Fin août, après les premières réunions de Masters concernant les informations d'Aylan et le Centre, et après le passage en réanimation d'Ipiu.


J'me sens amer et fatigué d'avance. On n'a pas assez d'informations, les recherches piétines ; ça me rappelle Ys qu'on a jamais réussi à retrouver, le manque de moyens qu'on a. Et pourtant, on a des Voyants putain.

Quand on a vu débarquer Hideko et Ryu pour nous parler de ce qu'il s'est passé avec Aylan, j'ai évidemment directement pensé à Ipiu. Ipiu qui va pas bien, qui a fait son passage en réa y a peu, Ipiu qui... ouais, écoutez, j'ai encore un peu de mal à m'en remettre. Elle me dit rien, on sait pas si elle a fait une TS ou pas, Aylan va... bah pas bien non plus, d'après Nicolas, qui m'a raconté lointainement le bordel que c'était...

Nan, écoutez, on parle du Centre et Ipiu finit aux urgences.

Evidemment que j'suis inquiet et saoulé.
Maintenant elle est de retour chez elle, alors j'vais toquer à sa porte en espérant pas tomber sur ce glandu d'Erik. Enfin, à la limite, si Aylan est là, c'est pas grave, mais j'arriverai pas à avoir la conversation que j'veux avoir avec Piu, ça tonne trop dans ma tête là.

Bref, je frappe à la porte.

« Entre ! » je cris.

Ou je croasse. Ouai, on va dire que j’arrive à crier. Avec ma voix érayée, l’intubation ça nique les cordes vocales. Askip. Putain.

J’suis seule. Parce que le fait que je sois malade n’empêche pas le reste du monde de tourner. Nath a voulu lâcher ses expériences, mais je sais j’l’ai convaincu d’y aller. Avec les trois jours qu’il a passé près de moi à l’hosto, il a failli niquer quasi un mois de cultures. Erik doit travailler, et Aylan est officiellement en cours. En vrai, j’ai aucune idée d’où il est et j’arrive pas à sentir son énergie… ça me flippe.

Aucune idée de qui vient, mais la porte est ouverte de toute manière. J’suis callée dans mon fauteuil électrique, celui qui me demande le moins de mouvements, parce que j’ai pas encore récupéré assez pour utiliser le manuel.

« Ah salut Ronron, comment va ? Tu veux un truc à grailler ? Sers toi ! »

Non mais si je parle en première, il va pas se mettre à gueuler hein ?

Alors j’entre. J’enlève les chaussures, comme d’habitude, et rejoins Ipiu. J’la fixe. Elle parle en premier. OUAIS BEN T’AS RAISON D’AVOIR PEUR WESH. J’inspire.

—Ca va, j’ai pas faim. Salut… (Mes sourcils se froncent un peu, et je détaille mon amie et sa… maigreur, encore. Elle a pas le teint frais.) Tu te sens comment ?

Je m’assois sur le rebord du fauteuil sans cesser de la fixer. La boule dans ma gorge me fait mal. Ca m’fait mal. J’essaie de lui bloquer l’accès à mes émotions pour pas la laisser sentir ça, être complètement imperméable…

« Ça va la bes hamdoulah, et toi la famille ? »


Changeons de sujet ok. Pas besoin d’être sensitive pour capter que ça va pas toi. Et que tu te retiens. OK. Ouai. Non. J’ai pas la force.

Mon visage se raidit et je lui lance un regard noir. Tu t’fous de ma gueule en fait ? En fait, j’suis même pas surpris, je suis juste agacé. Agacé parce que c’est pas la première fois qu’on est dans cette situation, et que clairement là c’est un peu too much. J’inspire et je me redresse, comme pour pouvoir garder mon calme. Elle a pas besoin de ça, faut que je contienne. En fait j’suis inquiet.

—Et sinon, pour de vrai ?

J’ai peut-être abusé ? Ok. J’ai abusé.

« Ça va vraiment mieux que ça en a l’air, j’me remets de l’hospitalisation mais c’était pas si grave. Franchement, par rapport aux deux mois de la dernière fois j’m’en tire bien ! »

Je sais que tu sais que je sais.

« J’ai pas essayé de me tuer Aaron, ça va vraiment, c’est un accident con, comme tous les accidents qui t’emmènent aux urgences. »

Ma réaction évolue en plusieurs temps ; la première c’est le soulagement, parce qu’elle accepte… enfin de me parler. Mais en fait, non, elle me parle pas, elle évite encore, elle dit les trucs comme on enlève un pansement, et elle minimise. Je sais plus quoi faire de ça et de ses tendances auto-destructrices, et au bout d’un moment, c’est trop pour moi. Je veux plus de ça. C’est comme quand je vois Senri atterrir encore à l’hosto pour des conneries, parce qu’il a trop forcé ses entraînements, et qu’il comprend rien quand on lui dit “s’il te plaît, fais attention”. Est-ce qu’elle pense qu’elle est immortelle ? Est-ce qu’elle en rit ? J’sais que c’est son moyen de prendre de la distance avec ça, mais j’la comprends plus, et à un moment donné j’ai plus envie de le faire. Ma gorge se serre, ma mâchoire aussi.

—Me prends pas pour un con. T’as pris des médocs et de l’alcool, tu vas pas me faire croire que t’avais bêtement oublié. Félicitations de pas avoir crevé, je suppose.

Je me passe une main sur le visage. Putain, j'suis fatigué.

« Oui, comme je fais depuis six ans. Et si j’ai oublié. J’me suis pas dit ‘merde t’as un nouveau médicament, p’t’être que celui-là il passera pas aussi bien que les autres.’ J’m’en suis foutu aussi, parce que j’avais juste, je sais pas. Mal ? Juste mal, alors j’ai fait comme d’hab et ça a pas marché comme d’hab. »

Ma voix devient de plus en plus rappeuse sur la fin. J’ai pas envie de le laisser me crier dessus pour de la merde ok ? Même si c’est clairement la plus longue prise de parole que j’ai eu depuis que je me suis réveillée.

Ca s’agite à l’intérieur de moi. Ca bouillonne. Je continue à essayer de me contenir, même si ma voix est sèche. Là, elle est plutôt désespérée.

—Mais Ipiu, tu peux pas régler tes problèmes comme ça…

Putain, j’pensais qu’elle avait un peu réduit, au moins. Quel foutage de gueule. Est-ce que j’aurais dû venir la secouer plus tôt ? Est-ce que j’aurais dû la forcer à prendre soin d’elle ? Mais est-ce qu’on peut obliger quelqu’un à prendre soin de lui ? J’ai l’impression de revivre en boucle les mêmes discussions, les mêmes disputes, les mêmes situations. On va pas bien. On boit ou on se drogue. Et puis ça merde.

Ca merde.

J’repense à Nico et j’ai envie de vomir et de pleurer. J’suis de retour sur mes jambes sans même m’en rendre compte, et je commence à faire les cent pas en respirant, puis je m’arrête, et cette fois putain je suis en colère.

—Je sais que t’as mal mais- Tu suis les recommandations des médecins, au moins ? Non bien sûr, qu’est-ce que je raconte, t’en fais qu’à ta tête, comme d’hab, sinon tu passerais pas ton temps à croire que l’alcool ça va te permettre de plus avoir mal. Putain, Piu, tu m’as ramassé quand j’étais dans la merde, et c’est toi-même qui me disait que cette merde allait pas régler mes problèmes, pourquoi tu continues avec ça ? Tu dis que tu t’en fous ? T’en as vraiment rien à foutre si tu crèves, vraiment ?

Là je hausse le ton. J’suis fatigué. J’suis fatigué que mes proches aillent mal. C’est toujours. La même rengaine. C’est trop. Et j’pense à Aylan… Aylan qui habite ici depuis un petit mois… J’respire. Elle va pas bien, ‘Ron. Respire.

—Tu peux pas faire comme si t’avais rien à perdre, punaise.

J’suis désemparé.

Qu’est-ce qu’tu piges pas dans « j’avais mal ? » PUTAIN. C’est pas comme si je me murgeais encore quotidiennement. J’ai fait des efforts. J’AI ESSAYE OK ? CA FAIT DES PUTAINS DE MOIS QUE J’ESSAIE BORDEL DE MERDE. DES MOIS QUE JE PRENDS LEURS PUTAINS DE CACHETONS COMME DES BONBECKS ? ET EST-CE QUE CA CHANGE QUELQUE-CHOSE ? NON ! PAS UNE GOUTTE D’ALCOOL, PAS UN TARPE ! ET NAN, J’DOUILLE ENCORE. « Ne vous inquiétez pas madame Raspberry, on va augmenter la dose ça va faire effet. » OUAI TA GUEULE PUTAIN.

« Ok. »

TU VEUX QUE JE TE DISE QUOI ? OUI J’AI MERDE. ET ? Si je pouvais, j’le referais pas, et en même temps, si je recommence à avoir mal comme il y a dix jours. J’le referais. OH ET T’AS CRU QUE JE ME SENTAIS PAS COUPABLE ENVERS AYLAN ? Si. PUTAIN. Franchement. Il doit supporter d’avoir CA comme MERE.

« Et pour Aylan, puisque tu sembles vouloir en parler, franchement, ce serait plus simple si j’étais pas là. »

Elle n’utilise pas de mots, mais sa colère me répond. Elle explose, et mon ventre se tord, ça gronde plus fort dans ma poitrine. J’suis en colère moi aussi, mais j’suis en colère parce qu’on a encore failli te perdre. J’suis en colère parce que je veux plus jamais croire que je risque de la perdre. Cette fois, ma colère enfle et explose les barrières sensitives que j’ai érigé.

—Arrête avec tes conneries. Evidemment qu’Aylan a besoin que tu sois là, et que tu sois là EN VIE espèce de putain de crétine. Evidemment qu’on a besoin que tu sois là ! Evidemment qu’on en a pas rien à foutre, mais qu’est-ce qui va pas chez toi ! Combien de fois on doit te le prouver ! Te le dire !

Putain ça y est j’ai les larmes au bord des yeux, elle me fait chier. Elle comprend rien. Elle parle jamais. Elle s’isole. J’croyais qu’elle avait arrêté- C’est en train d’me foutre en l’air, j’en ai marre.

—Tu crois que ça va t’aider, de jamais rien dire ? De jamais demander de l’aide ? D’utiliser tes pouvoirs de sensitive pour vivre DANS LE DENI JUSQU’A LA FIN DE TES PUTAINS DE JOURS ? Intéresse toi au monde autour de toi, tu capterais peut-être enfin les mensonges que tu te sers.

Ma poitrine est compressée à fond.

—Je peux peut-être pas comprendre l’étendue de ta souffrance Piu. Mais je peux pas te laisser te foutre en l’air.

QUI A DIT QUE J’ME FOUTAIS EN L’AIR ? QUE JE DEMANDAIS PAS D’AIDE ? T’ES CON ? TU L’FAIS EXPRÈS ? J’PASSE PLUSIEURS FOIS À L’HÔPITAL PAR SEMAINE. J’AI LITTÉRALEMENT BESOIN DE QUELQU’UN D’AUTRE POUR ME TORCHER. SI JE DEMANDAIS PAS D’AIDE CA SE SAURAIT. C’est juste que c’est dépassé. Totalement. Putain.

« Désolée chaton, mais ton petit monde parfait, il existe que dans ta tête. Il s’en serait mieux sorti s’il m’avait pas eu dans les pattes. T’aurais pu l’adopter lui aussi tien, tu vois et ça serait allé TOUT BIEN. »

Ma voix est roque. Elle a du mal à sortir. Il pleure. BAH OUAI. GENIAL. PLEURE. C’EST UTILE. T’SAIS QUOI ? BAH JE VAIS ENCORE UTILISER MES POUVOIR POUR PAS PLEURER MOI. POUR RESTER CALME. PARCE QUE SI CA VA PAS JE VAIS ENCORE AVOIR MAL. ET J’AI PAS ENVIE. OUAI. LE DENI TG EN FAIT.

Désolée chaton. C’est bon, elle vrille. Ca fait longtemps qu’on s’était pas engueulés comme ça, Piu, hein ? La dernière fois, c’était quand ; quand tu t’étais plantée dans ton platane ?

—Oh, oui, t’as raison, passe aux critiques salées, je siffle. T’as conscience que ça n’a rien à voir ? J’te dis qu’on a pas envie que tu claques, tu peux accepter qu’on tienne à toi, l’espace d’une seconde ? Qu’on s’inquiète ? Qu’on puisse avoir envie que tu RESTES ?

Et là je fais un truc de bâtard, en la sentant couper ses émotions. J’l’attaque pour péter ses défenses. Ca suffit maintenant ton déni. Ca suffit. J’te laisserai pas te planquer encore et faire comme si de rien n’était.

—Est-ce que t’as demandé à Aylan ce qu’il voulait, au lieu d’interpréter ce que tu crois qu’il veut ? Il s’en serait mieux sorti ? Bah ok, comment, en fait, dis-le moi ? Aylan est venu nous parler du Centre y a quelques jours à peine putain, il a besoin de toi. Il a pas besoin de moi, il a pas besoin de Nico ou d’Aria, ou d’Erik ou je sais pas, je m’en bats les couilles, il a besoin de toi, là.

Arrête de te planquer, j’veux voir Ipiu.

T’as conscience qu’il a en rien à porter mon état de santé ou mon envie de vivre ? Que je  vis pour moi et pour personne d’autre ? PARCE QUE J’EN AI ENVIE ? Fait porter à Aylan ou à n’importe qui la responsabilité de ma vie. Bonne idée. Très mature.

« T’as raison, si tu rentres pas de mission ça sera la faut de Lottie et celle de Lou parce qu’elles ont pas réussi à t’empêcher de partir. » Je m’arrête prise d’une quinte de toux.

Je serre les dents et j’inspire lentement. J’ai pas l’énergie de me battre contre lui. C’EST INJUSTE. J’voudrais lui faire fermer sa gueule. Lui il pense pas aux autres, il a juste pas confiance en eux. Il pense pas qu’ils puissent s’en sortir SANS LUI. Ca va le melon ? La colère est présente, mèche mouillée menant à la peur. Immense et démesurée. Infranchissable. La douleur renait. Je me force à continuer de respirer  alors que les langues de feu dont l’impact était amenuisé par mon pouvoir, se réveillent. Elles lèchent mes jambes que je ne sentais pas. Plus depuis des années. Les picotements grossiers cèdent la place à la douleur. Je serre les dents.

« Yes, la torture. Gé-nial. On se croirait déjà au Centre. » je lui crache.

La seule chose qui m'empêche d'être seulement là, à accuser le coup de ses répliques débiles, c'est justement parce que je sais qu'elle a tort à ce niveau-là... et surtout que ça n'a aucun sens. Évidemment que c'est pas ce que j'ai dit, par rapport à Aylan.

—Mais tu le fais exprès, d'être complètement à côté de la plaque ? Je te dis que t'as des responsabilités envers ce gamin, pas lui envers toi !

Puis je serre les dents, m'arrête, et la fixe. La douleur s'insinue en elle, et c'est pas ce que je veux ; elle, j'essaie de la retenir autant que je le peux. Ce que je veux c'est qu'elle arrête d'utiliser ses pouvoirs pour arrêter de ressentir ses émotions, pas lui faire mal. Un éclat de colère passe encore dans mon regard, et là je sais pas quoi faire. Parce que j'ai envie de lui rentrer dans le lard. Qu'elle comprenne qu'elle nous fait souffrir, là, ses proches. Qu'on s'inquiète. Qu'on aimerait qu'elle aille bien, ou mieux. Qu'on sait plus quoi faire non plus pour l'aider. Mais tout ce qu'elle fait, là, ça l'aide pas sur le long terme, surtout sur le court. Et après, c'est désastreux. Mais là, ça ; ça blesse. Quelque part, ça doit être mérité.

—Ça fait des années que cette merde dure, je... Putain Piu, je sais que t'as mal, mais je peux pas te regarder te détruire comme ça encore et encore. Pourquoi t'as accepté qu'il vienne si tu te bats pas ?

J'crois que je commence à comprendre ce qui m'a fait vriller.
Par rapport aux deux mois de la dernière fois j’m’en tire bien.
Ouais, et nous on était à ton chevet pendant deux mois, espèce de grosse conne.