__–Hé ben, je lui ai comme foutu un coup de planche sur la gueule à cette pauvre petite. En même temps, si elle a jamais trop eu de relations, que c’est la première fois qu’on boit et… sans doute qu’elle se trouve dans un environnement où on la respecte pour de vrai, tu m’étonnes que ça fait beaucoup à prendre sur la caboche.
__–Au moins, elle prend le papelard.
__–« Puis bon, tu peux m’appeler pour qu’on fasse des trucs plus chastes, hein. Et pas que pour boire de l’alcool, même. J’ai une bibliothèque de films super vaste, par exemple, puis si tu veux juste discuter, ou je sais pas quoi. »
__–Toujours, j’interprète le « merci » aussi comme un « s’il te plaît » et lui file un autre verre. Puis je réfléchis un peu à ce qu’elle m’a dit. Enfin. Pour être précis, je la regarde, droit dans les yeux. Puis à gauche à droite. Qu’est-ce qui fera l’affaire…
__–« Bah, écoute. »
__–Oh, vous savez quoi.
__–« Lève ton verre. »
__–Je pose la seule main qui me reste sous le comptoir et, bah, le soulève. Comme ça. Les plus de dix mètres de bois massif, zinc, verres, fontaines, bouteilles et autres. Pas beaucoup hein, mais ça suffit à faire son effet. Puis je le repose.
__–« Tu peux toujours essayer. Je suis titanide. Terre lunaire. Ça veut dire que j’ai une super force. Et accessoirement… »
__–Je me retourne et tapote le badge de papy, le cobra qui fume.
__–« J’ai pas gagné ça en cueillant des framboises. T’es une guerrière, je suis une soldate. »
__–Je dis ça comme si on parlait du temps qui fait. Hé, je sais pas si c’est un bon signe que j’ai réussi à intégrer ça comme quelque chose qui fait tellement partie de ma vie maintenant que ç’en est devenu banal, mais ça peut pas être un mauvais.
__–« Comment tu crois que j’ai niqué ma jambe. »
__–Enfin bon, on va pas niquer l’ambiance non plus, hein.
__–« M’enfin bref ! T’as une idée de ce que tu veux faire, maintenant que t’es là ? J’imagine que les combats, c’est terminé. Un hobby, une passion inavouée pour, je sais pas moi, la poterie ou le macramé ? »
__–Deux cents réaux que sa réponse va basiquement consister en « aucune foutre idée putain ».

Discuter et regarder des films, ça je comprends mieux... Je me détends un peu, et acquiesce. Eh beh, pour un troisième contact dans mon téléphone, c'en est un plutôt ambigu. Je veux dire par là que Luna est plutôt belle, et assez impressionnante. Elle me plaît, d'une certaine façon. Elle me rappelle mon pays aussi. Bref, j'empoche le papier en me promettant de lui envoyer un message plus tard.

Mater un film, ça peut être cool aussi. J'en ai plus vu depuis longtemps je dois avoir un retard monstre.

Je bois une gorgée du verre que m'a resservi Luna. Elle est vraiment accueillante, mais je m'inquiète un peu qu'elle m'invite aussi facilement et me refile son tel comme ça. Mais quand je lui pose la question, elle me regarde droit dans les yeux (ce qui je l'avoue me fait son petit effet), puis me demande de prendre mon verre. Je m'exécute, un peu désarçonnée. Et là. LÀ. Elle SOULÈVE le comptoir. Juste, comme ça. Sans suer, sans souffler. Et moi je reste figée, comme un lapin dans les phares d'une voiture. Je sens mon cœur accélérer sous le coup de la peur. Le changement d'émotion est tellement violent que je reste dans le vague, figée pendant que Luna parle. Terre Titan. Oui en effet, elle pourrais me briser le cou comme une vulgaire brindille. Mais c'est pas vraiment ça qui m'angoisse. Plutôt le fait que je ne sache pas d'où viennent ces pouvoirs et comment elle fait pour maîtriser toute cette force brute. En puis juste... Je sais pas, ça me terrifie les pouvoirs. Du coup, j'ai du mal à me remettre dans la conversation.

Une passion ?

Allez, réagis Tori, c'est ridicule d'être tétanisée comme ça. Je cligne des yeux et me force à afficher un air plus détaché. Je repose mon verre, un peu brutalement.

Je sais pas trop. Avant, soit j'étais en train de taper sur quelqu'un pour me faire du fric, soit je faisais des courses pour les gars du quartier. J'ai jamais vraiment eu de hobby...

Qu'est-ce que je vais faire ici maintenant ? Garde, videuse, homme (enfin femme) de main..? J'en ai aucune idée. Sauf peut-être...

Je dirais, déjà me poser et m'habituer à la vie ici. Puis une fois que ce sera fait... Peut-être que je pourrais vivre comme j'en ai envie.

M'habiller comme je veux, découvrir ce que j'aime faire, ce genre de chose ? Ça serait bien.

__–Youhouuuuh, j’ai gagné mon pari. Je vais prendre deux cents réaux, me les donner à moi-même et faire passer ça en frais d’entreprise.
__–En tout cas, je lui fais de l’effet. Juste pas exactement celui que je pensais. C’est rare, que je terrorise quelqu’un, notez. Ou même que je l’inquiète un peu. D’un autre genre d’inquiétude qu’on a pour quelqu’un dont on a surtout pitié. Ouais, bon… Quand on habite à Terrae depuis autant d’années, probable que la magie du truc ne nous touche plus trop. Il faut quand-même se rappeler qu’elle a jamais vu ça, que ce qui est banal pour moi est en fait… proprement magique.
__–Du coup, polie, j’attends qu’elle redescende sur terre, se remette de son choc.
__–Quand tu veux ma vieille…
__–Ah voilà. Hmm mm. Ben, ouais, après si tu sais pas de quoi t’as envie, boah, il te reste plein de trucs à tester.
__–« Yep, c’est un peu le concept de Terrae. Tiens, tu voudras que je te présente à des gens ? Non parce que, ici, la manière habituelle de rencontrer les gens, c’est… Tu fais un truc et là paf, quelqu’un arrive dans ta vie, si possible de manière surréaliste et qui serait affreusement gênante si on était dans le monde du dehors, puis après avoir fait les trucs les plus délirants ensemble, vous devenez potes. Par exemple, j’ai rencontré une amie à moi quand elle a voulu jouer l’exploratrice dans une jungle que j’avais fait pousser parce que je m’ennuyais, elle m’a prise pour un vampire alors je l’ai embrassée. Puis là ça allait encore, y’a aussi cette fois où un gamin m’a demandé de le lancer du toit de l’institut, j’ai accepté, sa sœur a manqué de m’assassiner et elle nous a invité à bouffer. Classique, quoi. Et pas trop trop ton genre, j’ai l’impression. »
__–Je reprends une gorgée. ‘faut pas en abuser, ça tape un peu.
__–« Je te ressers ? »

Luna est gentille. Je reste complètement buguée pendant un certain temps après sa démonstration de force. Je n'y peux rien, les pouvoirs de Terrae provoquent en moi une réaction presque allergique. J'essaie de m'y habituer, mais ça prend du temps. La pauvre Alyona, qui m'a pourtant si gentiment accueillie en a fait les frais. Quand je pense que j'ai failli la faire pleurer...

Pour me sortir de cette espère de tétanie, je termine mon verre. Même si je suis tentée de faire cul-sec, par respect pour l'alcool et pour la barmaid, je le bois à petites gorgées entre lesquelles je discute avec elle. Elle me propose de me présenter des gens, et part dans des anecdotes complètement folles. Je fais tout ce que je peux pour ne pas la dévisager, mais c'est difficile quand on vous dit avoir embrassé quelqu'un au milieu de la jungle ou jeté un gosse du haut d'un immeuble.

- Tu m'étonnes que tu te sois fait passer un savon ! Tu as jeté un gosse du haut d'un bâtiment. Il va bien au moins ? Enfin, je suppose que oui si tu as mangé avec lui et sa sœur...

Pas mon genre de rencontre... C'est une façon de voir les choses.

Étant donné que j'ai rarement fait des rencontres en dehors de ma carrière et que je n'ai jamais embrassé personne... Je dirais plutôt que je ne sais pas trop comment faire. Lâché-je distraitement.

Mais qu'est-ce que je dis moi ?! C'est l'alcool qui m'embrouille, pour que j'avoue de but en blanc n'avoir jamais embrassé quelqu'un ! À nouveau embarrassée et sentant le rouge me monter aux joues, j'acquiesce quand elle me propose de me resservir.

Un dernier... Je crois que je ne tiens pas très bien...

Je fais glisser mon verre vers elle pour qu'elle puisse me resservir.

Je ne suis pas vraiment du genre à aller à la rencontre des gens... Alors je veux bien que tu m'aides. Enfin, si tu veux bien. Dis-je d'un ton bourru.

En vérité, j'ai bien envie de passer plus de temps avec elle et aussi d'étoffer ma vie sociale quasi-inexistante ces dernières années.

__–Je hausse les épaules.
__–« Oh bah oui, il va bien, c’est lui, là. »
__–Je lui montre un tableau en liège, avec la liste des clients privilégiés, qui consomment gratis. Pour l’instant y’a qu’une seule photo, la sienne.
__–« C’est mon prof d’arabe. Il m’apprend sa langue et en échange, il boit des diabolos à l’œil. »
__–Par contre, allez hop, Tori sort une autre perche. Que dis-je. Une poutre. Que dis-je. Une métaphore sexuelle sur des objets longs et durs. Enfin, on est entre meufs, mais vous savez, avec du plastique, on peut faire des vraies dingueries. Bref. Je hausse les épaules.
__–« Tu veux essayer ? Je suis bien meilleure prof qu’élève, surtout dans cette matière. »
__–Elle me tend son verre. Hm. Je sais pas si c’est une bonne idée, tout compte fait. J’veux dire, y’a déjà assez de tension comme ça, en plus elle a par l’air émotionnellement super bien, normal pour une novice quoi. Et j’ai une règle absolue : jamais abuser des gens. Jamais tenter des choses quand ils sont pas clairs. Enfin, sauf quand on est genre à un bar ou une boîte et où on est venu pour se pinter, lever ses inhibitions et niquer, mais là c’est pas pareil, y’a eu un choix délibéré, on est pas là pour trier les lentilles quoi. Là, Tori est pas venue pour emballer quelqu’un.
__–« Ça va, je déconne, détends-toi. »
__–Et je soupire en coup. Objectivement, elle est incroyable, quoi. Une nana canon comme rarement. Mais raison de plus, en fait. J’peux pas laisser parler mon envie de la sauter tellement fort qu’elle couvrirait toutes les autres petites voix, comme, par exemple, celle de la décence la plus élémentaire.
__–« Bien sûr, pas de problèmes ! T’aider à faire des rencontres, carrément. Tiens. »
__–Je sors mon tel, ouvre la page de création de nouveau contact et le pose devant elle.
__–« Un des avantages à gérer le bar, c’est que dès qu’il y a une fête, il y a de l’alcool, donc c’est à moi qu’on demande, normal quoi. Et en vrai les événements à Terrae, comme ça, tout le monde est un peu invité, c’est une bonne occasion de faire des rencontres. Je te préviendrai dès qu’il y en aura, puis y’aura forcément moi… Ça fera au moins une personne un peu rassurante, j’imagine. »

Je lance un regard à la photo que Luna me pointe. J'y vois un petit gars aux cheveux blancs. Et il est son prof ? Tu me diras, un service pour un autre. Et elle lui donne des softs, bien. Enfin pas que je la pense assez mauvaise pour lui filer de l'alcool. Non. Ça a pas l'air d'être son genre. J'enchaîne sur l'absence scandaleuse de vie amoureuse, de vie tout court en fait dont j'ai fait l'expérience jusqu'à Terrae. Ça va mieux, petit à petit. Mon verre est vide. Les mots sortent tout seuls. Jamais embrassé, jamais fait quoi que ce soit. Pas de bar, pas de night club, nada. Je sais pas pourquoi je dis ça. C'est sûrement l'alcool. Je rougis. Diversion ! Ah bah non.

Elle sort son téléphone à la place, quand je lui dis que je veux bien un peu d'aide pour étoffer ma vie sociable. L'écran brille fort devant mes yeux. Je suis éclatée, en fait. Vaut mieux pas que je boive à nouveau. Il me faut un moment pour me souvenir de mon numéro. Une fois que je l'ai entré, je tape "Tori D." dans le nom du contact. Je fais glisser le téléphone vers elle.

Ouais, je serais rassurée si t'es là. T'es sympa, et je crois que je t'aime bien.

OOF. C'est l'heure de rentrer au dortoir ! Genre. Maintenant. On abandonne la mission. Je descends de mon tabouret, sors ce qu'il faut pour régler le (ou les ?) verre(s ?) que je lui dois. Une fois que c'est fait, je lui fais un vague signe. Je suis pas au niveau d'alcool où on marche droit, heureusement. Mais je crois qu'à partir de maintenant, je ne vais plus en boire. Parce que ça inhibe vraiment ma capacité de réflexion.

Bon euh. Je vais y aller. À bientôt j'espère.

Pourquoi "j'espère" ??? Direction la sortie.

Bonne fin de journée.

Et sur ces mots plus décents, je m'en vais.