Le cours s’est terminé il y a peu de temps. Même si Ariana est restée papoter avec ses amis à la fin, pendant qu’ils rangeaient la majorité de leur matériel et s’assuraient que le gymnase ne soit pas en bazar le lendemain, elle a décidé de rester pour peaufiner un mouvement, et surtout sortir un peu le trop-plein d’énergie accumulé. Elle avait passé la semaine à courir partout au café, et après avoir galéré avec la fermeture de la boutique, elle a loupé une bonne partie du cours d’Elwynn ensuite. Même si pour elle, la présence d’un professeur n’est pas forcément essentielle depuis cet automne, elle prend plaisir à profiter de ces instants avec ses proches. L’objectif pour elle est de parfaire sa forme et ses mouvements, continuer à garder la pêche et surtout décharger une bonne partie de la frustration accumulée dans sa vie. Nommément, sa relation avec Lola, actuellement, qui fait certes des progrès mais lui coûte une énergie dingue. Se contenir, toujours se contenir. Ca l’épuise, ça la fait revenir en arrière, en ce temps où elle sentait ses gestes épiés, où elle devait simplement faire bonne figure.

Être elle-même, elle n’y arrive pas trop, du moins pas avec Lola. C’est encore maladroit, et elle essaie, tout comme elle sait que Lola essaie, mais elle se décourage. Après la fête d’anniversaire, elle pensait pouvoir renouer davantage, mais bon elle a juste eu l’impression d’être fuie cette semaine.

Enfin. Après s’être défoulée sur un sac de frappe un peu plus, ça convient mieux. Essoufflée, elle rejoint les bancs où elle a laissé ses affaires pour essuyer la sueur sur son front et boire un peu d’eau, resserre sa queue de cheval colorée de bleu et de rose pastel puis entame quelques étirements finaux. Une femme est arrivée durant ce temps, elle n’y a pas trop fait attention. Tout à ses étirements, elle l’observe de loin et lui sourit en guise de bonsoir. Une adulte dans la trentaine, le visage inconnu, qui a l’air de détailler le gymnase et son équipement.

—Tu cherches quelque chose ?

Ou quelqu’un ?

L’arrivée d’Agate ne s’était pas tout à fait effectuée en grandes pompes. Quand bien même elle avait eu deux semaines et l’appui de son mari pour finaliser l’administratif et dire au revoir, il ne suffit pas d’un plan bien échafaudé pour résister aux trois torgnoles successives que sont le changement brutal d’environnement après un mois à tourner en rond dans un salon, la nausée de la première téléportation magique et le décalage horaire entre les Etats-Unis et le Japon. Sitôt épuiséee la force qu’elle s’était gardée pour supporter calmement les formalités d’arrivée, et l’entretien psychologique, elle s’était laissée tomber dans son lit attitré, pour ne s'en extirper qu’une quinzaine d’heures après. Peu habituée aux auberges de jeunesse et aux squats (c’était à cela qu’elle comparait les dortoirs) qui offraient encore moins d’intimité qu’une mauvaise colocation à la fac, elle s’était rapidement décidée à y passer le moins de temps possible jusqu’à son initiation.

Pour son bien autant que pour son intérêt, elle devait donc se trouver un maximum de raisons de sortir. Passée la petite visite de l’institut et de son village, où elle en avait profité pour acheter quelques affaires (et eu un avant-goût au passage de la façon dont était gérée l’économie à Terrae, c’est-à-dire par ses habitants), elle avait entrepris de satisfaire sa curiosité sur la magie. Ce vendredi, cela faisait une journée et demi qu’elle assistait aux entraînements en simple spectatrice, assise dans un coin avec son ordinateur et un carnet, posant quelques questions à qui l’abordait — essentiellement des généralités sur l’expérience de la magie et les méthodes d’entraînement.

Ce qu’elle y avait appris était à la fois fort instructif et fort trivial, mais ce n’est pas ce qui nous importe ici, et pas non plus ce qui importait à Agate, une fois achevée sa dernière observation de la journée. Un constat autrement plus préoccupant s’imposait en effet à elle : face au soleil qui n’était pas prêt de décliner, elle se retrouvait à nouveau désœuvrée.

Après avoir laissé traîné quelques minutes à taper du pied sur le sol en repensant à ses notes de la journée, la rousse se fixa sur sa moins pire option. Terrae avait, de ce qu’on lui en avait dit, différents clubs, dont deux qui avaient particulièrement attiré son attention pour des raisons évidentes : le JDR GN et les arts martiaux. Le second club, en particulier, semblait se retrouver régulièrement, incluant les vendredi après-midi. En arrivant en fin de séance, elle pouvait espérer trouver quelqu’un pour la renseigner à peu plus, ou à défaut se faire une idée des équipements et de l’ambiance. Un tel repérage était évidemment loin d’être nécessaire — Agate n’était pas ce genre de stressé qui avait besoin de tout vérifier —, s’il n’était pas carrément inutile dans la mesure où il lui suffirait de venir le lendemain, mais comme dit, c’était sa moins pire option sur le moment.

Agate descendit donc jusqu’au rez-de-chaussée, où elle trouva rapidement le gymnase. Comme beaucoup d’endroits à Terrae, on pouvait y entrer comme dans un moulin, non pas qu’un système de badge y aurait été utile ou même possible dans une petite communauté au cinquième peuplée de personnes qui pouvaient le faire disjoncter. Elle poussa doucement la porte pour se retrouver dans une grande salle vide dont les installations semblaient pour l’essentiel avoir été rangées. Elle serait certainement repartie bredouille, s’il n’y avait eu une cible idéale à interroger.

C’était une jeune femme qui battait seule l’air et la mousse. Au premier regard, elle était assez typique, sinon symptomatique de la population moyenne de Terrae : elle avait l’air d’être une étudiante tout juste sortie de manif, mais portait le poids de muscles forgés par des mois de pratique régulière. Un décalage qu’Agate aurait volontiers attribué au Centre, moins parce qu’elle avait les éléments pour le déduire que parce qu’elle connaissait encore mieux Terrae comme une entité particulière sur le plan international que comme la petite communauté tranquille qu’elle était entre deux opérations médiatiques ou militaires, et était donc prompte à tout interpréter sous ce prisme. Évidemment, ce raccourci ne satisfaisait guère celle qui avait appris à minutieusement croiser les sources jusqu’à restituer une information dans tout son contexte, c’est pourquoi Agate voyait en elle la cible idéale pour se faire une idée plus concrète de la façon de penser des Terraens, en accord ou en contraste avec  ses autres analyses.

Enfin. Avant d’en arriver là, elle avait quelque chose de plus simple à faire.

— Oui. Vous êtes dans le club d’arts martiaux ?

Profitant d’avoir l’attention de la jeunette, elle s’en rapprocha, un léger sourire sur le visage. Compte tenu du dress code de l’institut, qui se caractérisait justement par son absence de tenue formelle en dehors de l’uniforme que portaient les écoliers et par des mœurs très relâchées, elle avait essayé de s’adapter avec ce qu’elle avait — et ce qu’elle tolérait. Aussi ne portait-elle à cet instant qu’une chemise et un pantalon simples, sans aucune fioriture, et s’était si peu apprêtée que ses anciens collègues auraient pu la trouver négligée. Nul doute qu’il subsistait cependant toujours un certain décalage entre son apparence et… beaucoup de choses qu’elles avait pu apercevoir ici et là, ne serait-ce parce que certains n’avaient que la moitié de son âge.

— J’en ai entendu parler, et si vous acceptez les novices, j’aimerais bien vous rejoindre.

Elle se contentait d’aller à l’essentiel. Déjà parce qu’il lui fallait jauger si son interlocutrice était apte à lui répondre et de quelle manière elle l’était, mais surtout parce qu’elle savait difficilement avoir l’air plus sympathique ou amusante.

Le regard perçant de la dame, probablement de quelques années son aînée, la décontenance, mais elle lui sourit alors elle ne peut pas être bien méchante. C’est un sourire maladroit qu’Ariana lui envoie, un peu prise de court. Elle jette un œil vers le matériel qu’elle utilisait jusqu’ici et, par politesse, interrompt partiellement ses étirements pour commencer à retirer ses mitaines de boxe. Ariana observe un quelque chose de très formel dans sa manière de se tenir et communiquer, mais elle ne s’en formalise pas trop. Ca la gêne plus de savoir qu’elle était observée sans le remarquer, et elle sent la chaleur lui monter aux joues — encore plus, je veux dire ; le sport n’aidant en rien.

—Ah, oui ! C’est super s’il y a une nouvelle recrue ! s’enjoue Aria. Ce n’est pas moi qui gère le club, mais Elwynn, une de mes amies. Tu pourrais peut-être venir demain après-midi, il y aura une nouvelle séance !

Elle trottine jusqu’à la femme et lui indique le panneau d’affichage à côté de la porte.

—Il y a les horaires ici, je pense que tu pourras voir directement avec elle pour t’inscrire. A priori il n’y a pas de restriction pour les novices, mais ça vaut le coup de demander ! Au cas où, quoi. C’est assez libre de toute manière, je doute qu’elle dise non.

Puis elle se tourne vers la nouvelle arrivante pour lui sourire à nouveau largement. Dans le même temps, elle la détaille sans en avoir l’air et se balance d’une jambe sur l’autre, incapable de tenir en place.

—En tout cas, bienvenue à Terrae ! Enfin, je suppose que tu viens d’arriver, comme tu as dit que tu étais novice ? Comment tu t’appelles ? Moi c’est Aria, ravie de te rencontrer !

Même si Ariana ne connaît pas tout le monde, elle se tient au courant des derniers arrivants grâce aux réunions des préfets ; elle n’est pas certaine d’avoir vu passer son visage, mais peut-être que son nom a été évoqué. Enfin, leurs rencontres ne sont pas aussi nombreuses qu’autrefois, donc il est possible qu’elle n’ait simplement pas encore été nommée car par encore arrivée leur de leur dernière entrevue. Ou alors elle a juste zappé un visage, mais les rouquins, elle les retient tout particulièrement, en temps normal !

—Tu te plais ici ?

Oui, puis Aria parle beaucoup, du coup.

S’il fallait à Agate une confirmation que venir dans le gymnase ce soir-là plutôt que le lendemain n’avait aucun intérêt relativement à son intention de rejoindre le club d’arts martiaux, la jeune femme venait de la lui donner. Cela dit, c’était déjà intéressant — et rassurant — de savoir que le club était géré, et pas juste un regroupement de jeunes qui squattaient le gymnase sur des plages horaires vagues.

— Je repasserai demain, dans ce cas, lui répondit-elle. Merci.

Chercher à rendre l’engouement dont elle était le sujet serait aussi malaisant qu’intenable, ce pourquoi elle se contenta d’une sympathie légère. Elle n’avait pas assez de données pour juger la jeune débauchée en tenue de sport comme digne de son appréciation sincère, mais si elles allaient se voir régulièrement, et si elle comptait tirer d’elle quelque compréhension du fonctionnement de l’institut, c’était important de nouer une certaine connivence. À cet égard, la tâche lui était grandement facilitée par le caractère plus que sociable de son interlocutrice, qui lui épargnait le besoin de trouver une excuse pour continuer la conversation.

— Je suis arrivée il y a trois jours, en effet. Je m’appelle Agate. Ravie de te rencontrer également.
Elle se nommait donc Aria. Pas vraiment le genre de prénom dont on pouvait déduire beaucoup d’informations. Soit, elle n’avait qu’à les chercher à la source :
— Anglaise ? Ou italienne peut-être ?
S’intéresser aux gens était souvent un très bon moyen de laisser une impression favorable, aussi nota-t-elle mentalement la réponse, après avoir hoché la tête.

Puis vint une question piège. Naturelle et probablement lancée sans arrière-pensée par une ancienne accueillant une nouvelle, mais néanmoins pas le genre de questions auxquelles Agate pouvait répondre sans réfléchir. Déjà parce qu’elle devait tenir compte du genre de réponse qui était acceptable — il valait mieux ne pas se montrer ingrate ou hostile, mais surtout parce qu’elle ne prenait jamais le temps de se poser des questions aussi inutiles. Qu’elle se plaise ici ou pas, cela avait, après tout, bien peu d’influence sur ce qu’elle voulait ou devait faire.
— Hmmm…
Elle temporisa quelques instants. Il était possible de rester évasive et de répondre que tout allait bien et que Terrae était un magnifique endroit, mais ce n’était certainement pas l’option la plus intéressante.
— C’est encore un peu tôt pour le savoir. Je découvre à peine l’institut, et je dois dire que son organisation est plutôt différente de la vie que je menais auparavant.
Là où marquer son enthousiasme créerait plus directement de la connivence mais resterait en surface, marquer une légère distance susciterait plus de conversation, et — au moins chez ceux qu’elle s’imaginait être comme Aria — plus d’empathie, ce qui, in fine, pouvait donner lieu à bien plus de connivence.  De surcroît, même à gain égal ou moindre, elle aurait tout de même privilégié cette seconde option, ne serait-ce que parce qu’il valait mieux aller au plus honnête tant qu’on ne savait pas à quel pouvoir on avait affaire.

Cela dit, elle n’avait pas l’intention de laisser la discussion s’orienter vers un terrain qu’elle ne maîtrisait pas autant qu’elle le souhaitait. Aussi tenta-t-elle de la rediriger vers plus intéressant, à savoir Aria. Faire connaissance pour faire information, la motivation était toujours la même.
— Si je peux me permettre de poser quelques questions à mon tour, depuis combien de temps es-tu à Terrae ? Et comment est-ce que s'est passée ton adaptation ?
À défaut d'être le genre de questions qu'Agate posait habituellement (l'adaptation était une exigence qu'elle s'imposait et qu'elle imposait, aussi valait-il mieux qu'elle soit courte ou inexistante), c'était une interrogation relativement plausible de la part d'une nouvelle et pouvait —  elle l'espérait — facilement amener quelqu'un d'aussi sociable qu'Aria à parler d'elle sans transformer l'échange en interrogatoire — ce vers quoi elle se savait très prompte à dériver spontanément quand elle essayait de faire parler quelqu'un.

La rouquine — aux cheveux bleus et rose pastel aujourd’hui, en réalité, des couleurs qu’elle apprécie particulièrement — lance un grand sourire à la femme face à elle, accompagné d’un faux garde-à-vous avec seulement deux doigts contre son front, qui ne tardent pas à se transformer en V de la victoire.

—De rien, avec plaisir ! (Elle laisse la nouvelle se présenter, une fameuse Agate. Joli prénom, mais encore un qu’elle va prononcer à l’espagnole : Ágata.) Aha, non, je suis espagnole. Je viens de Grenade, en Andalousie ! Enfin, mon prénom complet c’est Ariana, mais je préfère Aria. Ariana c’est très formel.

Au lieu de déposer les gants sur le reste de ses affaires, elle les tripote un peu pendant qu’elle continue :

—Faut jamais hésiter à poser des questions ici, des nouveaux arrivent tout le temps, alors les gens ont l’habitude de se guider mutuellement ! On fait encore quelques permanences dans la salle commune avec les autres préfets, alors si tu as besoin d’autres infos, tu peux venir nous voir sans souci.

Et après, elle lui pose sa fameuse question. Quand elle commence, c’est qu’elle parle beaucoup, Aria ; en face, la femme a l’air assez avare de mots, en comparaison. Enfin, ça ne la choque pas tant que ça. Elle lui rappelle un peu Adé à ses débuts, quoiqu’Adé était un peu plus hautaine et moins souriante. Tellement différente aujourd’hui, à la façon dont elle se permet de sourire et de rire, de s’exposer, d’exister ; tous ces souvenirs lui donnent à elle aussi envie de sourire plus fort.

Mais elle reste patiente et retourne près de ses affaires pour finalement poser ses gants et récupérer une bouteille d’eau. Agate prend le temps de répondre, alors elle le lui laisse sans la presser. Sa première réflexion lui tire un rire qui manque de la faire s’étouffer avec sa gorgée d’eau. Elle toussote un peu et finit par rire silencieusement.

—Oh bah je veux bien te croire, c’est sûr que c’est assez différent ici ! Tu viens d’où exactement, si c’est pas indiscret ?

Elle se laisse tomber sur le banc et lui indique le siège, si elle a envie de s’asseoir. De son côté, elle a encore besoin de reprendre un peu son souffle et s’appuie contre le mur sans rompre le contact visuel.

—Wow, euh… Je suis arrivée en 2015, donc ça fait… Huit ans, c’est ça ! C’était un peu bizarre au début, mais j’ai trouvé mes marques, pris un petit job de serveuse, et après ça a roulé ! Je me suis fait plein de copains, enfin tu vois l’idée. Le plus compliqué, c’est avec les rebondissements à cause des pouvoirs, mais à part ça, c’est vraiment chouette comme endroit. Puis je peux vivre tous mes rêves alors… C’est vraiment chouette. Enfin, tu verras, au début tout est un peu bizarre, surtout le fait de partager les dortoirs alors qu’on est déjà adulte, mais si on s’autorise à s’émerveiller ça aide beaucoup !

Est-ce qu’elle a vraiment répondu à sa question, en fait ?

Ariana, puisque tel était son nom, confirmait pleinement la première impression qu’Agate s’était faite d’elle, comme d’une jeune femme souriante et sociable. Cela étant, son nom et ses derniers propos avaient ajouté une information cruciale au tableau, puisque cette hippie aux cheveux bicolores n’était autre que la préfète Vicente. Certes, elle n’était ni comparable en importance à la directrice, ni aux Masters qui semblaient détenir l’autorité au sein de l’Institut (elle ne voyait pas comment associer pouvoir magique et politique pouvait être une bonne idée, mais passons), cependant les préfets étaient malgré tout plus que de simples délégués de classe. Mieux valait donc s’en faire une amie, ou du moins une bonne connaissance.

— Je travaillais en Virginie, aux Etats-Unis, mais ma famille est texane, lui répondit-elle à propos de ses origines, avant de la rejoindre sur le siège, où elle attendit patiemment que son interlocutrice reprenne son souffle.

Se poser calmement pour écouter quelqu’un lui raconter de telles banalités était certainement très inhabituel. Pas besoin de plonger son regard dans le sien pour lui faire comprendre qu’elle n’avait pas intérêt à déconner ou à essayer de pipeauter. Pas besoin de taper du pied à chaque fois qu’elle se répétait ou se perdait dans quelque détail qui s’écartait de son but ne serait-ce que le temps d’un aparté. Même pas besoin non plus de chercher à la coincer contre un mur par sa présence pour l’acculer, ni de lui couper la parole, ni… Quoi que ce soit en fait. C’était finalement une interaction si dénuée d’enjeux qu’elle en était déroutante.

En était-ce plaisant pour autant ? C’était… encore difficile à dire, et quoi qu’il y ait à en dire il serait possiblement plus difficile encore de se l’avouer. Quoi qu’il en soit, la dernière phrase d’Ariana suscita en elle deux réactions relativement contradictoires. La première la prit presque par surprise, puisqu’il s’agissait d’une sorte de soulagement, qui s’exprima assez spontanément :

— Effectivement l’expérience des dortoirs est assez particulière.

Après s’être sentie si décalée avec l’ambiance candide et optimiste de Terrae, avoir quelque impression négative commune avec quelqu’un était, il fallait l’admettre, relativement agréable. Pas qu’elle espérait en partager d’autres, au vu de l’excitation qui dégoulinait de la voix de la préfète, mais il y avait au moins une petite minute sur ces terres où elle n’avait pas eu à masquer ce qu’elle pensait.

Après un léger sourire presque complice, le naturel revint au galop, et avec lui la déformation professionnelle, qui se heurta à la seconde réaction. S’autoriser à s’émerveiller ? C’était supposé être une pique ? Certes, elle était vraie au point qu’Agate aurait pu elle-même utiliser l’expression, en précisant que s’émerveiller pour la magie risquerait de la rendre biaisée, cependant l’important n’était pas que ce soit vrai ou faux, mais que ce soit dit.

C’était au moins une bonne perche sur laquelle rebondir. Tâchant de ne pas trop montrer ce qui l’avait refroidie, elle enchaîna :

— Ce serait facile de s’émerveiller si la période y était réellement propice. Il y a autre chose à Terrae qu’une arrivée “bizarre” et que des rebondissements liés au pouvoir, non ?

Elle entrait peut-être un peu trop vite dans le vif du sujet, à y réfléchir, mais soit. En tant que préfète (et combattante du club d’arts martiaux), il y avait un espoir qu’elle soit un peu plus consciente des évènements et du contexte général de Terrae que ce que son apparence et sa façon de parler laissaient présager.

—Ooooohh !!

C’est le bruit que lâche Ariana quand la femme lui apprend qu’elle est texane (ça elle replace) qui travaillait en Virginie… ce qui ne lui dit absolument rien, pour la simple raison qu’Ariana ne connait absolument rien aux Etats-Unis à part ce que les médias mainstream ont pu lui apprendre à ce sujet. A savoir, qu'au Texas il fait chaud et qu’ils sont patriotes et racistes, que New-York c’est grand, et qu’à Las Vegas il y a des casinos. Mais ooooh parce que les Etats-Unis, ça fait toujours un peu classe quand on vient d’une petite ville d’Espagne et qu’on habite dans une petite ville cheloue où on reçoit des pouvoirs magiques au milieu d’une mégapole japonaise. J’imagine.

Et puis Aria passe les quelques minutes suivantes à lui déballer sa life, en se répétant quinze fois, visiblement plus épuisée par sa séance de sport qu’elle ne l’aurait cru — mais c’est pas dit qu’elle s’en rende compte. Elle est un peu perdue dans sa propre tête quand elle conclut, et pouffe de rire à la réponse simpliste de la nouvelle venue à Terrae. Elle ne remarque pas son changement de posture, plus rigide, se contentant de garder son sourire… avant de le perdre un peu et cligner des yeux.

—Oh bah oui, bien sûr qu’il y a plein de choses, euh. On peut tous trouver un job donc c’est assez animé, on fait plein d’activités ! Et puis c’est pas simple pour certains parce qu’ils viennent de milieux vraiment difficiles, donc c’est un endroit où ils peuvent guérir, rencontrer des gens… Enfin, tu dois t’en douter, mais on a tous vécu des choses un peu difficiles, ce qui veut aussi dire qu’il y a des personnalités qui peuvent être un peu explosives ! La cohabitation est pas toujours facile, je trouve… Mais tout le monde fait des efforts !

Aria sourit encore, complètement inconsciente du fait qu’elle répond à côté de la plaque. Elle ne peut pas se douter que quelqu’un qui vient d’arriver souhaite lui parler de l’opération de cet hiver, même si la question de la mission l’a rapidement effleurée. Pour elle, c’est surtout parce qu’Agate vient d’arriver qu’elle pense que la “période est peu propice”, et que ça ira mieux progressivement, mais elle ne comprend pas trop l’objectif de sa question. La Morphe est un peu gênée quand elle reprend, observant son visage :

—Tu as entendu parler de Terrae dans les médias, c’est pour ça que tu me poses la question ?

Quand elle entendit son interlocutrice se lancer dans une énième tirade surexcitée, Agate baissa d’un cran supplémentaires ses attentes envers les figures d’autorité de Terrae. Soit Ariana n’avait réellement rien à voir avec toutes ces histoires (c’était envisageable : l’opération n’avait finalement dû concerner qu’une minorité et les habitants d’un pays n’étaient pas toujours les mieux informés de ce qu’il faisait à l’extérieur), soit elle n’avait rien capté, soit elle l’avait tout à fait et faisait tout à fait exprès de jouer les ingénues pour n’avoir rien à dire sur le sujet, soit…

Ah. Enfin, la jeune aux cheveux arc-en-ciel la suivait.

« Oui, c’est ça. »
Si on concevait un sens assez large au terme média, elle ne mentait pas.
« Il est difficile d’imaginer que… »
Comment formuler ça ? La suite qui lui venait naturellement était “que cet endroit qui ressemble juste à un camp de vacances pour ados perdus aille de temps en temps démanteler des organisations terroristes à l’autre bout de la planète”, mais même si elle commençait à comprendre qu’il fallait être explicite, elle devait éviter de mettre les pieds dans le plat à ce point.
« Enfin, j’ai un peu de mal à comprendre l’ambiance ici, pour être honnête. »
Étrangement, elle l’était.
« Tu me parles d’un endroit où on vient guérir dans la bonne ambiance, et pourtant, de l’extérieur, ce même endroit apprend aux gens à se battre avec leurs pouvoirs, en garde jalousement le secret et envoie ses jeunes à la guerre. Il y a un certain décalage, et je peine à croire que ce soit si rose. »

Ce n’était en réalité pas tant qu’elle avait du mal à y croire. C’était plutôt qu’elle cherchait — pas toujours consciemment — et escomptait trouver la preuve que ça ne l’était pas, simplement parce que c’était dans ses habitudes. Il lui fallait une quête, un mystère à retourner pour occuper son esprit et, pour la tromper, des interlocuteurs qui avançaient tous masqués.

Les questions d’Agate paraissent un peu floues à la petite Morphe, aussi celle-ci ne sait-elle pas tellement comment les interpréter. Il ne lui viendrait bien évidemment pas dans l’idée d’évoquer la situation de l’hiver dernier, qui pour elle était particulièrement… spécifique ; mais aussi parce que, dans son esprit, on pouvait aisément lier cela à “des rebondissements à cause des pouvoirs”. C’est “toute la merde Terraenne”, en somme. Pas quelque chose qu’on peut expliquer en quelques mots simples à une nouvelle arrivante — et encore moins le détailler. Ce serait trop réel, trop effrayant ; aussi cligne-t-elle des yeux quand Agate répond par l’affirmative à sa question sur les médias. Bon, les médias ont dit plein de trucs sur Terrae, elle n’est plus super au courant, il faut dire — entre ce qui est dit de vrai, ce qui est dit de faux, et ce qui est dit de scandaleusement drôle mais carrément invraisemblable, elle a finit par perdre le fil.

Du mal à comprendre l’ambiance. Eh bien. Compréhensible, puisqu’elle vient d’arriver, Ariana a-t-elle envie de répondre. Son sourire est un peu figé, mais il y a une lueur particulière qui passe dans ses yeux verts. Une ombre, en réalité.

“En garde jalousement le secret.”

Si le reste la fait déjà tiquer, c’est cette remarque qui permet à Ariana de se forger une opinion toute particulière sur Agate, et celle-ci n’est pas très bonne. Même son sourire s’est un peu effacé, et elle observe Agate longtemps dans les yeux, comme pour la décrypter. C’est donc de ça qu’elle souhaitait parler, et vers cette discussion qu’elle souhaitait l’emmener, probablement. La question est cependant : que sait-elle, et d’où le sait-elle ? Cette attitude attise la suspicion de la préfète.

—Si tu sais ça, tu dois aussi certainement savoir qu’une partie du monde extérieur veut notre mort.

Elle sourit, mais ne sourit pas vraiment.

—Ils explosent notre mur dans un attentat. Ils enlèvent des jeunes et des enfants, ceux d’ici ou ceux qui ont eu la malchance d’obtenir des pouvoirs pendant l’Eclipse. Ils utilisent ces enfants pour tuer d’autres gens, manipuler, faire le mal. Ils les torturent et font des expériences scientifiques sur eux. Il n’y a pas de vrai secret ici, il n’y a que des gens qui ont souffert et aimeraient pouvoir exister sans être en danger.

Même sa voix est plus grave qu’à l’ordinaire, elle qui parle souvent d’un ton rapide, haut perché et énergique.

—Certains apprennent à se battre pour protéger les autres, parce que sinon, on meurt.

Aria se lève, se demande si cette femme vient du Centre. Elle en parlera à Hideko, pour qu’elle puisse faire les recherches nécessaires sur elle au besoin. En attendant, elle se contient pour ne pas sauter aux conclusions. L’opération est connue du public, calme-toi.

Elle souffle du nez et se tortille maladroitement les mains.

—Ce n’est pas rose, mais on peut faire tellement de choses. On peut aider tellement de gens. Et on est une famille, ici… C’est ça qui fait que c’est un bel endroit. Même s’il y a des choses qui font peur, on se soutient pour guérir, et on se protège parce qu’on s’aime.

Enfin, elle retombait en terrain connu, dans cette espèce de tension familière et réconfortante qu'elle avait cherché sans se l'avouer.

« Bien sûr, que je sais. »

Puisqu’Ariana l’observait avec une telle intensité, Agate la lui rendit sans ménagement. Rien de bien très compliqué en soi : malgré ses muscles et le sérieux qu’elle commençait à deviner derrière ses airs de hippie, elle avait soutenu des regards plus lourds que les siens.

Il en allait en soi de même pour ses paroles. Qu’on torture des enfants, qu’on en fasse des cobayes ou qu’on les fasse s’entretuer, c’était ainsi que tournaient les affaires et le Centre était loin d’être le seul à s’y adonner. Répondre en montant une armée n’en était pas moins paradoxal, sur le principe, avec cette ambiance de colonie de vacances thérapeutique.

Cela dit, même si elle avait — relativement délibérément — provoqué la préfète, ce n’était ni pour jouer à qui pouvait déblatérer le plus d’atrocités sans tressaillir d’un cil, ni pour critiquer la démarche de Terrae. Même si ce bullshit sur le fait de se battre pour protéger les gens était formulé d’une façon trop candide pour qu’elle s’y identifie un seul instant, elle avait servi son pays pendant dix ans, côtoyé toutes formes de militaires et fréquenté depuis le berceau des patriotes à des degrés divers. L’idée de prendre les armes ou de s’infliger quelque horreur pour une cause ne lui était donc pas totalement inconnue, à défaut d’avoir été le seul moteur de ses actions jusque là. Il y avait même fort à parier que si Terrae était restée complètement passive, Agate n’aurait pas envisagé l’idée de s’y rendre, ou plutôt pas considéré que cela eut pu être une possibilité.

Alors, quoi ?
Que voulait-elle lui répondre, exactement ?

Se surprenant à en douter elle-même, elle profita du fait que son interlocutrice se lève pour se laisser errer quelques instants sur le décor de la pièce. C’était un  pauvre gymnase d’école, sans un seule vigile pour en barrer l’entrée ni verrou à crocheter. Tout au plus, on y trouverait une porte de service, menant vers un local dont on devinait le contenu sans avoir à l’ouvrir.  
Elle retint un soupir. Il y avait bien des secrets à Terrae, puisque tout pays avait les siens, mais là où Vicente avait raison, c’était qu’ils ne portaient pas vraiment sur l’attitude de ses habitants, et qu’il ne fallait pas chercher très loin pour comprendre quel intérêt poussait à les garder. Alors pourquoi, et où, cherchait-elle quelque mystère à élucider ? Était-elle à ce point incapable de supporter l’attente et le calme ?

(Oui)

Finalement, elle le laissa franchir la porte de ses lèvres, ce soupir, puis se leva à son tour.

« Ça me fait une belle jambe. »
Un petit mot pour s’excuser d’avoir mis en rogne son interlocutrice ou titillé potentiellement quelque souvenir douloureux ? Ce n’était pas exactement le style de la maison, ce pas tant parce qu’elle n’avait pas conscience de la situation que parce qu’elle n’en avait strictement rien à cirer.
Cela dit, l’idée de se suicider socialement dès son arrivée ne l’arrangeait pas ; elle enchaîna donc sur une réponse plus politiquement correcte.
« Enfin… Ce n’est rien de personnel. J’ai posé la mauvaise question, et j’y ai eu la réponse la plus pertinente qu’on pouvait me donner. »
Ce n’était pas faux. À défaut d’être pleinement à l’aise avec ce que cela impliquait, elle admettait au moins que son approche en disait moins sur les défauts de son interlocutrice ou de son environnement que sur sa propre capacité à en saisir les subtilités par elle-même.

« Disons que c’est à mettre sur le compte du décalage horaire et des dernières semaines, acheva-t-elle avec un demi-sourire, autant pour tenter de relever son capital sympathie auprès d’Ariana que pour éviter d’avoir à accuser les trente-cinq années qui les précédaient. Les prochains jours me diront bien si j’arrive à m’y faire ou non, et reprendre une activité ne sera définitivement pas une mauvaise idée. »

Quoi qu’elle l’ait surtout dit pour faire retomber la tension, c’était probablement l’une des meilleures idées qu’elle avait eu pour le moment. Elle avait cruellement besoin d’activité.

Ariana n’aime pas les combats de regard. Quand elle a envie de baisser les yeux, avec cette sensation associée dans le ventre, ça lui permet souvent bien trop facilement d’identifier le caractère de la personne en face. Oh, bien sûr, personne n’a dit que c’en était un, de combat ; pourtant, au fond d’elle, lorsqu’elle ressent cette fameuse envie, ou plutôt ce réflexe de baisser le regard, cela ne fait que grandir une colère qu’elle n’a que trop étouffée au fond d’elle. Le Centre, c’était il y a encore trop peu de temps. Et même si elle donne bien le change, elle n’est pas tout à fait remise. Elle se souvient de la peur, de la haine, de tout ce qui a bouillonné en elle ce jour-là et les jours d’avant, mais aussi les jours d’après.

Bien sûr, qu’elle sait. Alors pourquoi cherche-t-elle à la provoquer ainsi, souhaite-t-elle provoquer sa colère ? Souhaite-t-elle lui faire passer un message, à la tester ? Cette tension inhabituelle qui se glisse en Aria est alimentée par une paranoïa qu’elle ne pensait pas un jour ressentir. Et soudain, elle comprend Ys. Elle comprend son pétage de plomb, sa rage, ses meurtres. Elle comprend, parce qu’elle identifie très exactement le moment où elle a senti que son instinct de survie, son trauma en réalité, prenait le dessus sur tous ses sens. Au point où elle, Ariana Vicente, toute Eau et gentille qu’elle était, aurait été prête à menacer ouvertement cette femme qui fait tant de secrets face à elle.

Sa froideur, certainement, est ce qui la rebute le plus. Ensuite, et ce qu’elle détestait plus que tout, cette façon inauthentique, non spontanée, calculée et réfléchie, qu’Ariana n’a appris que récemment à décrypter. Ce n’est pas comme Tina, qui a une froideur un peu douce, curieuse, parfois perdue.

Alors elle soutient son regard, pas parce qu’elle souhaite la transpercer par le sien, ni pour la faire plier — simplement pour lui indiquer qu’elle ne pliera pas, elle, pas encore, pas comme à chaque fois. Même lorsqu’elle essaie de se calmer, de se dire qu’elle peut se détendre, tout en Ariana allume ses alarmes.

Ca lui fait une belle jambe, ha. Le regard d’Aria se fait plus perçant, plus froid, mais elle sourit. Qui est cette femme qui essaie de l’embobiner sitôt son jeu percé ? C’est le décalage horaire, parlons d’autre chose ? Et ta mère, en fait ?

—Pourquoi tu poses des questions, si tu en as rien à faire de la réponse ? Si ce n’était pas la bonne question, alors parle. Pose ta question.

Quoi, rebondir sur le fait qu’elle n’allait pas bien ? Oui, elle ne va pas bien, merci, elle a ressenti un Vide, comme tout le monde ici. Si en temps normal, Ariana aurait essayé de la rassurer, de lui dire que “oh non c’est rien !!”, Agate venait de faire exactement ce qu’il ne fallait pas avec quelqu’un comme elle : lui laisser entendre qu’elle pouvait être une ennemie et balayer ses émotions d’une phrase aussi banale et impolie que celle qu’elle a prononcée tout à l’heure. Une partie d’elle ronge sa colère si fort qu’elle se demande si ça ne va pas creuser un trou dans sa poitrine. Mais peut-être qu’elle a raison, qu’elle ne comprend juste pas l’ambiance. Elle prend une inspiration. Est-ce que Terrae aurait vraiment accueilli quelqu’un du Centre ici… ou un ennemi… … Mais est-ce que ce n’est pas exactement ce qui a déjà été fait dans le passé ?

Les pensées qui lui viennent lui provoqueraient presque le tournis, tant elle a peur d’agir un jour comme Ys. Tant elle a peur de laisser passer une menace, un danger tout près de ses amis, de sa fille.

Et en même temps, Agate vient d’arriver. Ne va pas bien. C’est tout amer, en elle. Tout amer parce que cette femme, si froide et impolie, espère la brosser dans le sens du poil, et que ça marche. Elle culpabiliserait trop de ne rien dire, de faire comme si elle n’avait pas entendu, qu’Agate se foute de sa gueule et la manipule ou non. Alors c’est juste deux phrases un peu dépitées qui s’échappent de ses lèvres :

—J’espère vraiment pour toi que ça ira mieux et que tu arriveras à te reposer. Peut-être que ça apportera quelques réponses aux nombreuses questions que tu as l’air de te poser, même si je comprends pas bien ce que tu cherches.

Pas qu’elle ne les pense pas, mais elle est bien trop aux prises avec tout ce qui la traverse. Ca lui évite d’avoir à s’impliquer encore émotionnellement dans une discussion qui est simplement en train d’activer trop de choses terrifiantes en elle.

La tension n’était pas vraiment redescendue. Pas du tout, même.
Agate n’avait guère besoin de pleinement comprendre Terrae pour le comprendre.

Savoir si la préfète réagissait juste à une impolitesse qu’elle avait perçu ou s’il y avait quelque chose de plus profond qui avait été touché était, en revanche, une affaire plus compliquée, qu’elle n’allait pas chercher à résoudre tout de suite. On dit qu’il faut battre le fer quand il est encore chaud, mais elle avait plus de chance d’avoir une discussion constructive avec la préfète en renonçant pour un temps.

Elle choisit donc plutôt de continuer à calmer le jeu, en rebondissant sur ses dernières paroles.
« Comme toi à l’époque, je cherche mes marques. Rien de plus, et rien de moins. »

C’était, hélas, plus honnête qu’elle ne l’aurait voulu. À tel point qu’elle détourna légèrement le regard un instant, avant de se raccrocher automatiquement à l’illusion d’une assurance, qui la fit reformuler ses propos d’une manière qui donnait mieux l’impression de savoir ce qu’elle faisait :
« Puisque j’y vis désormais et que je souhaite y apporter ma contribution, il est normal que je m’intéresse à Terrae et à son histoire, bien que j’aie une approche quelque peu directe. »
“Directe” était la seule façon qu’elle avait trouvé de dire qu’elle était complètement indifférente à la plupart des souffrances que Vicente lui avait narrées, qu’elle haïssait cette attente indéterminée qu’on lui infligeait et qu’elle était tout à fait incapable de feinter la niaiserie ambiante.

« Enfin, merci pour la discussion, enchaîna-t-elle en se redressant et en s'apprêtant à quitter la pièce. Si on est vouées à se recroiser, j’espère qu’on repartira sur de meilleures bases. »

Elle n’allait pas jusqu’à espérer qu’elles s’entendraient bien, c’était visiblement une affaire compliquée et elles n’avaient rien en commun qui pouvait sauver la mise, mais Agate voulait au moins maintenir la relation à un niveau suffisamment décent pour que la préfète n’entreprenne pas de monter tout le club d’arts martiaux contre elle ou, pire, de se plaindre aux Masters. (Si elle savait quelles hypothèses avaient traversé son interlocutrice...)

La tempête au fond d’elle ne semble pas vouloir se calmer. Elle a bien conscience que quelque chose cloche dans sa propre réaction, comme une réactivation traumatique, mais elle se laisse emporter toute entière, quitte à se montrer injuste. Mais l’est-elle vraiment quand on dénigre ainsi à demi mot sa manière de penser, qu’on balaie ainsi ses idéaux ? Qu’on lui répond que, globalement, on en a rien à foutre ? Ariana ne répond pas quand Agate lui dit qu’elle ne fait que chercher ses marques. C’est sans doute vrai, et cette réponse l’adoucit un peu, mais ne calme pas la tourmente en elle. Parce que ça n’a aucun rapport. “Ca me fait une belle jambe ce que tu dis. Mais non, je cherche juste mes marques, c’est pour ça que je parle comme ça.”

C’est ça, ouais. Tais toi, au lieu d’essayer de détourner le sujet.

Ariana inspire lentement, et ses épaules se décontractent. Souviens-toi de ton arrivée, t’étais aussi dans le chaos de ta tête. Et t’étais pas la meilleure fréquentation à avoir non plus. Souviens-toi de ça. Même si tu l’aimes pas. C’est pas parce qu’elle a l’air complètement détachée et insensible qu’elle est forcément une ennemie…. (Non mais peut-être que c’est juste une- chhhhhhhhhhhhhhhhtttttttt)

—Si tu souhaites y apporter ta contribution, il faut commencer par comprendre pourquoi les gens d’ici apportent la leur. Sinon ça n’a pas de sens, et personne ne te fera confiance.

Elle s’est entendu le dire plus qu’elle n’a décidé de le prononcer. Ariana sourit néanmoins, mais sans les yeux. Elle ne sait pas ce qui fait de cette femme une personne si antipathique à ses yeux, peut-être son manque de réaction, peut-être son manque d’intérêt pour autre chose que ce qu’elle semblait avoir déjà décidé en son fort intérieur. Pour ça, il faut accepter de se détacher de soi-même, et ne pas poser des questions dont les réponses nous importent trop peu. Cela lui donne simplement l’air égocentrée.

Agate ne veut pas comprendre, en réalité, pas vrai ?

—Installe-toi bien ! Je l’espère aussi.

Pourtant, elle ne le pense pas.

—On se recroisera sûrement.

C’est une menace.

Ariana sourit une dernière fois et se détourne pour continuer à ranger le matériel, bouillonnante.

Il faut qu’elle en parle à Alice, elle devrait savoir ce qu’il convient le mieux de faire. Elle saura très vite quoi penser de cette femme qui ne fait que respirer le jugement. C'est peut-être ça, finalement, qui active tous ses radars.