En ce moment, c’est agité à Terrae. Misao essaie au maximum de rester cartésien face à la préparation que ces missions demandent, mais aussi face à l’inquiétude et la détermination qui animent parfois ses proches. Hideko semble régulièrement tendue, pas seulement par le fait qu’elle va lancer une opération de grande envergure ; c’est une opération militaire, et elle déteste ces personnes-là. À juste titre. Mais les anglais sont d’une grande aide, semble-t-il ; ils entraînent les terraens, procurent du matériel, des informations. Tout s’organise, et c’est terrifiant.

Misao a un peu de distance avec tout ça ; il est le consultant technologie et science de la bande, une branche fort peu appréciée de la majorité, mais soutenue par Nicolas et Alice, avec qui il travaille régulièrement au laboratoire de la salle de science. Il ne sert pas à grand-chose, mais donne son avis ; Mitsuki tient le même rôle avec sa machine, qui est à présent utilisée contre eux. Et il peut comprendre cette colère sourde qui l’anime, même s’il craint qu’elle ne l’aveugle.

Il a promis à sa soeur de se montrer disponible au besoin. Pas seulement pour ses équipes, mais aussi pour elle. Alors il sera là quand Elwynn partira, quand Nicolas et Alice rassureront leur amie, quand Mitsuki semblera prête à foncer dans le tas, que la femme de son ami partira avec eux pour combattre. Il restera un peu à l’écart, leur enverra un soutien qu’il essaiera de ne pas étrangler.

Mais pour le moment, il est encore là, à Terrae. Huo lui a demandé s’il pouvait passer, il comprend aisément pourquoi. Quand il entend toquer, Misao est en train de terminer de nettoyer le coin de salon qu’il a rangé pour accueillir son ami. Il s’était un peu laissé aller devant sa console ces derniers jours. Ce n’est pas qu’il n’a pas le moral, mais il est préoccupé, bien sûr. Il essaie de ne pas imaginer comment il se sentira si l’un de ses amis ne revient pas.

—Tu peux entrer, c’est ouvert.

Il range le spray nettoyant dans le placard et s’approche pour saluer son ami. Il hausse immédiatement un sourcil pendant qu’il enlève ses chaussures ; Misao lui pose des chaussons.

—C’est pas la grande forme, toi…

Avec tout ce qui se passe pour préparer les missions d'attaque du Centre, je suis un peu occupé. Oui, bon, pré-occupé aussi, oui. J'essaye au maximum de pas le montrer, surtout à Fai qui voit bien qu'il se passe des choses qu'il comprend pas trop. Et Aoi se prépare pour la mission et moi je vais rester là.

J'ai pas vraiment osé le dire explicitement mais je pense qu'elle sait très bien pourquoi j'ai préféré rester sur place. Si jamais il se passe quoi que ce soit, je veux pas que Fai soit tout seul. Je peux pas encaisser l'idée qu'il puisse arriver un truc à Aoi mais dans cette éventualité, je ne laisserais pas notre fils sans ses deux parents. Même temporairement, si Aoi est blessée, il faut que quelqu'un s'occupe du petit.

Je fais mon maximum pour aider aux préparations, récolter des infos et les organiser. Je suis quand même tendu. J'ai peur, j'ai peur parce que au delà de Aoi, mes amis vont partir, et globalement tous mes proches seront impactés de manière plus ou moins directe. J'ai besoin d'une pause.

J'suis content que Misao accepte que je passe sans rien dire, en vrai. Il est un peu dans la même position que moi. J'ai pas non plus envie de lui décharger mon angoisse dessus mais au minimum on pourra discuter et penser à d'autres trucs peut-être.

Je toque et entre, enlève mes chaussures et enfile les chaussons qu'il me tend. Je soupire un peu et me redresse.

— Fai fait des petites nuits en ce moment.

Il est stressé aussi, mon bout d'chou. Du coup il fait des cauchemars un peu et il se lève tôt. Et moi je me couche tard parce que je bosse tard. Urg. Ouais, j'ai des yeux de panda, je sais.

— Toi, comment ça va ?

Il a pas l'air en super forme non plus. Moins stressé que moi mais c'est probablement parce que son niveau de stress de base est plus haut que le mien donc il gère mieux. J'sais pas. Je grommelle.

— Tu as de quoi faire du thé ?

Huo ne dit pas grand-chose en entrant ; c’est rare de le voir aussi avare en parole. Misao peut comprendre pourquoi, la situation doit être pesante pour lui particulièrement ; rester en arrière, lorsqu’on a envie de partir avec, ce n’est pas simple. L’Invisible pourrait comprendre, si toutefois il ressentait réellement le besoin de participer plus activement. Ce n’est vraiment pas son cas. Misao n’est pas un guerrier, alors il n’a rien à foutre sur le terrain. Pour aider les anglais à démanteler la base et s’assurer que le matériel anti-pouvoir ne soit pas chapardé suite aux attaques, à la limite ; mais son rôle s’arrêtera sans doute ici. C’est ça le plus difficile : l’attente. Et pourtant, il sait qu’il n’est pas le plus mal loti.

—J’imagine, ouais. Si t’as besoin d’un babysitter à l’occasion, pour dormir tranquillement, tu me dis.

Mais Aoi et lui doivent sans doute vouloir passer le plus de temps possible ensemble avant le départ. Il ne lui imposera pas, juste, qu’il sache que Misao peut donner un coup de main en cas de besoin.

Misao s’écarte et hausse une épaule, puis acquiesce lorsque son ami Master lui demande s’ils peuvent faire du thé. Enfin, il ne l’a pas formulé comme ça, mais il a compris le message. Il se dirige vers la petite cuisine et met de l’eau à bouillir.

—Ca va, je te cache pas que c’est compliqué aussi. Forcément, Hideko est pas sereine même si elle essaie de faire bonne figure, avec tout ce qu'il se passe. C’est pas facile pour elle cette histoire, et ça fait remonter de mauvais souvenirs.

On fond, ils savaient bien que cette histoire du Centre n’avait pas été réglée à l’époque, après qu’Hideko ait négocié avec eux. Il a encore mal au bide d’y penser, se dire que tout ça n’a servi à rien. Mais peut-être qu’ils ont gagné quelques années… Ou qu’ils ont empêché le Centre de s’en prendre directement à eux. Parce que maintenant, c’est bien ça le problème. Est-ce qu’ils vont contre-attaquer ? En plein Tokyo, ça semble impossible. Et pourtant… C'est comme si les braises s'étaient jamais vraiment éteintes.

Il souffle, bien content de s’occuper les mains en cherchant le thé. Il montre quelques boîtes à Huo pour lui laisser choisir.

—Enfin, je suis inquiet quoi.

Il lève les yeux vers Huo, pas vraiment rieur pour le coup. Il met un peu les pieds dans le plat, mais tant pis.

—Tu me dis si tu veux pas en parler, hein, mais. Bon. On va pas pouvoir éviter complètement le sujet.

Je souris gentiment à Misao quand il me propose ses services de baby-sitter. C'est gentil, hein. Mais en ce moment j'ai plus envie de passer du temps avec Aoi et Fai que de laisser mon fils à un de ses nombreux oncles et tantes d'adoption.

— Ça ira, t'inquiète. Mais c'est sympa de proposer.

Quitte à moins dormir quelques temps, c'est pas grave. Il fait encore bien la sieste de toute façon donc je récupère mon sommeil la journée aussi un peu. J'suis plus inquiet pour Aoi qui a encore son taf la journée et que j'essaye de pas réveiller quand je me couche le soir. C'pas toujours un succès d'ailleurs. Je dormirai quand tout ça sera fini. Dans deux semaines.

Je suis Misao dans la cuisine alors qu'il me parle un peu de lui. Je grimace un peu à la mention d'Hideko. Ouais. Après le bordel que ça avait fait la dernière fois, j'aurais espéré qu'on se retrouve pas de nouveau avec le Centre sur le dos. Personne avait géré la situation correctement.

— Je pense qu'on a tous pas une super expérience par rapport au Centre, ouais.

J'indique un thé vert à Misao quand il me montre les boîtes et m'assied sur une chaise en faisant attention de pas trainer les pieds par terre. Je secoue la tête doucement.

— Non, c'est bon, je- J'en parle pas trop à la maison, et j'suis inquiet aussi. C'est juste...

Je soupire, me passe une main sur la nuque nerveusement.

— Aoi va partir là-bas aussi et moi je reste là. Je veux juste pas inquiéter le petit mais j'suis stressé et- Enfin, peut-être que j'ai besoin aussi d'en parler pour évacuer ce stress ?

Je fais la moue. Dis comme ça, on dirait que je me décharge sur lui, c'est absolument pas ce que je veux, il est assez inquiet comme ça.

Misao acquiesce tranquillement, compréhensif. Il s’affaire en cuisine, laissant le temps à son ami de s’installer s’il le souhaite. Clairement, la situation est pas facile, et il s’imposera pas ; c’est comme auprès d’Hideko, elle a autre chose à foutre. Ils ont tous autre chose à foutre. C’est frustrant, quelque part, parce qu’il sait qu’il ne servira à rien une fois sur le terrain. Après, peut-être… et encore. Alors il prend son mal en patience, il est bien obligé ; si Huo peut se décharger sur lui un peu, ce sera au moins ça de gagné. Il faut qu’il soit concentré, quand le moment sera venu ; ne pas faire d’erreur, ne pas stresser davantage Aoi. On veut tous qu’ils reviennent en vie, mais ça implique de pas leur péter un plombs dans les pattes — de les écouter, de les accompagner, de leur dire de faire attention, de revenir.

On pourra s’inquiéter pendant qu’ils seront partis, pense-t-il.

—C’est clair, grommelle Misao, avant de le laisser parler tranquillement.

Pendant ce temps, il sort la théière et prépare les feuilles de thé dedans. L’eau se coupera un peu avant l’ébullition, vers 80° ; c’est important pour ne pas les brûler. Il lui jette quelques regards en biais, pose les tasses près de lui et finit par patienter en s’appuyant dos au plan de travail.

—On peut en parler, hein. Je te poserais pas la question sinon… Et j’comprends que tu sois inquiet. (Il fait une pause.) Ce qui me rassure, c’est qu’Elwynn, Jérémy et Aoi partent ensemble, et leur équipe est nombreuse et efficace… Alors je sais qu’y a pas de raison que ça se passe mal. N’importe qui d’autre, je serai peut-être plus inquiet ; mais là, c’est sûr qu’ils vont gérer.

Ses amis sont des combattants compétents, même si ça lui arrache de le dire. Jérémy, lui, en est aussi un, bien qu’il le connaisse moins ; mais Huo l’entraîne, c’est le fiancé d’Elwynn, un ami d’Aoi — il va pas les laisser dans la merde. Il faut une confiance absolue sur le terrain — du moins c’est ce qu’il imagine.

—T’aurais aimé partir avec ?

Il peut comprendre. Et en même temps, lui n’aurait pas pu partir non plus — il aurait servi à rien. Se serait mis en danger. Pour Huo… c’est encore différent.

Je suis fatigué. J'angoisse pour Nico et Jérémy et Elwynn et Mitsu et… Pour tout le monde en fait. Parce que je les connais pas tous personnellement mais au moins de nom, c'est des amis d'amis, c'est des connaissances, des gens que j'ai croisé. Et peut-être que c'est parce que la dernière fois qu'on a été dans ce genre de situation j'étais pas concerné mais là je… J'ai peur. Et je sais pas comment décharger cette angoisse.

Misao fait du thé et je le regarde faire, un peu absent. Je frissonne quand il mentionne l'équipe d'Aoi et acquiesce un peu.

— C'est pas la préparation qui m'inquiète, je marmonne.

Je m'accoude à la table, pose ma joue sur mon poing. La vapeur condense en volute au dessus de la théière derrière Misao. Je songe que je vais avoir besoin de plus de thé que ça pour survivre à toutes ces conneries.

— Hm. C'est pas question d'envie, vraiment. Je-

Je me mords la lèvre. Mon tempérament, mon stress surtout, toque fort derrière mes yeux et je retiens une réplique acerbe.

— Oui. Mais si je pars avec Aoi ou quelqu'un d'autre, Fai est tout seul. On a beau faire en sorte que tout se passe au mieux, on peut jamais prévoir ce qui va se passer. Alors je- Je reste là. Je veux pas que mon fils soit orphelin.

Je détourne les yeux, sens ma gorge se serrer. Putain, c'est dur, ok. Je peux pas être avec ma chérie ou même ma famille pour m'assurer que tout se passe bien. Je peux pas parce qu'on a aussi besoin de moi ici et que Fai a besoin de moi. C'est même pas de l'impuissance parce que j'ai fait ce choix moi-même et je serai utile même en restant.

— C'est juste de- D'avoir cette conversation avec Aoi. De penser à ça même si c'est juste une précaution. C'est dur.

Ça fait mal.

Lentement, Misao acquiesce, sans cesser de le fixer. Huo ne le regarde pas, semble perdu dans ses pensées et ses préoccupations ; des préoccupations normales, légitimes. Pour autant, même si Misao comprend la méfiance d’Huo, sa peine, sa colère, il essaie de se raccrocher à cette préparation-là, à cette certitude-là ; parce qu’on ne peut pas contrôler ce qu’il va advenir, seulement ce qui est là, présent, entre nos mains. On n’est pas encore à demain, il reste du temps ; mais maintenant s’étiole déjà, et il y a tant à faire. Pour qu’ils puissent partir sereinement, et que ceux qui restent puissent les attendre avec moins d’angoisse que s’ils y étaient allés du jour au lendemain.

Alors il hoche encore la tête, peiné. Il envisage vraiment la mort d’Aoi, comme si c’était une chose plausible, comme si elle n’était pas Master et Guérisseuse, comme si elle n’était pas avec un Master et deux Etoiles. Au fond de lui, la terreur qu’il essaie de faire taire et de rationnaliser toujours plus quant au danger que courent ses proches et ses amis renaît plus fort, et il déglutit un peu. Heureusement, ça bipe ; Misao prend la bouilloire et verse l’eau dans la théière, avant de la poser sur la table, près d’Huo.

—J’comprends, lâche finalement Misao, pris de court. Je préfère m’emmurer dans mon déni, moi, mais… Enfin, vous avez Fai, c’est logique que vous soyez précautionneux.

Elle ne doit pas lui en vouloir d’envisager le pire, non plus. Sans doute le lui a-t-elle demandé.

—Vous en avez parlé, un peu ? De ton inquiétude, de tes doutes ?

Et au fond, il a raison. Et si ça foirait ? Si tout le monde, absolument tout le monde là-bas mourrait ? Elwynn, Jérémy, Nicolas, Alice, Norah, et même Mitsuki, même Aaron ? Il est content de tirer une chaise pour s’assoir, parce qu’il sent qu’il a perdu des couleurs.

Le pire c'est que je sais qu'une fois sorti de chez Misao, ça ira. Je vais faire en sorte que ça aille. J'ai pas le choix. Et je m'en veux un peu de l'utiliser comme soupape de sécurité mais je… J'ai aussi besoin de m'autoriser à ressentir toute cette angoisse pendant un instant. Après ça ira mieux.

Je pourrai rentrer à la maison, embrasser Aoi et Fai et essayer de pas trop penser à ces soirées comme des au revoirs. Je soupire, fais un effort conscient pour reprendre un semblant de contrôle. Misao pose la théière sur la table et je lui fais un sourire de gratitude.

— On en a parlé, oui.

Je pose ma joue sur mon poing, accoudé à la table alors que je regarde la buée qui s'échappe de la théière. On en a pas mal parlé même, après les entraînements, quand elle a décidé de se porter volontaire pour la mission. Elle encaisse mieux que moi, comme souvent. Parfois je trouve ça ironique qu'au final c'est la médecin qui va se retrouver au front et l'ex-mafieu qui va rester ici en soutien. Mais peut-être que c'est mieux comme ça. J'ai déjà beaucoup de sang sur les mains. J'espère juste que Aoi ne va pas en avoir même si c'est futile.

— Pardon, j'étais parti loin… C'est compliqué de- C'est des conversations que je préfèrerais pas avoir. Au final, je suis toujours le plus émotionnel de nous deux.

Aoi est pas froide même si je sais qu'on pourrait le penser au premier abord. Elle est pragmatique, oui, mais elle a aussi fait un serment de médecin de sauver des gens et de les aider. Et si ça tourne au vinaigre, elle devra peut-être faire un choix.

— Quelque part ça me rassure ? Je sais qu'elle est rationnelle et qu'elle fera de son mieux. C'est tout ce que je peux espérer.

Prier, serrer fort Fai dans mes bras et m'endormir avec Aoi contre mon cœur. Je croise les doigts, je regarde Aoi décrocher son katana de son portant et ça me donne un peu d'espoir.

Pour être honnête, Misao ne sait pas trop quoi lui répondre au vu de la situation actuelle. Il peut l’écouter, le rassurer de son mieux, mais il ne peut pas assurer que tout se passe sans souci. Ils vont aller sur une zone de guerre. Être à la merci des tirs et des explosions. Bien sûr qu’Huo est inquiet. Bien sûr qu’il a toutes les raisons du monde de l’être, lorsque sa femme part au combat. Alors que lui dire de plus, à part “profite de ce temps-là, et après tu verras bien” ? Ca ne le rassurerait pas davantage, et il le sait bien. Il sait cependant que Misao se devra d’être là au cas où ça tourne au roussi. Alors il acquiesce juste, et attend la suite.

Parfois, on a à la fois pas envie d’être à plus tard, et pourtant déjà savoir comment les choses vont se terminer. Il envie et ressent tout à la fois de la peine pour les Voyants de Terrae qui, eux, doivent avoir accès à tous ces pans d’avenir sans savoir lesquels sont les plus certains. Misao s’installe et observe la théière, lui aussi. Il aimerait que ça infuse plus vite, juste pour avoir quelque chose à faire de ses mains.

Finalement, le temps qu’Huo se redécide à parler, il peut déjà égoutter le thé, placer l’infuseur dans une coupelle prévue à cet effet, et le servir dans ses tasses sans anse.

Une partie un peu sarcastique de lui aimerait répondre “alors pourquoi tu m’en parles ?”, mais il comprend. Il acquiesce une seconde fois.

—Elle me semble pas mal émotive aussi, ta femme, sans vouloir vexer personne. Elle est médecin ; c’est pas si étonnant qu’elle gère ce type de stress différemment de toi. Toi aussi, si tu partais, tu réagirais différemment. Puis, tu sais, si aucun médecin ou guérisseur n’y allait, je pense que là, y aurait des morts.

Cette fois, Misao regarde Huo dans les yeux.

—Je ne pense pas qu’elle compte mourir. Si elle meurt ou est mise KO, d’autres suivront et ça tout le monde le sait. Les guérisseurs et les téléporteurs sont les plus précieux dans une équipe, sans parler d’offensive. C’est pour ça que je me dis que ça ira.

Et puis, émotionnel…

—C’est pas être émotif de s’inquiéter pour celle que t’aime. De toute manière, tu peux pas les contrôler, te laisse juste pas envahir. Elle aura pas besoin que tu exploses avant le départ.

Donc vaut mieux en parler maintenant, hein.

Je me considère pas comme quelqu'un de particulièrement pessimiste. J'suis réaliste. En général. Mais c'est quelque chose qui me frappe quand il s'agit d'angoisses que j'ai du mal à contrôler. Dans ces cas-là j'ai bien plus de mal à rationnaliser. Et Aoi… Enfin, elle comme tous les autres aussi, j'ai toujours peur de la perdre. Là c'est simplement beaucoup plus concret.

Parfois c'est con mais juste d'entendre quelqu'un vous redonner les arguments dont vous essayer de vous convaincre a pas le même impact. C'est logique, en soi. On écoute plus facilement ses amis pour se rassurer que soi-même. Puis Misao est quelqu'un de très rationnel, ça aide.

Je l'écoute et je frémis. Au final sa logique est très froide mais elle me fait du bien. Je sais qu'elle est solide mais justement. Elle est là pour aider et faire en sorte qu'il n'y ait pas de casse de notre côté. Puis bon, je la connais ma Princesse. C'est une guerrière.

— ...

J'ai rougi. Comme un enfant. J'y peux rien, ok. Il m'a surpris. Genre il a dit ça tellement naturellement. On était dans une conversation hyper sérieuse et le "celle que t'aime" qu'il a dit sans y penser. Genre il aurait pu dire "ta femme" ou "Aoi". De quoi ? Genre ok c'est vrai mais pourquoi la formulation ? J'suis gêné maintenant. Je prend une gorgée de thé pour penser à autre chose.

— J'vais pas exploser. Je pense pas.

Je hausse une épaule, sirote mon thé lentement en soufflant dessus pour le refroidir un peu. Ouais, j'pourrais faire ça avec mes pouvoirs mais pas pareil.

— Peut-être que je devrais me remettre à la méditation. J'sais que je le gèrerai mieux si je partais avec, pour être honnête. Mais j'ai fait le choix de rester donc...

J'ai aussi peur d'avoir fait le mauvais choix. J'ai la Greffe la plus défensive de tous les Masters je crois. En y allant , c'est presque une garantie que mon équipe s'en sortirait sans dégât. C'est un gros plus. Mais non. Je reste là. Est-ce que je vais le regretter ?

— Si- Je sais que personne m'en voudra de rester mais si quelqu'un subit un truc irréversible, je sais que moi je m'en voudrai...

A quoi ça sert d'avoir un bouclier quasi absolu que je peux partager si je m'en sers pas, au final ?

Misao peine à comprendre pourquoi Huo réagit de cette manière, un peu perdue et gênée. Il l’accueille cependant sans rien dire, le laissant process l’information. Non mais c’est vrai quoi, n’importe qui aurait envie de péter un plomb la veille d’une opération pareille. Terrae est remplie de civils, certes des civils qui ont parfois fait la guerre, parfois les gangs, parfois tué. Est-ce que ça change quelque chose ? Nan, jamais. Il ne sait pas bien comment vivent les conjoints ou proches de soldats partout dans le monde, mais il est prêt à parier que tout le monde traverse cette crise à chaque fois qu’une grosse opération débute. Vont-ils revenir vivants ? Vont-ils revenir entiers ? Ou vont-ils revenir cassés de l’intérieur ?

C’est une hypothèse probable, et il faut courir le risque aujourd’hui. Ceux qui souhaitent le courir ne sont peut-être pas au courant de tout ce que cela impliquera, mais ils savent que c’est pas du rigolo.

Le discours d’Huo lui arrache une moue.

—Ca on peut pas savoir, tu sais. Tu as fait le choix qui était le bon pour ta famille. Et puis quoi, si quelqu’un se fait blesser dans une autre équipe et que tu étais parti quand même, tu t’en voudrais aussi ? Ca a aucun sens. Tu peux pas tout contrôler, et t’es pas tout puissant. Chacun a un rôle à tenir, et ce qu’on fait ici est tout aussi important. On fait tenir la baraque. Et pour que ceux qui partent en mission aient un endroit où rentrer, il faut qu’on tienne cette baraque-là. C’est même pas de l’attente. C’est juste être là où on a besoin de toi.

Misao lui donne un petit coup de pied, mais c’est l’équivalent d’une pichenette.

—Tes forces c’est de transmettre l’info et savoir rassurer les gens, juste avec les mots. T’es doué pour ça, même si là tu paniques. Ceux qui sont en salle des Masters seront aussi en soutien au besoin de ce que j’ai compris. Et dans tous les cas, si on se fait attaquer ici, on aura besoin de toi pour défendre les Terraens qui restent.

Il pose sa tasse et croise les bras sur sa poitrine et son regard bleu se plante dans celui de son ami Master.

—Ecoute. Je dis pas que ça va arriver, mais tu sais toi comme moi qu’on risque une offensive du Centre dans les jours qui suivent l’opération. Si ça arrive, ils le feront quand on est encore vulnérables et que nos Masters les plus offensifs sont partis en mission. Ils seront peut-être blessés, en tout cas épuisés et fragilisés. C’est pas sur eux qu’il faudra compter pour tenir Terrae. C’est sur ceux qui restent. Parce que là, il va rester tous les autres, des initiés et des novices, des enfants et des bébés. En restant, c’est à eux que tu assures une protection.

Chacun a sa place. Et toutes les places ne sont pas sur le champ de bataille.

Je grimace un peu devant les arguments de Misao. C'est inconfortable de me faire réprimander comme ça mais il a raison. J'ai fait mon choix, je dois m'y tenir. Être là pour tenir la ligne pendant que les autres vont se battre, c'est tout aussi important. Il faut des soutiens dans une guerre aussi. J'ai juste tellement pas l'habitude d'avoir ce rôle, de me retrouver dans cette situation me dérange. Ça va à l'encontre de beaucoup de mes réflexes émotionnels.

Je lui tire la langue quand il me tape dans la jambe avec son pied. C'est bon, j'suis là, pas la peine de me frapper, eh. Quelque part, être la dernière ligne de défense, c'est aussi important. Je l'avais juste pas forcément conscientisé comme ça.

— Hm. T'as raison. Je suppose que c'est mon premier instinct de penser à la bagarre avant le reste.

Pourtant, j'ai quand dévoué ma raison d'être de Master à la protection. C'est approprié au final. Je souris un peu et regarde ma main. Ma Greffe roule doucement sous ma peau et je regarde les écailles translucides du dragon qui couvrent mon bras. Je soupire doucement. Ouais. Moi aussi je veux être simplement utile je suppose. Mais je le serai autant en restant ici. Il faut pas que je perde ça de vue.

— Merci. J'avais surement besoin d'entendre ça.

Même si je me connais et la culpabilité sera difficile à chasser si les autres rentrent blessés et ce sera probablement le cas. J'suis pas si optimiste de penser que tout le monde reviendra sans rien subir. Mais on guérit de tout avec le temps.

— J'sais que tu en as surement aucune envie actuellement mais tu ferais un bon Master.

Quelqu'un comme lui… Je le dis pas vraiment à mes amis, pas comme ça mais. Misao aussi fait partie de ma famille. Je pose ma joue sur mon poing et lui envoie un petit sourire.

— T'es un mec cool, Misa-chan~

Au visage confus et grimaçant d’Huo, Misao étire un sourire en coin et se recule dans le fond de son siège. Huo est une tête brûlée… littéralement, et pas seulement parce qu’il est Feu. Il est organisé, réfléchi, méthodique, mais quand il stresse, il peut prendre de mauvaises décisions et foncer lorsqu’il y aurait besoin de prendre le temps et de se mettre en retrait. C’est une attitude qui lui a valu des ennuis avec sa femme, et c’est aussi une attitude qui lui vaudra des ennuis en mission s’il n’y travaille pas, pense Misao. Depuis l’Eclipse, cependant, et c’est peut-être dû à son statut de père de famille à présent, Huo semble plus posé et décidé à utiliser ses neurones dans le bon ordre. Parfois la place qui nous va le mieux n’est pas celle qui nous convient le mieux, et c’est une chose sur laquelle Misao devrait aussi travailler prochainement, si vous voulez mon avis.

—Evidemment que tu penses à la bagarre avant le reste. J’veux dire, avec ton passif c’est pas très étonnant, et je sais que quand t’es pas au coeur de l’action tu as l’impression de rien faire. Mais t’as fait tout ce boulot de diplomatie avant, et tu en feras aussi après. Dénigre pas ton travail, après j’ai l’impression de servir à rien non plus, sourit-il en coin. On aura notre moment.

Huo fixe son propre bras, le détaille, pensif. Sa Greffe est puissante, probablement appropriée à son caractère d’ancienne racaille qui veut protéger les plus jeunes du gang. Mais on ne peut pas tout à la fois être l’épée et le bouclier, du moins pas au même moment. Ce genre de choix peut mettre mal à l’aise, particulièrement quand on se laisse emporter par ses passions.

De son côté, Misao hausse une épaule, souriant. Il commence à avoir l’habitude de dire tout haut ce que les autres ne veulent surtout pas s’avouer, et plus il se sent proche de la personne, plus il se permet d’être cash. Et parfois un peu brutal. Avec Huo, ça va, il ne risque pas de le vexer, sauf s’il dit un truc vraiment indécent, mais il en est pas là. A bien y regarder, en plusieurs années d’amitié, ils se sont rarement réellement pris la tête.

Son sourire se transforme en moue à la réplique suivante, et il le fixe un moment sans rien dire, avant de hausser à nouveau une épaule, cette fois plus incertain.

—Tu as raison, je n’en ai pas très envie. Je n’en vois pas l’intérêt, ce que je fais ou dis, je peux le faire ou le dire en restant à ma place actuelle.

Il sourit en coin et reprend un peu de thé.

—Arrête de m’encenser, mes chevilles vont gonfler.

Nan mais ça le gêne, en fait, surtout.

—Hideko m’a déjà demandé ce que j’en pensais, tu sais. Je lui ai répondu que dorénavant, si elle me convoque en salle des Masters, je ne viendrai pas, il rit. C’est trop de responsabilités, d’angoisse. J’me vois pas vivre comme ça, pas pour le moment en tout cas. Puis, certains risqueraient encore d’avoir des appréhensions vu mon passif, je vais pas leur imposer ça.

Evidemment, même si Mitsuki s’est excusée auprès de lui et qu’ils s’entendent mieux, ce n’est pas pareil de se côtoyer dans le cadre du travail, à l’extérieur ou en salle des Masters.

—Ca ne me manque pas, précise-t-il enfin.

Je souris doucement. Ce qui est cool dans le fait d'avoir des potes qui commencent à me connaitre depuis un bon moment c'est qu'ils savent comment je fonctionne. Et Misao, bon. Je sais pas si je peux dire qu'on se comprend parce que malgré le fait qu'on est Feux tous les deux, on a vraiment pas les mêmes fonctionnements. Mais il sait toujours comment me décortiquer d'une façon qui me dérange pas.

Évidemment qu'on aura notre moment. Et quelle que soit l'issue de cette mission, c'est une déclaration de guerre. Le Centre en restera pas à ça et nous non plus. J'ai pas dit mon dernier mot. Dans les deux sens du terme.

— Boarf, elles pouvait difficilement être plus grosses à ce stade de toute façon, je le taquine gentiment.

Misao est pas du tout prétentieux, en vrai. Enfin, plus le contraire je dirais ? Je sais pas trop comment le dire… Les responsabilités le dérangent pas mais il veut pas de la reconnaissance qui va avec. Ce qui est pas étonnant vu son passif et je m'y connais en culpabilité.

— Hmhm. J'peux comprendre, en vrai. C'est vrai que c'est différent. Les autres te regardent d'une autre façon une fois que t'es Master.

Ça se comprend, quelque part. Tu deviens différent. Et je vais pas me plaindre, hein. Ce sera ingrat, clairement. Mais quand tu deviens une sorte de représentant de l'autorité, tu as plus le même contact avec les personnes qui sont pas tes proches. Et c'est ok. Y a juste des situations où ce serait plus simple si les gens pouvaient voir au delà de ce statut au lieu d'assumer directement des choses sur moi sans me connaitre juste parce que je suis Master.

— J'espère que tout ira bien.

Et cette fois c'est moins plein de doutes. Je suis pas non plus totalement serein mais apaisé ? Ouais. Merci Misao.