Je sais pas vous mais moi quand je reçois un message « on peut parler ? » d’une amie, je me mets à baliser sérieusement. Je me demande qu’est-ce que j’ai encore foutu comme connerie, et en ce moment je les enchaine.

Rappel des faits. Fait numéro 1 : Aylan a emménagé à la maison. Fait numéro 2 : j’ai commencé à avoir de bonnes douleurs, types brûlures bien vénères, au niveau des guiboles. Alors p’t’être que le Centre et les séances de résistance à un interrogatoire musclé mais, vraiment ça cogne fort. Fait numéro 3 : j’ai commencé un traitement par prégabaline, et celle qui écrit vous fera pas iech avec les détails, mais ça marchait à peu près. Parfois moins qu’à peu près. Fait numéro 4 : je me suis dit un soir que peut-être que me prendre une grosse murge aiderait à calmer la douleur. Fait numéro 5 : j’ai compris que non quand j’me suis réveillée trois jours plus tard avec un tube dans ma gorge pour m’aider à respirer. Bah quoi, j’ai toujours mélangé les médicaments et l’alcool et ça a jamais donné ça. Quand je me suis réveillée je me suis littéralement fait défoncer par tout le monde. Askip, je suis pas une bonne mère, et j’ai pas pensé à mon fils, et ceci et cela. Vous parlez d’un scoop. J’vais être franche une bonne fois pour toute : non j’ai pas pensé. J’avais mal. Fait numéro je sais plus combien : j’ai toujours mal quand les médicaments embrument pas mon esprit, mais l’alcool c’est fini. Et je dois voir un psy.

J’ai proposé à Nathanaël qu’on se sépare. Il ne m’a pas dit non, il m’a juste rappelé qu’il était là pour moi quoi qu’il arrivait. Il m’a dit qu’il n’était pas dupe, qu’il voyait ma souffrance, et que lui ne voulait pas qu’on se sépare. Ça m’a fait du bien. Sur le moment. Et puis j’ai eu encore plus peur de le décevoir.

Alors ouai, j’ai eu peur en recevant le message d’Ariana (même si j’étais un peu fière parce qu’elle fait moins de fautes avec le temps). J’lui ai donc répondu « euh bah passe à la maison ce soir. » Parce que je savait à peu près qu’il n’y aurait personne avant une heure tardive. Comment-ça je devrais mettre des limites à Aylan et l’empêcher de sortir tard le soir ? Non, mais les gars, je ne suis pas en capacité de m’occuper de lui. J’ai l’esprit qui s’embrouille régulièrement à cause des médicaments, alors quand Erik est pas là il est clairement plus en sécurité avec d’autres personnes.

J'attends Ariana en regardant par la fenêtre. J'ai pas vraiment la force de faire quelque-chose d'autre.

Quelques temps après Agir, début septembre.


Dans la lignée des pires moments de la vie d’Ariana, en y songeant de plus près, la plupart étaient liés de près ou de loin à Lola. Ou au souvenir de Lola. Ou à l’absence de Lola. Pendant longtemps, Ariana se disait que le déni allait pouvoir la sauver, tant qu’il était assez solide pour la faire tenir debout, pour la faire exister encore.

Un jour, pendant une sortie shopping, Ipiu l’a fait parler. Ce jour, elle l’additionne à la longue liste des pires jours de sa vie — mais aussi à l’un des meilleurs, avec du recul, pour ce que cela a pu lui amener. La possibilité de parler, de s’ouvrir. Elle ne le voulait pas, gardait secrètement toutes ses pensées et tout son vécu pour elle. Au point de se faire mal, de se détruire elle-même. Elle le savait. Ipiu le savait. Ca a cassé des relations. L’a fait sombrer. Et c’est bien.

Pour sa psy, les moments de crise sont des moments atroces à vivre. Ils changent tout, à l’intérieur de nous et autour de nous. Ils nous permettent de brouiller les lignes, d’aller au-delà, de se confronter, de ne plus se laisser faire. Même si elle a eu envie de flotter, de se laisser sombrer, et qu’elle l’a fait à sa manière. Ca bute et ça fait mal.

Alors pour ça, merci Ipiu.

Un autre jour, bien plus tard, après des heures et des heures de thérapie, Ariana est revenue lui parler, lui a demandé si elle pouvait l’aider à retrouver Lola, comme Ipiu le lui avait proposé au centre commercial… Mais Ipiu l’a redirigée vers Tomoe, et Aria n’a pas osé aller au bout. Elle lui en a parlé, puis elle a fui, parce qu’elle aurait eu besoin qu’on lui tienne la main. Peut-être qu’elle avait besoin d’autres mots, ou de quelqu’un d’autre. Mais ce quelqu’un d’autre semblait ailleurs, fermée, mal en point. Et ça ne s’arrangeait pas. Aria n’a pas insisté, et peut-être qu’elle aurait dû, comme son amie l’a fait avec elle. Aujourd’hui elle comprend mieux ce qui la taraudait, et c’est pour ça qu’elle est là.

Elle a appris pour Aylan, qu’il est son fils. Quelle douleur cela a dû être de l’entendre geindre et pleurer à propos de Lola… Et maintenant qu’elle sait pour Lola, qu’elle sait que cette enfant est aussi entre les mains du Centre… C’est étrange, mais son point de chute est Ipiu. Nicolas et Tina la soutiennent, de leur manière très différente. Tina la suit comme son ombre, silencieuse, serviable ; Nicolas, lui, elle le fuit un peu des fois, parce qu’elle n’a pas envie de l’accabler avec ses idées noires. Mais elle a besoin de le sentir près, tout comme elle a besoin d’Afya aussi. Pourtant Ipiu est Sensitive aussi, alors qu’est-ce qui est si différent ?

Les réunions des Masters se sont enchaînées, il paraît. Ariana n’a pas été conviée, elle a demandé à ce que le lien de parenté qui la lie à Lola ne soit pas ébruité, mais elle ne doute pas qu’il y aura des fuites à un moment donné, à force d’y penser tout le temps. Alors elle a demandé gentiment (dans sa tête) aux télépathes qu’elle connaît de fermer leur gueule.

Sinon elle la leur défonce.

Oh, c’est vrai, Ariana n’aime pas la colère. Mais passé le désespoir, il lui fallait bien une autre chose à laquelle se raccrocher. L’espoir de la récupérer, de revoir Lola ? De la sortir de là ? Non, impossible. L’espoir c’est l’illusion la plus merveilleuse dans laquelle elle s’est enroulée ces dernières années, et aujourd’hui, tout le monde le sait, et les mots d’Ys n’ont jamais été aussi percutants ni présents dans son esprit — tu devrais songer à arrêter de faire semblant que tout aille bien. Parce que ton petit monde parfait n'existe pas et qu'un jour, il te le rappellera.

Il n’existe pas. Elle le savait. Elle ne l’a jamais prétendu. Pour les autres, peut-être — quelle jolie image, quelle belle illusion pouvait-elle leur renvoyer. Ou alors en était-ce vraiment une ? Ne pouvait-elle pas profiter du soleil, tout en sachant que parfois l’orage viendrait inévitablement l’assombrir ?

Mais ces mots sont comme un poison, et à force de les entendre cogner contre sa tête, elle en venait à craindre le moment où elle se laisserait emporter par eux. Alors il fallait reprendre le contrôle. Affronter.

Alors pourquoi Ipiu ? Parce qu’Aylan. Parce qu’il va mal. Parce qu’elle l’a serré dans ses bras jusqu’à ce qu’il ait vidé toutes ses larmes. Parce qu’Ipiu est sa mère, elle le sait à présent. Parce qu’Ipiu sait pour Lola. Parce qu’Ipiu était absente, il paraît. Parce qu’elle était hospitalisée. Il faut que quelqu’un lui explique, lui dise ; elle n’est pas la meilleure personne, et les Masters parleront de Lola, et parleront du Centre. Maintenant, les morceaux d’un puzzle jusqu’ici trop complexe pour elle forment enfin une image compréhensible — incomplète, mais lisible.

Ce soir-là, Ariana arrive chez Ipiu, et elle ne sait pas trop ce qu’elle doit lui montrer. Ce qu’elle doit lui dire. Ce qu’elle veut lui amener.

Alors lorsqu’elle vient pour toquer à sa porte, c’est dans son apparence la plus simple. Rousse. Pâle. Fatiguée. Déterminée. Sans artifice.

C’est Ariana qui croise son regard à la fenêtre.

Le temps coule, et je ne fais rien que d’attendre. Je sais que si je fais quoi que ce soit je n’aurais plus d’énergie quand Ariana arrivera. Les journées ne sont pas plus longues qu’avant, mais j’ai beaucoup moins d’énergie pour les gérer. Son énergie s’égraine dans cette douleur sourde qui lui brulent les jambes un instant et disparait le suivant, me laissant vidée et craintive. Quand viendra la prochaine marée ?

Les conseils de guerre se multiplient, et là où j’arrivais avant à donner des informations sur le Centre, je me sens aujourd’hui inutile. Oh, certaines mécaniques ne doivent pas avoir changé, là ne réside pas le problème, mais mon esprit est plus lent, plus gourd. Les stratégies ne sont plus si limpides qu’avant. Alors j’assiste, inutile. Ils ne me demandent pas vraiment d’aide non plus, j’crois que c’est de notoriété publique que je suis pas « toute-là. » J’ai souvent l’impression que je ne comprends pas tout ce qu’il se dit. Qu’il me manque des liens. Je n’arrive pas à les nouer.

Je croise son regard au travers de la fenêtre et je sursaute, j’étais en train de somnoler les yeux ouverts. Je change un peu mes appuis sur mon fauteuil, par habitude. Elle a l’air lessivée. Je crois que je ne l’ai jamais vu avec une tronche aussi… Terne. J’hésite à lui dire qu’elle a une sale gueule, mais elle le sait à n’en pas douter. Je tends mon esprit pour enclencher la bouilloire.

« Entre, c’est ouvert. » je dis un peu fort pour que ma voix lui parvienne au travers de la fenêtre.

Je tends mon bras vers le salon quand elle entre.

« Installes-toi. »

Si les canapés me sont inaccessibles, ils sont le lieu qui me semble le plus adapté ici pour accueillir sa lassitude. Je rapporte 2 tasse de thé posées sur un plateau ignifugé.

« J’crois qu’on n’a pas l’énergie ni l’une ni l’autre d’y mettre les formes… Qu’est-ce qui t’amène ? »

Elle n’a pas l’air bien. C’est ce que se dit Aria immédiatement en la voyant, mais elle peut parler, elle aussi, alors eh. Aria acquiesce et entre, enlève ses chaussures dans l’entrée par politesse, et la rejoint dans le salon. Ipiu vient avec le thé… la Morphe lui envoie un sourire en retour. La Master est cash, comme souvent. C’est ce qu’il lui faut, en même temps, mais bon, elle aurait aimé prendre un peu le temps. Déjà qu’elle vient lui prendre de son temps.

—Comment tu vas ? J’ai appris que tu as été à l’hôpital il y a peu, hésite-t-elle. Si tu es trop fatiguée, je peux te laisser te reposer.

Elle se laisse tomber sur le canapé, aide la Master à disposer les tasses… C’est un réflexe, ça l’occupe. Le sourire ne dure pas, elle n’a pas envie de faire semblant, et avec Ipiu ce n’est pas la peine. Alors ne faisons pas l’effort, ça n’en coûterait que davantage à l’une comme à l’autre. Elle souffle, essaie d’organiser ses pensées tandis qu’elle la détaille. Puis elle baisse pudiquement les yeux, plus pour ne pas gêner son amie que par embarras. Elle prend sa tasse pour avoir une chose avec laquelle jouer.

—Je savais pas, pour Aylan et toi… Pourtant quand on vous regarde, c’est évident.

Il lui vient une envie de s’en excuser. S’excuser de s’être déversée sur Ipiu, quand bien même celle-ci le lui avait demandé, l’avait poussée à le faire. Et ce n’est pas la bonne approche, mais il y a dans le soupir qu’elle a, le sourire fatigué, le regard amer, une forme de compréhension de cette douleur. De ce puzzle. De ses absences.

—Aylan a révélé des informations concernant d’autres enfants enlevés par le Centre, mais tu dois sûrement le savoir. Oh… Il m’a raconté, rapidement. (Longuement, en fait.) C’est parce qu’il a vu une photo de Lola, et m’a dit qu’elle était là-bas aussi.

Les volutes de vapeur bougent presque trop vite pour elle. La chaleur lui brûle les mains, et l’apaise.

—Comme j’ai demandé à Ryu et Hideko de ne rien dire aux autres Masters… euh, j’espère qu’ils ont au moins respecté ça (elle fronce les sourcils, parce qu’elle a peur, qu’elle est en colère)… Enfin, je voulais te le dire.

Ariana regarde Ipiu longuement ; ses yeux violine, les mêmes yeux que ceux d’Aylan, qui la transperçaient quelques jours plus tôt. Elle se rend compte qu’elle a tellement pleuré qu’elle se sent vide à nouveau, mais cela l’aide à rester à flots. Se laisser porter. Être vide, des fois, c’est une autre façon de se sentir plein.

Comment je vais ? Pas bien. Le temps où mes neurones percute est actuellement synonyme de douleurs.

« Mieux. »

On monte toutes les deux semaines les doses, et on croise les doigts pour que ça aille mieux. Tout en sachant que si ça ne va pas mieux on ne pourra rien faire de plus. Que seul le temps peut apporter un réel mieux. Je douille. Je passe plus souvent que jamais à l’hôpital. Avant c’était une fois par mois, maintenant c’est bi-hebdomadaire. C’est drôle, hebdomadaire ça rime avec dromadaire. J’avais pas réalisé.

« Pas ouf quand même. »

C’est mon amie, j’ai pas envie de lui mentir. Elle s’occupe les mains, et je la regarde faire. J’attends qu’elle me livre ses pensées. Ah. Elle vient me parler d’Aylan. Oui on se ressemble, il a mes yeux, mes cheveux, le teint et le sourire de son père. Ah. Oui. Donc elle est au courant, c’était ça l’information importante. Elle est donc au courant, pas que ce soit un secret. Je sais qu’elle passe du temps avec mon fils. J’ai senti plusieurs fois leurs auras proche en cherchant celle du courant d’air. Je suis d’ailleurs plutôt rassurée qu’il soit proche d’Ariana. C’est une bonne personne.

« Ah. »

COMMENT CA AH ? NON QUOI ? PARDON. Ok. Oui donc les enfants perdus j’étais au courant. Mais ATTENDS QUI ? QUOI ?

« ATTENDS LOLA FAIT PARTIE DES GAMINS RESTES AU CENTRE ? Merde. Comment tu vas ? Non. Attends, réponds pas. J’me doute. Pardon. C’est super con comme question. Désolée. Est-ce que tu veux intervenir ? »

Les sourcils de la Morphe se crispent en une moue inquiète. Pas ouf, oui. Ce n’est pas très rassurant, mais elle espère vraiment que les Guérisseurs et médecins de Terrae peuvent l’aider. Elle acquiesce néanmoins, douloureusement. Elle aimerait la savoir bien, ou en tout cas un peu mieux que ça. Elle ne va pas lui donner de la pitié, juste son soutien.

—Si tu as envie de parler, ou besoin, hésite pas ok ? Je sais que je peux pas faire grand-chose, mais une sortie shopping de temps en temps… Ca fait du bien aha. On ira à ton rythme. Sinon, je peux aussi ramener des jeux de société…

Même si elle n’a pas le coeur à ça, parfois se forcer à prendre l’air lui fait du bien. Même si elle sait que rien ne sera plus jamais comme avant à présent, que tout a changé, peut-être définitivement. Maintenant qu’elle sait où est Lola.

Ipiu n’a pas l’air étonnée qu’Aria lui parle d’Aylan. Une partie d’elle a aussi envie de la questionner, de savoir. Elle a la gorge tordue d’avance, mais elle ne sait pas trop comment faire, pour aborder le sujet. Ipiu n’a peut-être pas envie d’en parler, comme Ariana n’avait pas envie d’en parler à l’époque. Mais parfois… Enfin, voilà.

La voilà qui parle de Lola, qui lui annonce comme on enlèverait un pansement. La réaction d’Ipiu tarde, et les questions fourmillent.

Merde, ouais.

La rouquine baisse les yeux et sourit sans joie. C’est presque neutre comme expression, mais en réalité c’est surtout épuisé.

—C’est pas con… Je vais pas bien. Je crois que j’ai jamais autant pleuré que ces derniers jours. Et fallait que je tienne bon devant Aylan. Il fallait être l’adulte.

Imaginer le corps du petit Air parcouru de sanglots lui fait monter les larmes aux yeux, cette fois. Ah, finalement il y en a encore.

—Il va pas bien du tout, lui non plus. (Aria pince les lèvres, regarde Ipiu.) Je suis allée voir Hideko directement avec Nicolas et lui. Je… je veux la retrouver, Piou. Mais j’me sens si faible.

Elle ferme les yeux et serre les dents. Elle est gentille, Piu... Toujours à s'inquiéter pour les autres, même quand il faudrait plutôt s'inquiéter pour elle.

—Tout se mélange, je suis désolée. Je sais pas par quoi commencer. Je sais même plus trop ce dont j’ai envie dans cette histoire. Juste…

Juste quoi ? La culpabilité ?

—Je me sens tellement en colère, si tu savais.

« J’ai pas l’énergie pour ça en ce moment. Ça finira bien par aller, t’inquiètes, juste le temps que tout s’ajuste. »

Sans doute. Je crois que ce qui est pire que d’être en fauteuil roulant, c’est d’avoir une personne qui écrit qui s’y connait. J’pourrais pas juste me la péter, faire des dérapages tout ça, non. Bien sûr que non. Me refiler des escarres c’était pas suffisant. Non. Maintenant elle me refile des douleurs neuropathiques parce qu’elle sait qu’on ne sait pas bien lutter contre. Sinon c’est pas drôle.

Je serre les dents. Je sais que ce n’est pas dirigé vers moi, qu’elle aussi elle a douillé. Pourtant c’est pas plaisant de me prendre en pleine figure, que je n’arrive pas à être adulte pour lui. C’est ce qui est dit à mi mot… Et j’ai pas la force d’être en colère. Je sais que ce n’était pas son intension… LOLA EST AU CENTRE PUTAIN. Attends NON. C’est pas ça l’information qui compte.

« Aylan connait Lola ? » je demande d’une toute petite voix.

C’est… Presque logique. Les liens se lient enfin. Je comprends. J’encaisse. J’écoute. J’ai du mal à rassembler toutes mes informations. Je me sens désolée de pas pouvoir tout gérer. Ça n’était pas à elle de réconforter Aylan, je le sais… Je suis pitoyable.

« C’est pas de la colère… C’est de la culpabilité. »

C’est moche d’être sensitive dans ce genre de moment. Je souris sans joie. On est le miroir l’une de l’autre. Un miroir déformé, certes… Mais tellement similaires.

« Je connais ça. Ce sentiment. T’es loin d’être faible, arrêtes d’essayer de t’en convaincre. Et t’es aussi loin de pas savoir ce que tu veux. Juste t’as pas encore accepté que tu le veux. »

Le temps que tout s’ajuste… Que quoi s’ajuste ? Sa santé, son traitement ? La curiosité d’Aria refait surface, et si elle ne l’étouffe pas, elle a la décence de la contenir, au moins.

—Oui, tu as raison de te reposer alors. Hésite pas quand même, au besoin, ajoute Aria avant que le sujet ne soit clos.

Avant qu’un autre sujet ne s’entame, au moins aussi difficile et douloureux. Autrement douloureux, peut-être. Aria la voit se tendre à un moment donné, mais elle ne comprend pas bien pourquoi — elle ne comprend pas que la remarque l’a blessée, surtout quand elle se la dirigeait envers elle-même. Les gens pensent souvent qu’Aria est dans le début de sa vingtaine, qu’elle est toute jeune, presque adolescente ; alors c’est si étrange pour elle quand elle doit être l’adulte, cette figure qu’elle a fuie elle-même, qu’elle ne s’imagine pas représenter. Et c’était difficile et douloureux, ça aussi, de l’être pour Aylan lorsqu’elle avait besoin d’être rassurée elle. Et étrangement, pourtant, rassurer cet enfant, ce presque-adolescent, c’est aussi ce qui lui a donné de la force.

Alors être adulte, devenir adulte, pour elle, c’est un peu une épreuve, et un passage — peut-être que c’est pour ça qu’elle a décidé de venir parler à Ipiu, aussi, parce qu’elle essaie d’être adulte, et qu’elle espère qu’Ipiu l’aidera à être adulte comme elle. Parce que pour Aria, Ipiu l’est, adulte ; elle fait face à ses problèmes d’adultes, elle est Master, elle a accueilli Aylan chez elle. Sans doute s’imagine-t-elle une relation…… elle ne sait pas trop comment, mais une relation, en tout cas. C’est pour ça qu’elle ne comprend pas qu’Ipiu se tende… enfin, outre le fait qu’on parle du Centre qui a enlevé la gosse de son amie pour en faire un super-soldat aux pouvoirs dévastateurs, hein.

Aussi est-elle surprise qu’Ipiu… semble tomber complètement des nues. Aria imaginait qu’avec sa santé, elle n’avait pas eu le temps de s’occuper de toutes ces histoires, mais… Mais… elle acquiesce timidement.

—Oui… Ils l'ont récupérée au début de l’hiver, pendant l’Eclipse. Apparemment, il l’aime beaucoup… (Aria sourit faiblement, le regard dans le vide.) C’est étrange, parce que je ne sais rien d’elle, mais lui, il la connaît, il l’aime très fort… Et c’est très réel… Parfois, je me disais que c’était pas réel, peut-être que j’avais rêvé tout ça. (Elle relève les yeux vers Ipiu, un peu plus surprise à nouveau, à mesure qu’elle constate ses réactions.) Il ne t’a pas du tout raconté ?

Peut-être qu’il ne le peut pas… Ca a été si dur pour lui de s’ouvrir à ce propos, il a dû requérir l’aide de Ryu pour pouvoir parler. Pourtant, face à elle… Face à Aria, il avait réussi à parler de Lola. Il a réussi à lui parler de ses amis. De ses habitudes. Pas des détails… Mais… Est-ce que les détails sont importants ? Elle sent qu’elle se perd un peu alors qu’elle se tait, qu’elle écoute Ipiu. C’est un peu plus ferme que ce qu’elle aurait souhaité… Mais elle ne vient pas voir Ipiu pour qu’elle lui mente et la rassure dans son auto-apitoiement. Et pourtant, c’est une réalité : elle se sent coupable, en colère, et elle se sent faible. Même si ça n’est peut-être pas vrai. Peut-être… Qu’en sait-elle, en réalité ? Qu’a-t-elle fait jusqu’ici, à part tenir la main d’un petit garçon et retenir ses larmes ? Qu’a-t-elle fait à part fermer les yeux, à part se dire que Lola serait mieux sans elle ? Vraiment ? Vraiment, est-elle mieux sans elle, aux mains de tortionnaires, de tueurs, de violeurs, d’abuseurs d’enfants ? Avec une mitraillette dans les mains et pas assez à manger dans l’assiette ? Avec ses vrais parents, sa vraie Maman, tous deux morts ?

Et c’est ça qui gronde quand Ipiu parle, c’est cette colère-là qu’elle a enfouie trop longtemps, cette colère qu’elle ne voulait pas laisser se transformer en haine. Parce qu’elle a envie d’aller la chercher, elle a aussi envie de tuer tous ceux qui lui ont fait du mal. Elle a de la haine dans le coeur, là, Aria — la haine qui s’alimente du désespoir, et de la colère, et de la culpabilité. Parce qu’elle est en colère contre elle aussi. Mais aussi honteuse. Coupable. Coupable toujours.

Elle ne baisse pas les yeux et acquiesce lentement.

—Pendant l'Eclipse, j’ai eu une vision d’elle… elle était entourée de ronces, elle hurlait et pleurait. Et je pensais que c’était un futur possible, mais lointain… Que ça n’arriverait pas, que c’était ces visions qui me torturaient. C’est vrai… que je me sens coupable. (Elle se mord la lèvre.) J’imagine que… toi tu as dû sentir la même chose, oui. Parce qu’Aylan… tout ce qu’il a l’air d’avoir vécu… Et Lola…

Ses lèvres se pincent. Elle respire. Lola, Aylan…

—Il me donne de la force, tu sais ? elle rit un peu, alors que les larmes se font plus pressantes à ses yeux. Il est tellement courageux. Et ça me brise le coeur, j’ai l’impression que je vais arrêter de respirer quand je le regarde… Et en même temps j’ai pas le droit, il faut qu’on tienne le coup parce qu’on est les adultes, mais… J’suis tellement en colère. J’ai envie de leur faire du mal, j’ai envie d’aller leur arracher ma fille et de la ramener à la maison, de la ramener à Aylan. C’est pas juste ! C’est injuste !

J’ai même plus envie de m’effondrer, j’ai juste envie d’aller la récupérer. De tout casser sur mon passage. De tout casser autour de moi.

—J’ai juste envie de tout casser.

« Je crois que tu te méprends sur ma relation avec Aylan. Il ne m’a pas raconté, il ne se sent pas assez en confiance avec moi… Et à juste titre, je ne suis présente dans sa vie que comme un personnage secondaire. »

Je n’ai pas besoin d’utiliser un surplus de pouvoir calmer ma culpabilité. Les médicaments me tiennent déjà à distance de moi-même. Je dois par contre user de ma volonté pour réussir à retenir le fil qui s’emmêle à nouveau. Elle me parle de l’éclipse, si ces temps désastreux semblent lointains leurs conséquences sont bien trop présentes.

C’est suite à sa période voyante, quand elle est venue pour la seconde fois me parler de Lola, que j’ai commencé à me questionner. A vouloir en savoir plus sur la courte vie qu’avait connu mon fils. J’avais déjà entamé mon travail de deuil. N’arrivant pas à le faire pleinement, je m’étais rendue auprès de Tomoe pour lui demander de l’aide. C’est elle qui a découvert qu’il était vivant et fait le lien entre le Vide qui m’appelait, et mon fils. Il a fallu faire marche arrière, et de manière rapide. Fermer la porte à la culpabilité, pour le sortir de là. Ce n’était pas un choix. C’était un besoin vital. Il devait être en sécurité.

Il devait être entouré de personnes qui ne souhaiteraient pas tirer parti de lui, mais simplement le protéger. Il devait être à Terrae. A aucune moment je n’avais eu la cupidité de souhaiter qu’il soit auprès de moi. Je voulais juste qu’il soit, en sécurité. Je suis heureuse qu’il ait trouvé Ariana, et qu’elle se mette dans de tels états pour lui. Cela prouve qu’il a trouvé des personnes pour le protéger, quand bien-même, moi je ne suis pas en état de la faire.

Oui. Il était aux mains du Centre, et c’est ce qui s’apparente le plus à un cauchemar pour toute personne censée. Il m’arrive encore de me réveiller en plein milieu de la nuit terrorisée. Dix ans plus tard. Même si je n’en parle pas, ces terreurs hantent encore parfois mes nuits. Surtout quand la douleur prend le dessus. Alors la peur est plus présente que jamais. Je ne serais jamais capable de tenter de détruire le Centre, malgré la colère… Je suis encore terrifiée.

« Alors il faut que tu ailles la chercher et que tu dégommes tout. C’est plutôt simple comme équation. »

Le coeur d’Aria loupe un battement alors qu’elle fixe Ipiu, consciente de son erreur… de sa faute. Elle reste silencieuse un instant, son regard cherche à accrocher quelque chose, ailleurs qu’Ipiu…

—Oh, je… Excuse-moi, je suis vraiment désolée, bredouille la Morphe. Je pensais que…

Qu’est-ce qu’elle imaginait ? Que retrouver son enfant, cela voulait dire immédiatement créer un lien avec, que c’était leur droit que de tout savoir sur eux ? D’être en lien ? Elle imaginait bien sûr qu’Aylan trouverait en Ipiu la réassurance qu’elle avait un jour pu lui transmettre, ce grain de folie et cette gentillesse aussi qui la caractérisent, quoi que la Master en dise. Alors qu’Ipiu avoue ainsi qu’elle n’est qu’un personnage secondaire — mais pas une figurante — dans sa vie, qu’il n’a pas confiance en elle… C’est étrange à entendre. Décalé. Inconcevable. Parce qu’Aria savait ce qu’Ipiu pouvait apporter à cet enfant… mais au final, elle ne sait rien de ce qu’ils ressentent, de ce qu’ils ont pu vivre ensemble. Ses yeux se baissent sur sa tasse, coupable. C’est ce qui l’amène à craquer un peu plus, peut-être. Parce qu’elle a peur que cela fasse la même chose avec Lola. Parce qu’elle se demande si elle n’a pas pris une place qui ne lui appartenait pas.

Et en même temps…

Ipiu a l’air tellement fatiguée. Est-ce qu’elle devrait vraiment lui imposer ce nouveau fardeau-là ? Est-ce qu’elle ne peut pas un peu prendre de son fardeau à elle, cette fois ? Faire ce qu’Ipiu aurait sûrement fait pour elle ? Ce qu’elle a un peu fait, à sa manière ?

Alors il faut que tu ailles la chercher et que tu dégommes tout.

Ce n’est pas simple, non. Ce n’est pas simple, parce qu’Aria se sent minuscule et faible. Mais ce Centre, ce Centre-là… il a fait du mal à tant de monde. Même si Ariana ne sait pas tout, même si elle en ignore la majorité… Ces enfants… Aylan. Lola. Ipiu aujourd’hui, le regard qu’elle lui lance, cette expression qu’elle peine à déchiffrer, mais qu’elle aimerait au moins comprendre un peu.

Et si je n’y arrive pas ? Et si c’est mal ?

C’est ce qu’elle manque de dire, mais les mots ne sortent pas. Elle se sent comme quelques jours plus tôt, lorsque la main d’Aylan était attachée à la sienne — cette main dont elle ne pouvait se défaire, qu’elle se refusait à lâcher.

Si elle y va, qui tiendra la main d’Aylan ? Qui tiendra la sienne en retour ?

Ses yeux vert clair se posent sur Ipiu, essaient de sonder les reflets mauve dans ses iris. Est-ce qu’Ipiu aussi a besoin de quelqu’un pour lui tenir la main ?

Alors que sa vision se floute, que ses yeux la piquent, une bouffée chaude remonte le long de son ventre jusqu’à sa poitrine, comme pour la gonfler. Ses mains se pressent sur la tasse brûlante, dont elle n’a pas encore pris une gorgée.

Elle se rend compte qu’elle attendait sa permission, alors qu’il n’y avait aucune permission à demander. Quelle démarche stupide, lorsqu’on a déjà pris la décision.

Peut-être que c’est simple.

Est-ce qu’Ipiu a besoin d’une main pour tenir la sienne, ou peut-elle l’utiliser pour couper l’une des têtes de leur bourreau ?

Les larmes coulent en sillon silencieux sur ses joues. Quelle démarche stupide, lorsqu’on a déjà pris la décision. Sa réponse vient après une éternité.

—C’est vrai.

C’est plutôt simple, finalement. La question n’est peut-être pas si elle va y arriver, mais comment elle peut y arriver. Elle commence à l’envisager. Pour Lola et Aylan, mais aussi pour que l’attente ne la rende pas complètement folle. Du bout des doigts, elle essuie ses joues humides. Elle n’a qu’une chose à faire, enfin deux : la première, coopérer avec les Masters pour retrouver Lola ; la seconde, s’entraîner jusqu’à n’en plus pouvoir pour y parvenir. C’est comme ça que ce sera, jusqu’à ce qu’ils y aillent. Ca n’allège même pas le poids sur ses épaules, tout ça. Par contre, ça allume un feu, tout au fond de son estomac.

Elle veut parler, hésite. Ose et pose sa main chaude sur celle d’Ipiu, en un contact léger. Elle l’a entendue, la douleur dans sa voix, tout à l’heure.

—On est pas obligés d’en parler, mais. Comment… tu te sens, toi, dans votre relation ? Je sais qu’Aylan ne te fait peut-être pas encore confiance, et que ça prend du temps, mais… C’est un chouette gamin, alors je suis sûre que ça ira, petit à petit. Je vois bien que tu es fatiguée en ce moment à cause de ta santé et je… prétends pas que c’est facile ce qu’il se passe. (Parce qu’elle se doute. Elle imagine l’angoisse qui doit la tordre. Tout le reste.) Il est le bienvenue à la maison si ça peut vous dépanner, et lui faire plaisir. Mais il aura besoin d’être entouré… il est tellement fragile.

Et moi, je ne pourrai pas lui tenir la main pendant que nous serons partis. Je ne serai pas là pour le border le soir. Si seulement vous pouviez vous parler…

« Tu n’as pas à t’excuser, tu n’as rien fait de mal. »

Présumer que nous étions proches n’est pas quelque-chose de mal. J’ai choisi à un moment d’essayer, ma condition physique m’a rattrapée. Il vaut mieux pas qu’il s’attache à moi. Je ne serais pas éternelle.

« Respire Aria. »

Une bouffée d’angoisse la gagne Ariana, et en même temps c’est plus que ça. Les larmes tracent des sillons sur ses joues. Elles emportent avec elles les hésitations qui la retenaient encore. Le temps s’est arrêté, le temps qu’elle reprenne courage ? Confiance ? Je ne sais pas, j’attends juste en silence. Eloignant de mon esprit ces émotions parasites qui m’épuisent. La peur rend la douleur plus tangible, je n’ai pas besoin de la ressentir.

Elle ira en mission, je pousserais tout ce que je peux. Je ne sais pas si ça pèsera dans la balance, mais sur un malentendu, elle pourrait dire à Lola « je suis ta mère » et l’accompagner avec plus de douceurs que je ne l’ai fait pour Aylan. Elle a toujours voulu être sa mère. C’est un choix qu’elle avait déjà fait la première fois que nous en avions parlé, mais être sa mère à l’époque était accepté qu’elle puisse être heureuse sans elle. Elle est prisonnière du Centre, la situation a changé.

« Oui, c’est un chouette gamin. Il est vif, intrépide et très inventif. »

Ce n’est pas car je suis figurante que je ne suis pas l’histoire du personnage principal. Je souris en songeant à ce gamin. Il est génial, et je suis vraiment contente qu’Ariana s’en rende compte.

« Pour les temps à venir, je pense que c’est mieux qu’il puisse rentrer ici… Même si je ne suis pas toujours en état de prendre soin de lui, je ferais de mon mieux. Je ferais en sorte qu’il ne soit pas seul. »

Je le fais déjà. A distance. En silence. Je veille à ce qu’il soit entouré de bonnes personnes. Et parfois à ce qu’il rende meilleures les personnes. Parce que j’ai conscience d’à quel point cet enfant est lumineux.

« Toi, tu vas avoir besoin de te préparer. »

Pas physiquement. Pas au niveau de tes pouvoirs. Tu es forte… Mais tu n’es pas préparée à la violence à laquelle tu vas être exposée. Il va falloir que tu fasses le trie dans tes motivations, et que tu saches exactement ce que tu veux, pour t’y raccrocher quand ce sera la merde. Et ça va être la merde.

Rien fait de mal, elle n’en est pas certaine en voyant l’expression défaite de la Master, malgré sa tentative de la rassurer. … Elle se rend compte qu’elle respire mal, en effet, et acquiesce lentement en ralentissant son souffle — comme pour revenir dans l’instant présent, avec Ipiu… Et pourtant, ça lui fait si mal de se rendre compte qu’elle souhaite partir, elle qui ne veut pas faire de mal à une mouche, mais qui serait prête à brûler le monde entier pour récupérer la fille qu’elle a mise au monde. Quelle étrange posture, quelle étrange décision. Plus que jamais, elle comprend Ys et le méprise — car elle rêve de cette violence mais ne veut pas se résoudre à s’y abaisser. Ce n’est même plus être tiraillée entre ses valeurs et sa colère, mais être tiraillée entre deux valeurs qui lui sont chères.

Alors elle fait ce qu’elle fait de mieux, et plutôt que de vouloir tout casser, elle essaie plutôt de rassembler un pont. Ipiu s’en saisit, elle confirme ce qu’elle pense d’Aylan, et quelque chose à l’intérieur d’Aria veut pleurer plus fort de l’entendre ainsi, attendrie, mais distante.

—C’est ce dont il a besoin, je crois, sourit faiblement la Morphe. Vous vous ressemblez un peu, il a ton énergie et ta curiosité… Il aime bien regarder des films.

C’est le conseil qu’elle voulait lui donner, mais qu’elle ne souhaitait pas lui imposer. Par respect, parce qu’elle sait justement la santé d’Ipiu fragile. C’est à elle de décider de ses limites, mais Ariana ne peut pas non plus lui dire de garder ses distances avec l’enfant. Il a trop besoin d’être entouré, et au fond Aria se demande si Ipiu n’en a pas un peu besoin aussi, malgré la distance qu’elle prend avec le monde depuis plusieurs mois.

La dernière phrase de la Master résonne dans sa tête et sa gorge se compresse. Elle accroche le regard violine, se sent fébrile.

—Je ne sais pas comment faire ça.

Elle n’est pas une espionne, elle n’est pas une guerrière. Aria a déjà l’impression qu’elle peut sombrer, à n’importe quel moment. Alors se préparer à quoi ? Se préparer comment ? Elle peut s’entraîner, s’épuiser à la tâche… Mais si elle s’effondre avant le moment nécessaire, comment va-t-elle seulement faire ?

C’est pas vraiment ce que j’ai envie d’entendre. J’pense pas qu’on se ressemble, et je pense surtout que ce serait mieux si on ne se ressemblait pas. C’est vrai qu’on a vite fait trois gènes en commun, mais j’ai pas envie de penser qu’on a eu la même éducation… Au Centre. J’imagine que ça a été plus facile pour lui, ils n’ont eu qu’à l’éduquer, pas à le briser pour le modeler avant. Ce qui n’est probablement pas le cas de la fille d’Aria… A ce que j’ai compris, sa pétasse de grand-mère l’avait faite adopter, elle n’a pas grandi en détention.

« D’accord. »

J’sais pas quoi répondre d’autre okay ? Elle sait mieux que moi ce qui plait à Aylan et ? J’devrais m’en sentir jalouse ? Lui en vouloir ? Aucun intérêt, je lui suis plutôt reconnaissante d’en prendre soin. Il a besoin de personnes comme elle. De gens qui savent pleurer et rire à gorge déployée. De personnes qui malgré leurs blessures savent prendre de soin de ceux qu’elle chérissent.

Elle ne sait pas comment faire ? . Elle sait ce qu’elle veut, mais j’ai pas l’impression qu’elle se sente prête, mais ça c'est qu'une question de temps... Et de motivation, je sais qu'elle a les capacités, il faut juste qu'elle trouve comment les exprimer.

« Qu’est-ce que tu sais sur le Centre ? A quoi tu t’attends ? Et pourquoi tu y vas ? »

Trois questions pour consolider sa motivation.

D’accord… Aria ne s’attendait pas à cette réponse. Elle a envie de partager ce qu’elle a appris d’Aylan, comme Ipiu lui disait qu’ils n’étaient pas si proches… Trop tard, elle se rend compte que c’était une erreur. Elle se mord la lèvre, coupable encore une fois. Elle espérait simplement dire à Ipiu qu’elle n’a pas besoin de faire grand-chose pour être avec lui… Lui proposer un film, une boisson sucrée, quelques moments où parler. Elle se rend aussi compte qu’aucune d’entre elles ne sait ce que c’est que d’être une mère.

La rouquine inspire et rassemble du courage.

—Presque rien de précis, en réalité. Je… je sais qu’ils sont liés à des groupes terroristes, qu’ils ont des espions… Qu’ils ont enlevé des enfants avec des pouvoirs… des enfants avec des Vides… Je sais qu’ils sont dangereux, et que si j’y vais je risque de mourir.

C’est étrange de le dire aussi résolument. Peut-être que si elle n’avait pas aussi peu peur de mourir, elle n’aurait pas envie d’aller se tremper dans ces affaires.

—Je sais qu’ils torturent des gens, qu’ils recueillent de l’info… Qu’ils contrôlent partiellement l’ordre mondial.

Sa gorge se serre.

—Je sais qu’ils torturent ces enfants pour les faire obéir… (Elle inspire.) J’ai peur de l’état dans lequel je vais retrouver Lola.

Elle ne répond pas à la dernière question, et elle le sait très bien.

Elle connait donc le principal. Une part de moi trouve cela fou que le Centre se soit assez exposé pour que ce genre d’informations circulent. Cette part de moi est aussi terrifiée, toute personne n’appartenant pas au Centre et connaissant ces informations est une cible. Bien sûr, je sais qu’ils ne pouvaient pas ne serait-ce qu’imaginer ce qu’était Terrae avant de m’y envoyer. Je sais qu’ils ne pouvaient pas imaginer une trahison de ma part. Qu’ils ne pouvaient pas me penser défaillante… Et ils ne pensaient pas que cette institution aux murs si haut pouvait reconstruire ce qu’ils ont détruit.

« La connaissance, c’est le pouvoir. Le pouvoir c’est la connaissance. »

C’était une phrase qu’on nous assenait souvent. Elle résume très bien l’organisation. Elle me terrifie. Je sais que Terrae est puissante, et qu’elle ne se laissera pas écraser. Je sais que peu à peu les lignes commencent à bouger. Je sais que ce n’est pas suffisant. Le Centre n’a pas un visage, une tête à abattre… Mais peut-être que petit bout par petit bout, on pourrait venir à bout de l’Hydre. Je n’arrive pas à m’en convaincre.

« C’est réversible. »

Vraiment ? Oui, vraiment. Je me suis reconstruite. Ça se voit non ? Non, sans doute pas. Pourtant, je ne me réveille plus quinze fois la nuit avec la nécessité d’allumer la lumière pour vérifier que je suis à Terrae. C’est déjà une preuve que l’on revient.

« On se réapprend en sortant du Centre, c’est long… Mais on y arrive. »

Je commence par le positif, parce que le reste n’est pas aussi doux.

« Ayant des pouvoirs, ta fille leur est précieuse… Ils l’ont torturé, mais jamais mise en danger de mort. »

Est-ce rassurant ? J’en sais rien.