"Ah, bonjour Pandora. Je suis contente de te voir. Entre, installe-toi je t'en prie."

Ma psy me sourit, je ne le lui rends pas - c'est pas contre elle hein, juste... Je ne suis pas sûre de me rappeler comment on fait. Je m'installe en silence sur mon siège habituel, la jeune femme retourne s'asseoir également avant de reprendre la parole.

"On ne s'est pas vues depuis un moment..."

Un peu plus d'un mois, à vrai dire - j'ai raté tous mes rendez-vous avec elle depuis mon retour de mission. Et je n'ai même pas eu la décence d'appeler pour annuler... Juste, j'ai fait la morte. Pas seulement avec ma psy d'ailleurs, avec tout le monde. Elle n'a même pas l'air de m'en tenir rigueur - je crois que je préférerais qu'elle s'énerve.

"Désolée. J'aurais du prévenir. J'étais juste... Pas prête à en parler."

"En" - la mission en Namibie, quoi d'autre.

"Et tu l'es maintenant ?"

"Pas vraiment. Mais je ne le serai sans doute jamais de toute façon, et j'peux pas repousser indéfiniment hein..."

"Non, effectivement, ce serait bien que tu extériorises à un moment ou à un autre... Mais tu as le temps, on peut parler d'autre chose pour commencer si tu préfères."

Parler de quoi d'autre, hein ? Il n'y a littéralement rien à dire, j'ai vécu comme un légume ces dernières semaines. J'ai pris un congé sabbatique au travail, j'ai arrêté de répondre aux messages, aux appels, j'ai même arrêté d'ouvrir ma porte quand quelqu'un prend la peine de toquer. Je ne quitte ma chambre que pour les cours - parce que le monde continue de tourner même si moi je suis à l'arrêt, que les examens arrivent et que je n'ai pas envie de planter mon année en plus de tout le reste. C'est con hein, les petits trucs auxquels on se raccroche quand on est en train de sombrer.

"Non, ça va. Je vais me dégonfler si on tourne autour du pot."

"Très bien, alors je t'écoute. Est-ce que tu peux m'en dire un peu plus sur le déroulement de votre mission, pour commencer ?"

Je ferme les yeux et inspire en me remémorant les événements. Ce n'est pas très compliqué, c'est tout ce que je vois derrière mes paupières closes depuis des semaines.

"Au départ, c'était sensé être une mission de surveillance. S'assurer que l'entrée de la base soit dégagée pour permettre aux équipes infiltrées de sortir. Ca s'est vite transformé en mission de nettoyage... Pas du genre propre, si tu vois ce que je veux dire. Ils ont envoyé des renforts - beaucoup de renforts. Ca ne s'est pas très bien terminé."

Pour eux. A bien y penser, vu ce qui s'est passé et que nous n'étions que 4 contre toute cette armada, on s'en est miraculeusement bien sorti. Physiquement du moins, mentalement... C'est une autre histoire. Je ne suis pas sûre de pouvoir regarder à nouveau Athena ou Elfie dans les yeux un jour - et pourtant, ce sont les personnes à qui j'ai le plus envie de parler. Parce qu'elles savent exactement ce que j'ai vécu.

"Je vois... Est-ce que tu t'attendais à un autre genre de mission, en te portant volontaire ?"

"Oui. Non. Je ne sais pas... Je ne savais pas à quoi m'attendre. En fait, je me rends compte maintenant que je n'avais clairement aucune idée de ce qui nous attendait. J'ai suivi les formations, les entraînements, je pensais être prête mais...."

Je détourne le regard, la gorge serrée. Rien n'aurait pu me préparer à ça. Rien. La guerre, c'est comme l'amour - c'est un de ces trucs dont il faut faire l'expérience pour le comprendre. Et c'est une expérience dont je me serais bien passée, qui a entaché jusqu'aux plus profonds recoins de mon âme. Je garde les yeux rivés sur mes mains en reprenant la parole.

"Si c'était à refaire... Je crois que resterais ici. Je sais que c'est lâche, mais si j'avais su au moment de m'engager comment les choses allaient se dérouler, je ne serais sans doute pas partie."

"Ce n'est pas de la lâcheté, simplement l'instinct de survie."

"Ca non plus, je ne savais pas vraiment ce que c'était avant cette mission... Maintenant, je sais."

Cet instinct de survie - ma survie, de celle de mes coéquipières - qui m'a poussée à aller à l'encontre de toutes mes valeurs, à commettre l'irréparable. Je ferme les poings et les serre sur mes genoux pour empêcher mes mains de trembler, les yeux toujours rivés dessus. Un léger contact sur mon épaule me fait sursauter et relever le regard vers ma psy - je ne sais pas si c'est de la pitié, de la compassion ou de la tristesse dans ses yeux. Mais ça me donne envie de pleurer.

"On peut en rester là pour aujourd'hui, d'accord ? On va y aller petit à petit... Mais c'est bien que tu sois venue. Je t'attends vendredi, même heure."

Je crois qu'on sait toutes les deux que je serai là.

"Si tu t'en sens capable, aujourd'hui j'aimerais qu'on parle de ton expérience durant la mission. D'un point de vue moins factuel, je veux dire. Plus personnel."

Je hoche la tête doucement en cherchant mes mots. Décrire ce que j'ai vécu, ressenti, c'est beaucoup plus compliqué que d'expliquer simplement ce qui s'est passé.

"Je ne m'étais jamais retrouvée dans une situation comme ça. Je veux dire, j'ai grandi dans un environnement stable, sans violence. La guerre, je n'en connaissais que ce que j'ai pu voir à la télé, aux infos, dans les films... Je crois que j'en avais une idée un peu romancée, en fait. C'est bien pire que tout ce que j'aurais pu m'imaginer..."

Je réprime un frisson, serre à nouveau les poings sur mes genoux pour empêcher mes mains de trembler - j'ai l'impression que ce geste est devenu une habitude durant mes entretiens avec la psy.

"Je pense que c'est pareil pour tout le monde, malheureusement. On ne peut pas vraiment comprendre l'ampleur de cette violence sans en avoir fait l'expérience."

Je hoche la tête, me demandant vaguement si elle en a fait l'expérience également, avant de poursuivre.

"La première chose qui m'a marquée, c'est le bruit, je crois. Même avec le casque sur les oreilles, les coups de feu, les explosions... C'est bien plus fort que ce à quoi je m'attendais. Et il faisait tellement chaud aussi, surtout avec la combinaison. La sueur, la poussière qui vole partout et te colle à la peau... Mais le pire..."

Je relève les yeux vers la jeune femme avec une grimace, fronçant le nez.

"C'était l'odeur. La transpiration, le sang, les corps qui brûlent... Rien que d'y repenser, ça me donne la nausée..."

Je me pince le nez pour faire passer le haut-le-coeur. Honnêtement, je ne sais même pas comment j'ai fait pour ne pas vomir ce jour-là. L'adrénaline, sans doute...

"J'ai toujours pensé être une personne plutôt courageuse, mais j'me rends compte que j'étais juste vraiment naïve. J'ai cru que j'allais craquer, je... J'ai failli craquer. Toutes mes belles résolutions, protéger Terrae, me rendre utile... Ca m'a semblé tellement futile vu ce que j'avais en face de moi, j'ai vraiment cru que j'allais faire demi-tour."

"Mais tu ne l'as pas fait. Et c'est ça le vrai courage, Pandora, c'est de rester, de continuer. Même quand on a peur, même quand on doute."

"... Peut-être, je ne sais pas. Je crois qu'à un moment donné, je suis juste passée en pilote automatique. J'ai arrêté de réfléchir, je me suis simplement... Concentrée sur ce qu'il fallait faire, et je l'ai fait..."

Avec toutes les conséquences que cela implique. Mais je n'en suis pas encore à l'étape où j'affronte les conséquences de mes actes, aussi je passe directement au chapitre suivant.

"J'ai puisé beaucoup plus que d'habitude dans mes pouvoirs, puis j'ai été blessée à la tête. Et je crois que j'ai juste... Complètement déconnecté. La fin est un peu floue. J'étais encore ailleurs quand on a été rapatrié, il m'a fallu plusieurs jours pour... Je sais pas, simplement réaliser, en fait."

"Tu t'es isolée, je me trompe ?"

Je relève la tête vers la psy avec un faible sourire - elle me connaît bien, depuis le temps. C'est mon mécanisme de défense, de m'isoler, ça l'a toujours été. Mais cette fois, c'est un peu différent. Je ne peux pas supporter l'idée qu'on me dise que j'ai fait du bon boulot, que j'ai servi Terrae courageusement, que je fais partie des héros de l'histoire. Parce que dans mon histoire, il n'y a pas de héros - seulement un monstre, et c'est moi.

"On se voit la semaine prochaine ?"

Il y a certaines choses dont je ne suis pas encore prête à parler.

"Je pense qu'on peut laisser la mission un peu de côté, pour aujourd'hui. J'aimerais qu'on parle un peu de toi, de comment tu te sens."

"Fatiguée."

J'ai répondu trop vite pour que ce soit parfaitement honnête - même si c'est la vérité, je suis exténuée en ce moment.

"Tu ne dors pas bien ?"

"Je dors mal, et je dors peu. Je fais des cauchemars... Je suis de retour devant le bunker, je revis la scène. Ou d'autres scènes alternatives, où les choses tournent au cauchemar pour mes coéquipiers, pour moi..."

Je brûle vive, le plus souvent. Et cette odeur atroce de cochon cramé, c'est de moi qu'elle émane. Ces nuits-là, j'ai à peine le temps de courir aux toilettes pour remettre le contenu de mon estomac. Les autres nuits, je me réveille juste en sursaut, couverte de sueur.

"C'est normal de faire ce genre de cauchemar, après un traumatisme comme celui que tu as vécu. Je pourrais te prescrire des somnifères, si tu le souhaites..."

Je secoue la tête et la jeune femme n'insiste pas. Elle connaît mes antécédents, mes problèmes de consommation - je préfère éviter de retomber là-dedans. Je ne fume plus d'herbe non plus, alors que j'en avais pourtant l'habitude pour m'aider à dormir. Mais les quelques fois où j'ai essayé, après être revenue de mission, je suis tombée dans une spirale infernale de paranoïa. D'ailleurs, je ne bois même plus non plus... A une époque, je buvais pour combler un manque, puis j'ai appris à boire plus sainement, pour m'amuser et me détendre. Mais je suis tellement en colère constamment ces derniers temps, que j'aurais peur de ne pas réussir à me contenir en étant ivre. Je subis donc toutes ces émotions en étant parfaitement sobre, pour la première fois depuis très longtemps.

"Je ne prends plus de plaisir à jouer, non plus."

"Ah ?"

Pour le coup, la psy a l'air un peu surprise. La musique a toujours été ma plus grande passion, mon moteur dans la vie, mon échappatoire. Je lui en ai souvent parlé - je lui ai même partagé quelques-uns de mes morceaux, chose rare.

"Tu ne joues plus du tout ?"

"Si. J'en ai besoin pour mes études... Mais je dois me forcer, je n'y prends plus de plaisir."

Je vois la moue inquiète qui se dessine sur son joli visage. J'imagine que c'est mauvais signe, de perdre graduellement un intérêt si vital pour moi. Elle reprend néanmoins d'une voix douce.

"Et tes études, comment ça se passe ?"

"Plutôt bien. Je passe énormément de temps à travailler, ça m'évite de penser à... Tout le reste. Les examens approchent, mais je suis confiante."

C'est bien la seule et unique chose pour laquelle je suis encore investie, en ce moment...

"Est-ce que tu as d'autres activités à côté ? Pour t'aider à évacuer le stress ?"

Je hausse les épaules. Je me suis récemment mise à la boxe - enfin, si on peut appeler "boxe" de martyriser sans relâche un sac de frappe.

"C'est pas du stress que j'ai à évacuer, c'est de la colère... Je suis-je suis tellement en colère, tout le temps..."

Je serre les dents, serre les poings. Cette rage, c'est tout ce qui me reste. Le dernier rempart qui m'évite de regarder en face ce que je ressens réellement, dans le fond. Parce que si j'admets à quel point je me sens coupable, à quel point je me hais... Je ne suis pas sûre de réussir à continuer à vivre avec ce poids sur les épaules.

"Est-ce que tu te sens prête à me parler de ce qui te ronge réellement, Pandora ?"

Je me lève si brusquement que la chaise sur laquelle j'étais assise tombe à la renverse. Je ne prends pas la peine de la ramasser avant de sortir en trombe du bureau. Non, clairement... Je ne me sens pas prête pour ça.

Après ma petite scène il y a quelques semaines, j'ai refusé de reparler de la mission. Je me suis présentée aux sessions, mais on s'est concentré sur d'autres choses ; parce que malheureusement, des soucis non-résolus, j'en ai pas mal. En fait, j'ai beaucoup parlé de ma mère - d'être confrontée de si près à la mort, ça m'a fait remonter beaucoup de choses de ce côté-là aussi.

Je m'installe sur le siège face à la psy, et annonce d'un ton relativement calme ;

"Je crois que je suis prête à en reparler. De la mission, je veux dire."

"Très bien. C'est une bonne chose que tu ramènes le sujet de toi-même. Que souhaites-tu me dire ?"

Je ferme les yeux une seconde et inspire profondément.

"J'ai tué des gens, là-bas. Je pense que tu le savais déjà, même si je n'arrivais pas à en parler... Juste, sortir cette phrase, accepter cet état de faits ; il m'a fallu du temps pour y parvenir. J'aimerais pouvoir dire que je n'avais pas le choix ; mais le choix, on l'a toujours, n'est-ce pas ? J'ai simplement choisi ma vie, celle de mes coéquipiers, plutôt que la leur..."

Je sens des larmes perler au coin de mes yeux, mais je ne m'en cache pas ; elle m'a déjà vu pleurer plus d'une fois, de toute façon. M'énerver, aussi, d'ailleurs. Cette femme a vraiment une patience d'ange.

"C'est un choix que n'importe qui aurait fait. On aimerait tous éviter les morts ; mais dans un conflit armé, malheureusement, c'est inévitable."

"Je le sais bien. Mais ça ne rend pas plus facile à accepter que je suis la seule responsable du choix que j'ai fait. J'ai du sang sur les mains, qui ne partira sans doute jamais vraiment ; comme une espèce de dette impayable envers le monde... Je me sens écrasée par la culpabilité, ça m'étouffe."

"C'est compréhensible ; prendre une vie est un acte lourd, et c'est une bonne chose que tu en aies une conscience aussi aigüe. Mais garde bien à l'esprit que l'on parle ici de terroristes. Ils auraient sans doute connu une fin prématurée, d'une façon ou d'une autre... Et bien que toute vie humaine soit précieuse, certaines le sont plus que d'autres ; ne remets pas en question le choix que tu as fait, Pandora."

Je hoche la tête doucement. Nous, plutôt qu'eux ; en définitive, c'était ça le choix. Et je sais que j'ai fait le bon, même si j'aurais préféré ne jamais avoir à choisir.

"Je crois que c'est le poids de cette culpabilité qui me bloque, depuis le retour de mission. Je ne m'autorise plus à avancer, à progresser - je stagne juste, comme si ma vie était en pause. Je ne sais pas comment faire pour la remettre en marche. Je ne suis même pas vraiment sûre de le mériter..."

"Bien sûr, que tu le mérites. Cette compassion que tu étends aux autres, tu devrais vraiment apprendre à en garder un peu pour toi. Je t'en ai déjà parlé plusieurs fois, il me semble..."

Elle esquisse un fin sourire. Oui, oui, je sais, je me souviens. Enfin, ça ne fait pas de mal de le rappeler, j'imagine, c'est quelque chose avec lequel j'ai beaucoup de mal. J'ai toujours fait passer les autres avant moi ; même mes ennemis, apparemment.

"Prends le temps ; de te reconnecter à toi-même, à tes habitudes. Tu vas sans doute devoir te forcer un peu, au début. Fixe-toi des objectifs, même très simples ; faire le ménage, sortir boire un café, jouer un air de guitare. Note-les sur une liste ; le simple fait de pouvoir valider ces objectifs visuellement va te donner un boost de sérotonine. Et progressivement, tu pourras t'attaquer aux objectifs un peu plus compliqués ; reprendre les activités, les entraînements, les sorties... Tu as les ressources pour y arriver, je te fais confiance. Est-ce que tu voudrais qu'on dresse une liste ensemble, pour t'aider à commencer  du bon pied ?"

Je... Oui, je veux bien.

Et juste comme ça, comme on appuierait sur le bouton "play" d'une radio, ma vie semble enfin pouvoir reprendre son cours. Petit pas après petit pas. Jusqu'à ce que j'arrive à nouveau à marcher - et peut-être même, qui sait, un jour, à courir.