Début août, après les événements entre elle et Tiago.


Après ce qu’il s’est passé il y a quelques jours, Ariana ne savait pas trop si elle devait aborder le sujet avec Tori. Evidemment, elle est allée faire son rapport à Hideko, et selon elle, il lui faut être honnête à ce propos avec son amie ; au moins qu’elle sache qu’elle se fera certainement convoquer par la Directrice ou un Master, quand le moment sera opportun. Il lui a aussi fallu bien quelques jours pour se calmer : ce n’est pas si courant qu’elle soit si remontée, mais la période n’est pas idéale. Il y a quelques temps à peine, on lui remettait une médaille en la félicitant d’être allée sur le terrain pour tuer des gens, durant l’hiver. “Courage et abnégation”. Elle l’avait suffisamment tourné dans sa tête pour se rendre compte de l’effet que cette phrase avait sur elle : non pas l’encourager, mais la mettre mal à l’aise, ou un peu en colère.

Et cette colère est bien sûr alimentée par le départ de Houston, dont la chambre est à présent désespérément vide. Froide. Elle ne peut plus passer devant sans penser à son absence et celle de Zola. Sans penser au fait que ceux qui blessent les autres gagnent toujours, ou presque, au final.

(Et encore, Ys n’est pas encore revenu.)

Aria frappe doucement contre la porte de Tori, à une heure où elle suppose qu’elle ne sera pas au travail. Et puis elle attend.

Quand la porte s’ouvre, elle sourit.

—Salut. Tu as un moment ?

En entendant toquer à ma porte, je m'attendais à trouver Alyona, ou éventuellement Roman... Mais pas Ariana. Alors quand j'ouvre, je reste un instant surprise. Et tous les évènements des derniers jours me reviennent en mémoire. Tiago, la bagarre à sens unique, Alyona, Ariana... La discussion avec mon amie après tout ça m'a fait du bien mais j'ai tenté d'éviter Aria, sûrement par lâcheté. En la voyant sur le pas de ma porte, la culpabilité me frappe à nouveau au creux du ventre et une boule se forme dans ma gorge. Je mets quelques instants avant de me rendre compte qu'elle m'a parlé.

Un moment, oui, oui j'ai un moment... Bien sûr. Entre...

Et je m'écarte pour la laisser passer. La bouilloire siffle sur le petit comptoir près des plaques de cuisson. Je lui sers une tasse avec un sachet de roiboos et la laisse prendre place à ma table. J'attrape ma tasse et m'assois à mon tour, posant le mug pour ne pas le renverser de mes mains tremblantes.

Je... Qu'est-ce que je peux faire pour toi ?

Peut-être que ce n’était pas la bonne approche… Aria s’en rend compte alors qu’une boule se forme dans sa gorge, quand Tori prend la parole, visiblement toute chamboulée. Est-ce qu’elle devrait dire quelque chose, ou attendre qu’elles soient à l’intérieur pour parler ? Dans tous les cas, Aria acquiesce et avance, se tortillant les mains, soudain peu à l’aise. Mais Tori se dérobe, va vers le comptoir, et lui sert machinalement une tasse de thé.

La petite Morphe remarque les mains tremblantes de son amie, alors qu’elle lui pose son mug ; de son côté, elle n’a pas bougé, complètement confuse. Elle aurait peut-être dû la rassurer ?

—Je… voulais juste voir comment tu allais, commence Aria, en s’approchant finalement de la table pour tirer la chaise et s’y assoir, un peu au bord.

Voir comment j'allais ? Je regarde Aria s'asseoir à la table. Elle est visiblement mal à l'aise. Je la comprends, moi aussi je serais mal à l'aise si j'étais face à quelqu'un qui a détruit le visage d'un type juste parce que ça lui donnait envie. J'essaie de ne pas trop y penser, de rester comme d'habitude. Mais maintenant je me demande des fois si "comme d'habitude" est une bonne chose.

Je vais bien... Le plus important c'est comment va Tiago ? Réponds-je.

C'est lui qui était blessé à la fin de cette histoire, pas moi.

Tori évite son regard mais l’observe. C’est bizarre, comme ambiance, cette apparente froideur mêlée à ses mains qui ne cessent pas de trembler. La rouquine se pose finalement dans le fond du siège, embêtée, et regarde sa tasse en soupirant.

—Merci pour le thé.

Elle prend la tasse et en prend une gorgée, malgré le fait que l’eau soit brûlante ; elle prend une température instantanément plus acceptable pour le corps d’Aria quand elle passe sur sa langue. Puis elle la repose.

—Tiago va s’en remettre, c’est un couillon et il a la tête dure, lâche-t-elle finalement, avant de lever les yeux vers Tori. Même s’il n’allait pas bien, je crois que ce serait un peu mérité.

Je t'en prie, c'est pas grand chose et je n'ai rien à grignoter, désolée...

Les mots se sont échappés de ma bouche un peu mécaniquement. La politesse, ça je sais encore faire. Tout le reste... Les questionnements suite à l'incident avec Tiago et la conversation avec Alyona se sont bousculés. Je ne dormais déjà pas beaucoup mais à présent ce sont des nuit blanches complètes qui m'arrivent très régulièrement. Je sens la fatigue qui commence à tendre mes muscles, mais impossible pour l'instant de me détendre. Et la réponse d'Aria ne m'aide pas plus.

Non c'est faux. Il n'avait pas mérité que je...

Je dois m'interrompre, respirer un coup. Tu lui as explosé le visage, assume ma fille.

Il n'avait pas mérité une telle violence. Personne ne le mérite.

Une partie de moi, celle qui est toujours en colère, hurle que c'est faux, que ce salaud a mérité tout ce qui lui est arrivé. Mais maintenant que la rage est retombée, je me sens juste lasse et triste. Et coupable.

C'était complètement idiot, j'ai été aveuglée par ma colère. Pour l'instant je le suis encore, mais j'irais m'excuser. Ce n'est pas une raison, ni une justification... Mais Alyona est la première amie que je me fais... En fait, Alyona et toi êtes mes premières amies. Je ne sais pas vraiment comment me comporter, et j'ai été beaucoup trop protectrice je m'en rends compte maintenant.

Je bois une gorgée de thé pour me forcer à me taire. J'ai ouvert les vannes, il va être difficile de les refermer.

—Non, mais, c’est pas grave…

Aria n’est pas venue pour grignoter, de toute manière. Ca l’inquiète presque de la voir ainsi, le regard perdu et la mâchoire serrée, comme une ado qui se fait confronter par un adulte… La rouquine se mordille l’intérieur de la joue, par réflexe, sans réfléchir. Elle la laisse parler, la fixant alors qu’elle prend une inspiration, qu’elle ne cherche même pas à se défendre. C’est aussi un peu mécanique, coléreux, mais comme du feu sous la cendre. Parce qu’il a déjà englouti ce qu’il pouvait engloutir.

—C’est vrai.

Pourtant, ça la touche ce qu’elle dit, parce qu’elle ne peut que comprendre. Elle aussi l’apprécie beaucoup, elle ne veut pas qu’elle se mette dans ces états… Ses doigts viennent entourer sa tasse, et elle hume le parfum, qui ne sent pourtant pas grand-chose tant elle réfléchit sur ce qu’elle va dire ensuite.

—Il avait pas mérité que tu le frappes comme ça, c’est sûr ; et surtout c’est interdit, et ça sert à rien. Même si une partie de moi se disait que j’aurais aimé faire un peu pareil…

Aria souffle sur sa boisson chaude, encore une fois.

—Ne va t’excuser auprès de lui que si tu estimes qu’il mérite tes excuses. Moi, je ne le pense pas, après tout il a déjà frappé des amis qui m’étaient très chers et il n’en avait pas grand-chose à faire. C’est le genre de type qui s’en fiche des conséquences de ses actes, il ne veut que son confort et son petit plaisir personnel. Mais c’est ton choix. Sache juste que j’ai été obligée d’en parler à Hideko ; je suis préfète alors je peux pas ne rien dire… Mais je lui ai expliqué la situation, alors j’espère qu’elle te passera juste un savon.

Elle s’humecte les lèvres.

—Par contre, moi ça me va pas que tu agisses comme ça pour nous défendre, et Alyona sûrement non plus. Il y a d’autres moyens d’agir. Sinon, t’es pas mieux que lui.

Je me sens un peu confortée dans ma vision de Tiago en écoutant Ariana. Pourtant mes sentiments ne changent pas : oui, c'est un connard égoïste mais personne ne mérite de se prendre une pareille dérouillée. Mais ce qui m'angoisse suit juste après. Elle a dû en parler à la directrice... Bien sûr qu'elle a dû c'est son rôle. Un instant fugace je me retrouve dans la petite cellule puant la crasse où on m'a jetée après mon premier écart de conduite. Et une boule d'angoisse se forme dans ma gorge. Je m'efforce de ne rien laisser paraître, garde les yeux sur les petits volutes de fumée qui s'élèvent de ma tasse. J'ai les mains serrées autour.

C'est normal, je comprends...

Selon elle je devrais juste me faire passer un savon mais... Je n'y crois pas trop. Comme la dernière fois, je vais sûrement devoir faire mes valises. Les mots suivants que prononcent la rouquine me déchirent le ventre. J'ai l'impression qu'on m'a enfoncé un pic à glace dans le coeur.

Je sais... Je... J'ai parlé avec Alyona. Et j'ai compris... J'ai beaucoup vécu dans la violence, toujours en fait. Ce n'est pas une excuse et je ne cherche pas à me justifier.

Je prends une inspiration un peu tremblante. J'ai envie de pleurer mais je me retiens.

Je vais aller voir un professionnel, je vais faire des efforts, parce que j'ai bien conscience que c'est un problème...

Que dire de plus. Je ne suis pas la victime dans cette histoire, je refuse de changer cette discussion en mélodrama.

Ariana se mordille l’intérieur de la joue en observant le visage de son amie… Elle loupe tout dans cette conversation, c’est terrible. Mais en même temps, elle ne peut pas s’empêcher de se sentir amère en repensant à Tiago, au fait qu’il a encore fait n’importe quoi et qu’il va s’en sortir. Alors savoir qu’il a pris quelques coups, même si elle sait qu’elle ne devrait pas s’en réjouir… cela l’apaise étrangement. Depuis cet hiver, le rapport à la violence d’Ariana a un peu évolué. Cela ne veut pas dire qu’elle va féliciter Tori… mais elle ne peut pas non plus faire comme si elle ne tirait aucune satisfaction, même malsaine, de la douleur du Feu.

Alors Aria lui lance un regard compatissant, tendant la main pour tapoter la sienne, figée et crispée autour de sa tasse.

—C’est vrai que c’est un problème, mais t’es pas toute seule pour le régler. Ca arrive de péter les plombs… Ca veut pas dire que c’est pas grave ou qu’il faut pas agir, mais. Tu fais pas comme si tu avais bien agi, et c’est déjà suffisant, tu penses pas ?

Aria se mordille la lèvre.

—Tu dis que tu as beaucoup vécu dans la violence ?

Elle fait une pause.

—C’est le cas de beaucoup de gens ici… et c’est pour ça que Terrae pardonne facilement, et donne d’autres chances. Je sais que tu y arriveras… Mais quand t’es en colère, j’aimerais que tu viennes nous parler plutôt que de te jeter sur celui qui a blessé ton amie, ok ? Même si je suis sûre qu’après ça, ça n’arrivera plus, sourit Aria.

La main d'Ariana sur la mienne m'aide à mieux respirer. Et pourtant... Est-ce que c'est suffisant, d'avoir compris que j'ai mal agi ? Non, pas vraiment...

Non... Pas quand c'est pas la première fois que ça arrive. Et surtout pas quand ça m'a déjà envoyée en garde à vue.

Autant mettre ça sur la table tout de suite. Je l'ai mentionné à Alyona, je peux bien le dire aussi à Ariana. La petite Eau reprend. Elle pose une question, mais je me contente d'acquiescer, la gorge serrée. Je l'écoute en regardant les petits ronds se former à la surface de mon thé.

Je ne me fais pas confiance pour le moment... Je pense que j'ai besoin d'aide pour gérer ces pics de rage. C'est pas quelque chose de normal. Et... Je pense que si je ne le fais pas ça recommencera malgré toute ma bonne volonté. Dis-je doucement.

Je dois me faire aider pour trouver l'origine de ces sentiments, pour ne plus recommencer pour de vrai.

Le coeur d’Aria se serre soudain. Ce n’est pas la première fois, alors… Elle semble avoir eu des soucis avec la justice, avant de venir à Terrae. Cela l’étonne, mais après ce qu’il s’est passé l’autre jour, peut-elle être étonnée ? La main de la Morphe se serre doucement autour de celle de Tori, compatissante, malgré sa gorge bloquée. Elle s’accroche à elle, pour lui montrer qu’elle ne fuira pas. Et elle acquiesce, alors, lentement.

—Alors je te fais confiance pour faire ce qu’il faut. Tu es pas toute seule. Si tu as besoin que je t’accompagne pour prendre le rendez-vous, je peux le faire.

Elle s’humecte les lèvres.

—C’est pas parce que tu pètes un câble parfois que tu es un monstre. L’oublie pas.

Elle sait quoi dire, parce qu’elle est si proche de Nicolas. Parce qu’elle a fait des choses innommables elle-même, cet hiver. Parce qu’elle sait que, parfois, ces pics de rage arrivent, et qu’on n’a pas d’autre choix que de les écouter.

—Ca changera pas ma manière de te voir.

La main d'Ariana ne quitte pas la mienne. Je ne comprends pas... Comment elle et Alyona peuvent s'accrocher à moi comme ça... Je leur ai fait peur, je les ai déçues mais elles restent là à mes côtés, comme me le redit Ariana. Et même si je ne comprends pas leurs raisons, j'ai l'impression de commencer à voir le bout du tunnel. Le soulagement est tellement fort que j'en ai les mains qui tremblent.

Merci... Ça me touche vraiment. Je ne sais pas encore si j'aurais besoin d'être accompagnée mais je te dirais. Soufflé-je.

Mais ce qui me fait réellement craquer, c'est la suite du discours de la rouquine. Une larme, puis une autre, puis un torrent qui s'écrasent sur le bois de ma table.

Pourquoi... Alors que les autres m'ont effacée de leurs vies... Pourquoi vous, c'est différent. Je ne comprends pas !

"Les autres"... Je suis toujours incapable de donner des noms.

Ses mains tremblent… Tori, qui semble habituellement si forte, semble si fragile à cet instant. La petite rousse s’accroche à sa main, comme pour lui montrer qu’elle est là. Elle ne veut pas que son amie souffre, mais elle sait aussi qu’elle ne doit pas lui dire que ce n’est rien. Au contraire, elle doit l’encourager à changer, à faire mieux ; mais elle ne veut ni la faire culpabiliser, ni lui dire que ce n’est pas bien. Difficile de trouver quoi dire ; mais au fond, maintenant, elle a l’habitude. Elle connaît, elle comprend ; elle accepte. Elle aime ses amis avec leurs erreurs, même celles qui l’horrifient parfois. Et si c’est trop, elle sait qu’elle peut leur dire, et, au pire, mettre de la distance. Mais est-ce que c’est seulement bénéfique ?

Alors elle acquiesce et sourit un peu, faiblement certes ; puis son sourire s’efface quand Tori se met à pleurer. Elle serre ses doigts, ne sait pas trop comment réagir, cette fois… et puis, sans réfléchir, elle se lève et lui fait un câlin en entourant ses épaules, la tête contre la sienne. Aria sent une boule de chagrin dans sa propre gorge, comme une chaleur froide dans son ventre.

—Parce qu’on fait tous des erreurs. J’ai fait des erreurs aussi.

Elle souffle et observe son amie, dans ses bras, à qui elle frotte le bras gentiment.

—C’était des gens que tu aimais bien ?

J'ai du mal à m'arrêter. Lorsqu'Ariana se lève et vient m'entourer de ses bras, malgré notre différence de taille, ça me fait pleurer encore plus fort. Pas parce qu'elle me fait du mal, bien au contraire : c'est comme un catalyseur, qui ouvre un chemin pour une crise de larmes obligatoire pour avancer. Alors je laisse s'écouler mes émotions, quelques instants au moins. Mes mots aussi reflètent une part de ce que je ressens. Mais Ariana est là, comme un roc. C'est grâce à elle que j'arrive à me ressaisir. Et quand elle me pose sa question, je suis en train de terminer de m'essuyer les yeux. J'acquiesce en silence, hésite un instant, hausse les épaules.

Que j'aimais, je ne sais pas trop... Enfin si, quelque part oui je les aimais... Mais je me demande maintenant si ce n'est pas parce que c'était les seules personnes que j'avais dans ma vie à ce moment-là...

Je lâche un reniflement agacé.

Toujours est-il que dès qu'il y a eu un cheveu sur la soupe - mon dernier combat en l'occurrence -, ils ont tous disparu. J'ai plus de nouvelles de personne depuis que j'ai quitté le Brésil.

C'est vrai que je n'ai pas fait trop d'effort pour rester en contact non plus, mais je n'étais pas sûre que ces gens veuillent toujours me parler. Je suppose que leur silence est assez éloquent.

Aria reste accrochée à Tori un moment, le temps que tout sorte. Elle sait à quel point on a besoin d’un ancrage dans un moment comme celui-ci, à quel point simplement parler ça ne fait pas seulement du bien. A quel point c’est dur avant que ça ne soit vraiment libérateur. Elle aussi connait ce sentiment, celui qu’on l’abandonnera si jamais quelqu’un apprend, ou sait, ou ne fait que deviner ce qu’il se passe à l’intérieur de sa tête. Ou pire, qui elle est réellement.

Elle s’éloigne un peu et tire la chaise pour se mettre à côté de Tori une fois que celle-ci commence à s’essuyer les yeux.

Aria baisse son regard vers le sol à ses mots. Oui, parfois les gens nous tournent le dos, mais peut-être qu’ils n’étaient pas de si bons amis que ça, finalement.

—Je ne connais pas tes proches… Mais s’ils ne prennent plus de nouvelles, c’est peut-être mieux comme ça. Surtout s’ils t’ont fait sentir qu’ils te jugeaient, hésite Aria. Tu as envie de parler de ce qu’il s’est passé ?