ait voulu vérifier.
__–Sa dernière phrase me fait hausser un sourcil, par contre. Y’a comme une discordance. Un truc qui va pas. Tous les masters ont fait un foin sur le fait de limiter les victimes au maximum, de préférer le non-létal, tout ça, puis là on en a une qui me sort que si je dois tuer, je tue, sans sourciller, sans hésiter, comme si c’était une évidence.
__–Je vois pas Aaron dire ça. Ou Mitsuki. Et encore moins Hideko.
__–Et c’est la mère d’Aylan.
__–Hm.
__–« Attends. »
__–C’est vrai que, jusqu’ici, j’ai jamais fait le rapprochement. En même temps, une petite bibliothécaire blondinette en fauteuil, toute maigrichonne, qui mélange l’alcool et les médocs, y’avait trente-six raisons sur la liste d’explications possibles à son Vide avant celle-là.
__–Et aussi, un gamin qui parle x langues, a des réflexes que j’ai jamais vu que chez des gangsters avec une formation militaire, dont le bruit court qu’il est lié à toute cette histoire de Centre, de terrorisme à l’échelle mondiale, d’enfants-soldats et ainsi de suite… Comment j’ai fait pour jamais faire de rapprochement, en fait ?
__–Alors oui d’accord j’y ai jamais réfléchi, m’enfin quand-même.
__–« J’ai ton autorisation de tuer tes anciens collègues ? »

Berto nous a fait un super demi-tour en trois temps. Il ne compte pas me laisser rester plus longtemps que nécessaire ici. Il a peur de quoi ? Que je m’enivre des vapeurs ? Il me laisse pourtant mettre du parfum non ? Est-ce qu’il sait que le parfum c’est de l’alcool ? Que personne ne lui explique s’il vous plait, il ne me laisserait plus approcher de la salle de bain.

Luna m’interrompt. Elle veut quoi ? Me faire payer l’addition pour la fois passée ? Peut-être, normalement on paie à la commande, pas en partant, mais j’suis pas sûre de moi pour le coup.

Collègues ? De quoi elle parle ? Des gars avec qui je picolais souvent avant ? La liste est longue, elle est là depuis combien de temps ? Sûr qu’elle était pas là quand on se mettait des races avec Aaron, avec Ys ? Possible, mais j’crois pas… Avec Pandora ? C’est pas arrivé souvent… Avec qui j’venais avant ? Putain c’est loin et brumeux ces souvenirs…

« Tu comptes tuer Ram et Bax ? J’croyais qu’ils avaient arrêté la picole aussi, enfin tu me diras ancien drogué et un russe, on peut pas leur faire confiance pour ça. S’ils t’emmerdent tu peux m’appeler, je viendrais faire la videuse t’inquiètes. »

Pas besoin de jouer la titanide. Ça sert à R avec eux, suffit de les mettre au défi de celui qui court le plus vite jusqu’au bout de la rue et on s’en sort.

__–… Quoi ?
__–Elle joue l’ignorante, là, non ? J’espère. Dur à dire.
__–« Non. Tes anciens collègues. À toi et Aylan. Ceux qu’on va affronter. »
__–… C'est clair ou non ? Merde quoi, je peux pas mieux faire.
__–Je quitte le comptoir pour aller me planter devant elle et que tout le monde n'entende pas notre discussion. Enfin. Je me penche.
__–« J’vais être encore plus claire. Tu viens m’voir, tu m’regardes droit dans les yeux et tu me dis de pas hésiter à tuer. Y’a pas trente-six types de gens qui peuvent dire ce genre de choses au calme. Ça me rappelle quelque chose, ça me rappelle les tueurs à gages qui traînaient dans les pattes des chefs, là d’où je viens. Tu vois où je veux en venir ? Ton passé regarde que toi hein, mais il se voit.
__–» Non parce que. Je pars pas pour faire le moins de victimes possible. Je pars pour qu'on revienne tous. Tous les masters semblent plutôt du côté d’Hideko…Sauf toi. Alors. Qu’est-ce qu'une des seules personnes au monde qui a été dans leur camp et qui est maintenant dans le nôtre en pense ? Toi qui sais jusqu’où ils peuvent aller ? »
__–Bon après, j’ai jamais tué qui que ce soit… Mais je suis pas passée loin tellement de fois que mentalement, je dois être prête. Et Ipiu est pas la seule personne à me dire de pas hésiter.

« AAAAAAAAAAAAAAAAAAAh. »

Hein ?

« Oh… »

Euh ?

« Biiiiin…. »

Non ?

Ok si j’l’ai.

Elle s’approche pour m’aiguiller et se met sur le trajet de Berto qui a pas vraiment envie que je reste plus longtemps. Je soupire.

« Où ? T’imagines le pire, et tu multiplies par dix. »

Quoi que. Elle a peut-être un esprit tordu. Même en ayant un esprit tordu, on ne peut pas imaginer le dixième des sévices que j’ai subi enfant. Elle parle de collègues, comme si on choisissait d’entrer dans une entreprise. Sauf que le Centre c’est pas une entreprise, par bien des aspects cela s’apparente à une secte. J’ai longtemps été sous leur emprise. Encore aujourd’hui, me dire qu’on va s’en prendre à eux… C’est terrifiant.

Je connais les conséquences. Je sais les répercussions qu’on encoure. Je n’ai heureusement pas de famille en dehors de Terrae, à part Tjay… Et Tjay sait se faire oublier… Je n’ai pas de cible en dehors de Terrae, et pourtant chaque jour quand Nathan se rend à la fac j’ai peur qu’il lui arrive quelque-chose. S’en prendre au Centre, c’est dessiner des cibles dans le dos de ceux qu’on a laissé dehors.

« Eux, ils tireront à vue, sauf s’ils pensent que vous disséquer vivants leur apportera quelque-chose. S’ils tirent pas à vue, te laisse pas prendre. »

On en a vu des choses sales. Tous. Rien d’aussi sale. Et ouai, j’suis peut-être la seule qui porte ses couilles et qui ose dire à mes potes avant qu’ils partent de pas se faire zigouiller pour des principes de merde.

__–« Noté. Ils ne prendront personne. »
__–Parce qu’ils n’auront plus personne. Sans rire. Je la connais pas bien Ipiu, hein, mais :
__–1) Si le Centre la fait baliser à ce point, il ne faut pas le prendre à la légère. Ça veut dire que pour la sécurité de mon équipe, ’faudra pas avoir peur de se salir les mains. (Pratique, j’en ai plus qu’une.)
__–2) Si le Centre n’avait touché qu’à un cheveu d’Aylan, il ne mériterait déjà aucun quartier.
__–3) Et en plus c’est loin d’être le seul gamin qu’ils retiennent et loin d’être leur seule saloperie.
__–4) C’est une tradition familiale de buter ce genre de personnes, à ce niveau.

__–Tout ça pour dire. Ça va chier.




__–Bon ben ça a effectivement chié.

__–Je me repasse en boucle les paroles d’Hideko en tête. Le rapport qu’elle nous a donné à tous, la discussion qu’on a eu en privé. Sur le coup, j’étais… Même pas en colère… Je crois surtout que j’ai pas compris ce qu’elle voulait. Et ce qu’on fait maintenant. On attend une riposte ennemie ? On essaie de sauver ceux des gamins qu’on a pas encore récupéré ? On en finit une bonne fois pour toute avec le Centre ? (Si c’est seulement possible…)
__–Puis je réfléchis encore. Et je me dis. Hideko a mal vécu un engagement aussi propre, sans pertes de notre côté et aucune victime collatérale.
__–Est-ce que vraiment elle a ce qu’il faut pour ce qui va suivre ?
__–Je sais pas, j’arrive pas à me retirer du crâne cette espèce de confusion. Cette colère, aussi. Même pas d’avoir pris un coup dans la jambe… enfin si, mais surtout, d’en avoir laissé en vie.
__–C’est chaud ce genre de pensées à l'étage des télépathes. Ça force à réagir. À pas les laisser pourrir dans un coin de sa tête, à pas les tourner et retourner en boucle jusqu’à ce que ça vrille à l’obsession.
__–Même pas que pour moi, en fait, pour l’hygiène mentale des voisins. Grosse flemme qu’après une énième nuit à me ressasser les images de l’opération, un solaire me croise dans le couloir et me lance un « va soigner ton stress post-traumatique, imbécile ».
__–Oui bon bah j’ai compris, j’y vais avant que vous soyez obligés de me le demander. En plus, il faut que je promène Bob. La bibliothèque est fermée aujourd’hui, j’ai envoyé un message à Aylan pour lui demander si sa mère était à la maison, il m’a répondu que « Ipiu est probablement chez elle ». Hm okay. J’vais pas me mêler de la vie de famille d'Ipiu, hein.
__–Par contre, je peux appuyer sur sa sonnette.
__–« Salut ! Sympa ton jardin. Oooh, calme Bob, calme. (Bah ouais, quelqu’un qu'il connaît pas, il veut tout connaître sur elle, surtout si elle donne des caresses quand on se frotte contre elle.) Je te dérange pas ? Ça t’embête si… On discute un peu ? »
__–Je trépigne un peu sur ma canne. C’est que ça me fait bizarre, d’être là… J’aurais jamais cru que la bibliothécaire aurait été quelqu’un que je fréquenterais un jour. Surtout pour lui parler de trucs que je raconterais pas à un psy. Déjà que je suis pas super à l’aise quand je la vois…

Bonjour, Ipiu SAV de la mission contre le Centre j’écoute ? Non. J’déconne. P’t’être qu’elle vient pas pour ça, mais faut dire qu’en ce moment c’est un peu mon quotidien de ramasser les morceaux. C’est drôle un peu. Non. J’y étais pas, mais ça veut pas dire que ça ne m’a pas atteint. Ramasser mes potes j’aime pas ça. J’ai l’impression qu’on s’est fait rouler dessus comme des lapins de trois jours. J’ai la sensation que si j’vais été un peu plus éveillée j’aurais pu contribuer. J’deale avec ce sentiment quotidiennement.

Ouai, ils sont en vie. Super. Sont tout juste en vie. J’déteste voir Erik comme ça. J’détestais quand Aaron cherchait ses mots. Et j’déteste que maintenant on attende. On a fait notre job, maintenant on laisse le temps à notre ennemi de reprendre des forces et éventuellement de nous faire mal. Parce que ça va venir, on le sait tous. Ou pas. Justement. Tout le monde essaie de reprendre sa life en mode « kk tout va bien » sauf que non.

Donc, voilà qu’il y a Luna qui sonne chez moi. Et j’la vois à la porte avant d’ouvrir, et je sais qu’on n’est pas copines. Par contre…

« Tiffa ! »

J’ai même pas le temps de dire quoi que ce soit que le labrador d’Erik déboule en courant et bouscule le fauteuil pour aller sentir le cul de la bestiole de Luna et frétiller de la queue à côté.

« Ouain coucou, entrez, on va p’t’être rester dans le jardin et laisser les chiens… faire leurs trucs de chiens ? »

Genre, j’vois que Tiffa déborde d’énergie et j’préfère qu’elle déborde d’énergie dehors. Si elle casse des arbustes ou des pleurs, je sais que Nath n’aura pas de mal à les faire repousser, par contre des meubles. Ce sera chiant, c’est moi qui devrait les réparer tout ça. J’entraine la brésilienne vers notre salon de jardin, recouvert d’une belle tonnelle arborée.

« C’est p’t’être pas fréquent dans ce sens, mais tu veux boire un truc ? J’ai pas d’alcool par contre. »

Non déconne.

__–Holà merde ! Je me penche en avant pour rattraper Ipiu, mais non, ça va. Puis voilà que nos deux animaux se reniflent le troufignou et se courent autour. C’est moi qu’ils vont finir par faire tomber, à force…
__–« Rooh, attends Bob, attends, j’ai dit, calme… »
__–Je dis ça tellement souvent qu’il a fini par comprendre. Il contient toute son énergie de jeune chien encore un peu, à secouer la queue et respirer bruyamment, le temps pour moi de retirer sa laisse, puis je le laisse aller jouer. Pfiouh, il est pas aussi enthousiaste quand il y a d’autres animaux, d’habitude. Sauf quand ce sont des enfants. Ou Ipiu. Aahh, je viens de comprendre. Il aime bien les choses qui font à peu près sa taille. Trop petit comme un chat ou trop grand comme un adulte, ça ne l’intéresse pas autant.
__–« Ouais, c’est pas con. »
__–Je suis la master jusqu’à un petit salon d’extérieur super sympa. Et je reconnais la qualité du travail sur les plantes. Ça, c’est à la limite du naturel. Un Terre est passé par là.
__–« Super ouvrage, dis-donc. Pas d’alcool, ça me va très bien. Prends ce que tu veux, je te rejoindrai. »
__–C’est bien, elle fait gaffe, quand-même. C’est toujours ce dont j’ai un peu peur, quand je dégage quelqu’un parce qu’il se fait du mal avec la boisson, c’est qu’il recommence ailleurs. Après, vous savez, je suis jamais que gérante d’un bar, pas psy. À un moment, il faut savoir où son travail s’arrête. Si c’était des gens que je connaissais, ce serait pas pareil, ce serait plus loin que la porte de sortie, mais bon… On peut pas s’occuper de tout le monde. Déjà que j’arrive à peine à m’occuper de moi.
__–Enfin bref. Assez badiné, je suis pas là pour rien.
__–Mais je suis là pour quoi, exactement ?
__–Même moi, je sais pas tout à fait.
__–« Ben déjà, merci de me recevoir. »
__–On va procéder par élimination. Ipiu, c’est pas ma pote. J’veux dire, c’est pas que je l’aime pas hein, c’est juste qu’on se parle pas et que jusqu’ici, toutes nos interactions ont été plutôt gênantes pour l’une ou l’autre. Donc je viens pas pour lui demander comment elle va, puis comment je vais, et bla bla bli et bla bla bla. C’est pas non plus ma psy, donc je viens pas lui parler de mes sentiments, de ce que j’ai vu, ce que j’ai fait. C’est pas ma doc, donc pareil, les douleurs, la jambe, tout ça, c’est non. C’est pas Misao, donc mes pouvoirs qui déconnent encore, non plus. C’est pas Hideko, donc je viens pas lui parler de ce qui c’est passé pour faire des rapports et des explications et des justifications.
__–En fait, je viens pas pour parler du passé.
__–« Y’a un sentiment que j’arrive pas à retirer de ma tête et j’me suis dit que tu pourrais me dire si c’est normal ou pas. »
__–On ne va pas tourner autour du pot.
__–« Est-ce que tu penses que notre directrice peut gérer la suite ? Parce que, j’connais pas trop bien le Centre hein, mais il y aura une suite, n’est-ce pas ? Et j’ai le sentiment que même si on a des voyants, on est pas prêts pour ce qui nous arrive sur la gueule. Déjà, j’ai l’impression que personne… et peut-être elle moins que les autres, était prêt. J’aimerais me tromper. j’aimerais bien que tu me dises que je me plante complètement, en fait. »

La même-chose que moi ? Bon, ce sera du soda. Un truc pétillant goût fruit de la passion-mangue, avec des billes type bubble-tea à la myrtille. C’est hyper sucré, hyper calorique, écœurant, mais en ce moment ça passe bien… Et comme d’habitude, plus c’est calorique, plus c’est le bienvenu. Alors elle avait qu’à demander un café si elle voulait un truc simple. Je plante une paille dans chacun des pots, perçant leur opercule, j’ai ce sentiment de satisfaction quand j’entends le petit « pssst » du gaz qui s’échappent, et j’ramène le tout sur un plateau.

« Tiens. » Et que le sort te soit favorable.

Je pourrais répondre que c’est mon taf, mais je suis certaine qu’il y en a plein qui diraient que non. Recevoir les terraens chez soi, c’est du bonus à la Aaron. Par contre je préviens, c’est pas moi qui vais l’accueillir à la maison de manière définitive. J’incline la tête sur le côté, ça vaudra une réponse.

Pour le reste j’vais lui dire ce qu’elle me demande de dire.

« Tu te plantes complètement en fait. C’pas un sentiment ça. »

Et je sais de quoi je parle, j’suis sensitive. Là c’est un télépathe qu’il lui faudrait. Peut-être un voyant. Je soupire. Ouai, elle se pose des questions légitimes. Est-ce qu’on est en sécurité, ouai, non, sans opinion. J’pense qu’à Terrae oui, en dehors, pas certaine. Le Centre n’a pas les moyens de s’en prendre directement à nous, enfin à Terrae. Sinon, ce serait fait depuis longtemps. En dehors par contre…

« Personne est prêt à endosser le rôle du méchant. Ni se salir les mains. »

Surtout pas Hideko. Son raisonnement, c’est que si on se montre violent et à la hauteur de nos capacités on deviendra encore plus une cible pour le reste du monde. Sauf que si on ne se montre pas violent et à la hauteur de nos capacités, le Centre fera quand même de nous une cible.

« Mais t’es en sécurité intra-muros. »

Pour l’instant…

__–Okay, la prochaine fois je demanderai du thé. Ça demandera du temps de préparation, ça fera un peu chier, mais au moins j’aurais pas un espèce de… redbull au sirop de grenadine ? Mais où le sirop serait en proportion d’une mesure pour deux de liquide, bref. Après c’est pas mauvais, juste… heureusement qu’elle m’a servi un verre et pas une cannette, je l’aurais pas finie.
__–Enfin on s’en fout je suis pas là pour ça. Je veux juste meubler avant d’entrer dans le vif du sujet parce que, évitement, bla bla, vous savez, c’est pas à qui que ce soit sur ce forum que je vais apprendre ça.
__–Bref on attaque. Deux paragraphes de baratin, ça suffit.
__–Je me plante complètement. Ok. Tant mieux. C’est très bien, c’est tout ce que je voulais savoir, me voilà rassurée, merci Ipiu, et, ah, non.
__–Personne ?
__–« Personne ? »
__–Je la regarde. Hé mais en fait je suis immense par rapport à elle, c’est chaud.
__–« C’est peut-être parce que j’en ai plus qu’une, mais ça m’a pas spécialement dérangé. J’veux dire. C’était chaud, hein. Pas ma première fois sur un terrain, mais… la première fois où… Où j’ai tué, quoi. Et c’est pas tellement de ma sécurité, dont j’ai peur. J’suis une grande fille. »
__–Avec un bras en moins, les pouvoirs en vrille et une guibolle tellement défoncée que j’ai une canne, mais une grande fille.
__–« C’est pas tellement de ça, que j’ai peur. C’est de me dire. Est-ce que la défense, c’est la meilleure option ? Je me suis renseigné un peu, sur ce type là, Ys… J’ai pas tout compris à l’histoire, sinon qu’il était parti… quoi… s’occuper de la question du Centre à sa manière et pas avec le dos de la cuiller ? Clairement, ça a l’air d’un malade. J’cautionne pas. Sans méthodo, sans les autorités locales, sans plan, ça vaut que dalle. Mais c’est pareil. Je peux pas m’empêcher de penser. Il est pas allé foutre la grosse merde partout, justement parce que Hideko ne voulait pas agir ? Parce que c’était la merde ici, à Terrae, que c’était plus sûr et que le mec il s’est dit, la meilleure défense, c’est l’attaque ? Je sais pas ce que vous avez prévu le concernant, j’ai pas d’avis sur la question, j’ai pas à en avoir, mais ça me fait me dire un truc. Si on garde une posture défensive, combien de temps avant que les nerfs de quelqu’un d’autre qui en a juste marre de s’en prendre plein la gueule sautent ? Puis combien de temps avant que nos défenses ne suffisent plus ? »
__–J’vais essayer de structurer ma pensée, ça devient pas clair.
__–« Oublie ça, oublie ce que je viens de dire. En fait. J’ai une seule vraie question. Ils font des attentats. Enlèvent nos gamins. Là, on s’est contenté d’essayer de régler les problèmes, de corriger la situation et déjà, pour Hideko c’était trop violent. Mais merde. Quand est-ce qu’on arrête d’avoir un train de retard ? Quand est-ce qu’on attaque ? »

Ouai, alors, sans offense mais prendre des décisions évidentes lors d’une mission et accepter de jouer le rôle du méchant sur la scène politique internationale… Deux poids, deux mesures. Mais ouai, j’vois ce qu’elle veut dire. Elle, elle s’en tape de faire des choses moralement discutables tant que l’objectif final est bon. J’souris, il en faudrait plus des comme ça. Surtout chez les masters, j’ai souvent l’impression d’être la seule à avoir des positions un peu radicales.

Je me crispe quand le prénom d’Ys refait surface, ça faisait des mois que j’n’avais plus entendu son prénom. La dernière qui m’en a parlé c’était Aria. J’ai pris mes distances de l’enquête après notre entrevue Corée… Principalement parce que j’l’ai pas reconnu. Parce que ça m’faisait mal de le voir comme ça. Dans cette folie. J’pensais que les informations relatives à Ys n’avaient pas fuité, j’pensais que son prénom était inconnu des nouveaux arrivants… Bien sûr, certains pouvaient le croiser dans des vieux journaux de Terrae, pour ma masterisation ou la sienne par exemple… Mais finalement, on ne croise pas tous les masters régulièrement, certains sont toujours en mission… Surtout les téléporteurs… Donc, j’suis étonnée qu’elle le prenne en exemple…

Mais en même temps, j’passais pas mal de temps au bar après cette mission à Corée… Il y a moyen que ce soit moi qui ait balancé tout ça… Sauf qu’il y a pas mal d’incohérences. Il est pas parti voler dans les plumes du Centre, mais d’une secte anti-Terrae qui est probablement soutenue par le Centre… Du moins c’est ce qu’on en avait déduit avec Athéna avant que l’autre blaireau nous nique notre infiltration. Et non, Ys il s’est pas dit « la meilleure défense c’est l’attaque », il voulait juste se venger. C’est stupide, il nous emmerde, nous empêche de récupérer des informations depuis des années en niquant toutes nos pistes… Il veut pas tout défoncer, il veut jouer au héros.

J’ai les dents qui grincent. C’est pas pour autant que j’aurais pas voulu qu’il soit là. Parce que ouai. Attaquer, ne pas se défendre uniquement… Lui il aurait compris. Lui il aurait pas hésité. Putain. Ça me saoule tellement qu’il ait viré comme ça… Il me manque ce connard !

« Tu veux que je te dise quoi ? Que quand on s’est préparé pendant des mois pour les attaquer, t’as la moitié des effectifs qui rentre dans ton état ? Qu’on n’est juste pas assez nombreux pour niquer le Centre tant qu’on essaiera de jouer dans les règles… Ouai, ça m’fout les glandes aussi… Mais si on se divise maintenant, on est morts. »