Je me suis enfuie en courant de la chambre de Tiago ; c'était trop, juste trop pour mon petit coeur fragile et à présent en miettes. Tous mes espoirs d'une belle histoire d'amour envolés - ou plutôt piétinés et jetés à la poubelle. Le tout sous le regard de Pandora, histoire de rendre les choses encore plus malaisantes. Elle aussi doit s'être fait embobiner par le Colombien, la pauvre ; j'aurais dû lui parler, lui dire un mot gentil - mais pour le moment, je suis bien incapable de me concentrer sur quoi que ce soit d'autre que ma propre douleur. J'ai si mal au coeur, je me sens stupide, sale, utilisée comme une vulgaire poupée de chiffon - et en même temps, je n'arrive pas trop à lui en vouloir non plus, parce qu'il avait l'air si surpris, si mal à l'aise de la situation. On n'avait juste pas les mêmes attentes, et même s'il aurait dû être plus clair avec moi, je suis fautive aussi dans cette histoire, parce que je n'ai rien dit non plus...

Les larmes coulent sans discontinuer le long de mes joues, je ne vois plus rien, je cours au hasard dans les escaliers, les couloirs. Instinctivement, mes pas m'emmènent vers la chambre de Tori ; j'ai besoin de quelqu'un pour me rassurer, me réconforter, quelqu'un qui ne me laissera pas tomber. Et c'est directement à elle que je pense.

Je frappe plusieurs coups maladroits à la porte, espérant que la brune soit là - je ne sais pas à quelle heure elle termine le travail. Mais oui, Dieu merci oui, elle est déjà rentrée et m'ouvre rapidement la porte. Sa silhouette se découpe dans l'embrasure de la porte, je n'arrive pas à dire quoi que ce soit et me jette directement dans ses bras en pleurant toujours à chaudes larmes.

"Oh Tori, je suis tellement bête. Tellement, tellement bête..."

Et j'ai tellement, tellement mal au coeur... Je veux que ça s'arrête, comment j'ai fait pour supporter ça la première fois ?

La matinée a été longue au travail. On est en août, alors il se passe peu de choses à Terrae. Les plus grosses commandes sont pour la cafétéria et le café. On ne fait plus non plus de quiches à réchauffer puisque ça ne marche pas très bien. Du coup je passe mes début de matin à patouiller dans la pâte à pain pour faire des petits pains, des baguettes, des flûtes, des ficelles... Et des fois, je change et je fais quelques viennoiseries. Ce qui est bien avec ce travail c'est que j'ai rarement besoin de me faire à manger en rentrant. Je prends les restes, ce qui n'a pas été vendu. Ça me coûte presque rien et ça évite le gaspillage. C'est chouette.

Quand je quitte le boulot en début d'après-midi j'ai les crocs. J'ai réussi à récupérer un sandwich thon-crudités, un croissant à la crème pâtissière et quelques restes de salade qu'on a pas utilisé. À l'appartement je me douche et me change, enfilant un débardeur bleu roi et un pantalon en toile ocre à motifs géométriques marron. Une fois que c'est fait, je m'assois à table pour un lunch tardif. J'ai à peine entamé le dessert quand des coups retentissent à ma porte. Je me lève donc et vais ouvrir.

Une tornade blonde sanglotante se jette dans mes bras. Je reconnais tout de suite la petite stature et les magnifiques cheveux de mon amie. Bien sûr je la serre contre moi, même si je ne comprends pas ce qui se passe. On dirait un énorme chagrin, minimum. Je la porte à moitié et referme la porte d'un coup de pied. J'ai mal au coeur de l'entendre pleurer comme ça. Une part de moi rugit de colère, demande qui lui a fait ça.

Mais non tu es pas bête... Qu'est-ce qui s'est passé..? Attends, viens là...

J'ai récemment acquis un joli fauteuil en velours d'un rouge orangé très agréable. Je fais asseoir Alyona dedans et lui donne une boîte de mouchoirs et un verre d'eau.

Respire bichette. Bois un coup. Ça va aller... Dis-je de mon ton le plus rassurant.

Je sens une colère froide se reprendre dans mes veines et pour une fois je l'accepte. Qui ? Qui a fait ça à mon ange gardien ? Je veux un nom.

Dès qu'elle a ouvert la porte, je me jette dans les bras de Tori en pleurant ; elle me serre contre elle un moment, puis me soulève à moitié pour me conduire à l'intérieur et pouvoir refermer la porte pour nous donner un peu d'intimité. Elle me demande ce qui s'est passé, mais je suis bien incapable d'articuler le moindre mot entre mes larmes, aussi je me contente de secouer un peu la tête. Mon amie me guide vers un petit fauteuil où elle m'aide à m'asseoir, avant de me donner des mouchoirs et un verre d'eau. Je bois un coup en m'essuyant maladroitement les yeux, puis me mouche en luttant pour retenir une nouvelle salve de larmes. Je respire lentement en essayant de me calmer ; ça marche un peu, suffisamment pour que je puisse enfin parler, au moins.

"C'est Tiago, il- il était avec une autre fille..."

J'évite de mentionner le nom de Pandora - elle n'y est pour rien dans cette histoire, je ne voudrais pas lui attirer des ennuis avec la brune, surtout qu'elles sont voisines de couloir, en fait. Je sens les larmes monter à nouveau et me force à boire une nouvelle gorgée d'eau, lentement. Je repose le verre sur la table basse d'une main tremblante.

"Je pensais... Je pensais qu'il m'aimait bien, pour du vrai. Pas juste pour..."

Le sexe. Je n'arrive pas à le sortir. J'essaye de ramener mes jambes contre moi pour me mettre en boule, mais la robe que je porte restreint mes mouvements ; cette stupide robe trop moulante et un peu vulgaire que j'ai achetée pour lui plaire. Quelle espèce d'idiote.

"Je ne suis pas comme ça, Tori, je ne suis pas ce genre de fille... Moi je l'aimais vraiment beaucoup, sinon je n'aurais pas... C'était la première fois que j'étais avec un garçon depuis que... Depuis que..."

Et soudain, un flot d'images incontrôlable se met à affluer dans ma tête. Des souvenirs - non, c'est beaucoup trop net et précis ; je crois que c'est une Vision. Une Vision du passé, de mon passé. Je reconnaîtrais cette chambre d'hôpital entre mille. J'essaye de l'arrêter, de la bloquer, mais j'en suis incapable ; les images se succèdent de façon trop rapide et violente, je ne maîtrise absolument rien. Je ne peux rien faire d'autre que fermer les yeux et me plier en deux en gémissant, serrant mes bras autour de mon ventre vide alors que je revis la pire journée de ma vie, en accéléré, en boucle derrière mes paupières.

Mon bébé. Mon tout petit bébé.

J'ai envie de crier mais rien ne sort à part des petits couinements étouffés. Et je pleure à nouveau. Je pleure et je pleure, à m'en noyer dans mes propres sanglots ; comme si des vannes venaient de s'ouvrir après avoir tenu pendant bien trop longtemps, et que je n'arrivais plus à les refermer. Ce ne sont plus des larmes mais des torrents qui s'échappent de mes yeux, de vrais torrents, commençant lentement mais sûrement à former une flaque autour de moi. Je ne le vois même pas, je ne vois plus rien que ces images qui ne s'arrêtent pas de tourner, j'ai mal à la tête, au ventre, mais surtout au coeur.

"Je veux que ça s'arrête... Que ça s'arrête... Pourquoi... Mon bébé..."

Mes mots n'ont plus vraiment de sens. Je serre mon ventre plus fort encore, et cette fichue robe, cette fichue couleur ; comme du sang, du sang qui coule entre mes jambes alors que je suis en train de perdre mon fils, encore et encore. J'ai envie de mourir aussi. Laissez-moi mourir avec lui.

Et d'un coup, tout s'arrête. Les larmes, les images. Il n'y a plus qu'un grand trou noir, qui me happe alors que je m'évanouis en tombant en avant.

Je comprends tout de suite que quelque chose de grave est arrivé. Alyona est émotive, ça oui. Mais jamais à ce point. J'essaie de l'aider à se calmer, lui apporte des mouchoirs et un verre d'eau. Mais en réalité, je panique dans ma tête. Et quand le nom de Tiago sort, un voile rouge passe sur mes yeux. Mes oreilles bourdonnent, se mettent à sonner en couvrant ce que dit ensuite mon amie. Je suis hors de moi. Je m'efforce de me maîtriser. Si ça ne tenait qu'à moi, je sortirais d'ici immédiatement pour aller lui faire regretter d'être né. Mais à la place je m'accroupis pour me mettre au niveau de mon amie, essuyant ses larmes d'une main.

Je sais, je sais... Tu n'es pas comme ça. Respire ma belle...

Je ne sais pas quoi dire, je n'ai jamais été très douée pour réconforter les gens. pourtant je fais de mon mieux, mais ça ne suffit pas, Alyona est absolument dévastée. Je vois bien que sa robe la gêne... Que faire ? Et soudain, comme si quelqu'un avait appuyé sur un interrupteur, tout s'accélère. Je vois mon amie perdre pied avec la réalité, ses yeux changer de couleur. Je prends sa main, inquiète.

Alyo, reste avec moi, ça va aller.

J'essaie de paraître sûre de moi, rassurante, mais ma voix tremble. Quelque chose d'humide tombe sur nos mains, des larmes, des torrents d'eau qui coulent toujours plus fort. Une flaque commence à se former, mais je ne m'en soucie pas, parce qu'Alyona vient de basculer en avant, soudain toute molle.

Non, non, non... Alyo, hé, réveille-toi, tout va bien !

Rien à faire. Je l'ai rattrapée par réflexe. Alors, sans hésiter, je la porte et l'allonge sur le lit. Comme je l'avais toujours imaginé, elle est toute légère dans mes bras. Une fois qu'elle est installée sur mon lit, je m'assois près d'elle. Oh là là... Je fais quoi ?? Comment on ranime une personne évanouie ? Est-ce que je devrais appeler une infirmière ?? Lui jeter un verre d'eau ? Non, pas d'eau, il y en a déjà assez d'impliqué. Aaaah !!! Comment le coach faisais, quand j'étais mise KO ?! ...Mais quelle imbécile, je ne peux pas savoir : j'étais KO !

En désespoir de cause, je me retrouve à lui tapoter doucement la joue.

Allez Alyona... Réveille-toi...

Oh quand je mettrais la main sur Tiago... J'espère qu'ils ont préparé un lit pour lui à l'hôpital.

J'entends à peine les mots de Tori, je ne la vois plus vraiment non plus - toute mon attention est accaparée par ces images horribles qui tournent en boucle dans ma tête. Je n'arrive plus à m'exprimer de manière cohérente ; toutes ces émotions, c'est beaucoup trop pour moi. Je me sens comme happée dans une spirale infernale dont je suis incapable de m'extirper ; et même si je le pouvais, même si je savais comment faire pour arrêter ce cauchemar, je ne suis pas sûre d'avoir l'énergie pour. C'est tellement douloureux, émotionnellement, physiquement - j'ai mal partout, je sens que je perds pied, je perds le contrôle.

Et alors que j'arrête de lutter et que je relâche tout, des torrents de larmes commencent à s'échapper de mes yeux. Ces litres de larmes que je contiens depuis si longtemps - et pourtant Dieu sait que je pleure facilement, mais ces larmes-là, je les ai toujours cachées, contenues. J'ai tout gardé secret ; mon bébé, ma fausse-couche, mon Vide. Et après presque trois ans, tout est en train de sortir d'un coup, et je n'arrive pas à l'arrêter. Malgré tout, malgré ces images qui me ramènent loin d'ici, dans l'espace et le temps, la main de mon amie dans la mienne m'ancre un peu alors que je sens mes paupières papillonner. J'ai du mal à respirer. Je suis tellement fatiguée, je ne comprends pas ce qui m'arrive...

Quand je rouvre les yeux, je suis allongée sur le lit de Tori, la jeune femme penchée au-dessus de moi en train de me tapoter doucement la joue. Je cligne des yeux plusieurs fois, puis recommence à pleurer. Des larmes normales, cette fois - les Visions se sont calmées aussi, ne reste qu'un écho, en arrière-plan ; la lumière des néons de ma chambre d'hôpital, les bips des machines, les voix des infirmières... Et le désespoir, ce désespoir si palpable, que je ressens à nouveau aujourd'hui avec une force nouvelle, pour la première fois depuis si longtemps. Je me roule en boule et cale ma tête sur les genoux de la brune pour me rapprocher d'elle, cherchant son contact rassurant alors que mes sanglots se calment progressivement. Je ne suis plus seule, pas comme la dernière fois, et sa présence me fait du bien.

"Tori... Je suis désolée, je ne sais pas ce qui s'est passé... J'ai eu- j'ai vu..."

Mes yeux tombent sur la flaque géante au milieu de la chambre et s'écarquillent légèrement alors que je me redresse un peu.

"Oh non, c'est moi qui ai fait ça ?! Pardon, pardon, je suis la pire des amies, je vais t'aider à..."

J'essaye d'absorber l'eau sur le sol avec mes pouvoirs, mais il ne se passe rien du tout. J'ai l'impression de m'être totalement vidée de mon énergie, incapable de faire quoi que ce soit. Incapable et inutile petite Alyona, comme d'habitude, comme toujours... Tellement inapte que je n'ai même pas compris la détresse de mon propre bébé, alors même qu'il était encore dans mon ventre. Tellement ridiculement pathétique que je n'ai rien pu faire pour l'aider, le sauver. Je recommence à pleurer en me couvrant le visage de mes mains.

"Je suis tellement, tellement désolée... Ne m'en veux pas, Tori, je- j'ai besoin de toi."

Quand enfin Alyona rouvre les yeux, j'ai l'impression que je vais tomber dans les pommes tant je suis soulagée. Elle est pâle et a les yeux rouges, et elle a l'air d'être passée sous un rouleau compresseur, mais elle est consciente. Je reste assise près d'elle en lui tenant la main. Puis les sanglots reviennent. J'ai tellement mal de la voir dans cet état... Quand elle se recroqueville et se love sur mes genoux, je la laisse faire. Je glisse une main dans ses cheveux et les peigne doucement. C'est plus une caresse qu'autre chose, vraiment. Mais quand j'allais mal, c'est ce que Mama faisait pour m'aider à m'apaiser. Je ne la lâche pas des yeux ni ne la lâche tout court d'ailleurs. Je lui laisse le temps, même si des centaines de milliers de questions se bousculent dans mon esprit. Ce n'est pas le moment, je ne dois pas et ne veux pas la presser. À la place je continue mes caresses jusqu'à ce qu'enfin les mots commencent à revenir. Puis ses yeux tombent sur l'eau qui s'étale sur mon parquet. Et là, je la sens paniquer, alors je l'accompagne et la soutiens quand elle se redresse.

C'est rien, ne t'inquiète pas pour ça... Tu as l'air épuisée, ne t'occupes pas de ça d'accord ? Vraiment, je m'en fiche.

Ce n'est que de l'eau, un coup de serpillière et on y verra plus rien. Et si ça laisse une trace, je mettrais un tapis. Rien qui ne pose un réel problème. Malheureusement, j'ai beau essayer de la rassurer, voilà qu'elle fond à nouveau en larmes. Je me sens désemparée face à son désespoir, les larmes montent. Mais je suis certaine que si je pleure, je ne vais faire qu'empirer les choses. Alors j'imagine un rideau de fer qui tombe, me séparant de mes émotions. Et ça marche, comme presque à chaque fois. Me voilà à nouveau calme. J'attrape les mains d'Alyona. Elles sont si petites, si fragiles... Délicatement, je les éloigne du visage de mon amie, puis je les pose sur ses cuisses. Ensuite j'attrape son visage, essuie les larmes du pouce et presse doucement ses joues.

Écoute-moi bien. Rien de tout ça n'est de ta faute. Tu as subi un choc, je ne sais pas ce qu'il s'est passé exactement, mais ce n'est que de l'eau. Et tu es la meilleure amie dont je pourrais rêver, tu es gentille, douce, talentueuse. Je t'adore. Alors je crois surtout pas pouvoir te débarrasser de moi aussi facilement.

J'esquisse un sourire à la fin de ma tirade. Cette personne mérite le monde entier. Je lâche son visage quand j'ai la confirmation qu'elle a bien intégré ce que je lui ai dis. Puis j'attrape un paquet de mouchoirs dans ma table de chevet, que je lui donne.

Allez, respire profondément. Je suis là, ça va aller d'accord ? Est-ce que tu veux boire quelque chose ? Je peux te faire un chocolat chaud. Tu n'as rien contre la cannelle et la muscade ?

J'essaie de la distraire, d'occuper son esprit sur autre chose. Je me lève et me dirige vers la cuisine.

Après avoir perdu brièvement connaissance, je me réveille dans le lit de Tori - seulement pour recommencer à pleurer encore une fois. Je me recroqueville sur ses genoux et elle me caresse les cheveux doucement en me bordant, en attendant que je me calme. Et quand j'y parviens finalement, mon attention est attirée vers les dégâts des Eaux que j'ai causés dans sa chambre - je m'agite un peu, essaye d'absorber l'excédent sans succès... Et je pleure, encore. Je ne suis vraiment qu'une bonne à rien. Je me couvre le visage de mes mains tout en m'excusant à plusieurs reprises, les larmes coulant toujours le long de mes joues ; puis, doucement, la brune écarte mes mains pour les remplacer par les siennes, et essuyer mon visage de ses pouces. Ses gestes sont tellement doux, son regard aussi. Et ses mots m'atteignent en plein coeur. Je m'arrête finalement de pleurer et me laisse aller contre mon amie pour la serrer contre moi - pas pour chercher du réconfort, cette fois, mais pour qu'elle comprenne à quel point ce qu'elle me dit me touche, à quel point elle compte aussi pour moi. Ce n'est pas pour rien si c'est sur le pas de sa porte à elle, que je suis venue m'échouer.

"Merci... Ca compte beaucoup pour moi - tu comptes beaucoup pour moi. Je suis désolée, je ne sais pas ce qui s'est passé... Je suis très fatiguée. Je crois que j'ai brisé mon sceau ? Je ne sais pas, je ne suis pas sûre. Mais je veux bien un chocolat chaud dans tous les cas, oui... Avec de la cannelle, c'est très bien."

J'ai envie de lui proposer de l'aider, mais je sais que je risque de m'effondrer si je me lève, alors je reste assise sur le lit en attrapant le paquet de mouchoirs que Tori me tend. J'en sors un, m'essuie le visage et me mouche. J'ai une vilaine migraine qui me vrille les tempes, j'ai très envie de dormir... Mais je crois que j'ai surtout envie de parler. Je triture le mouchoir que j'ai entre les mains jusqu'à ce que la brune revienne vers moi avec la tasse de chocolat chaud. Je serre mes doigts autour pour les réchauffer, observant distraitement le liquide coloré à l'intérieur. Puis les mots commencent à s'échapper, je parle d'une voix basse, sans oser relever les yeux vers mon amie - je sais que je vais recommencer à pleurer si je la regarde.

"J'ai rencontré Nathan quand j'avais 18 ans, à ma fête d'anniversaire. Il était tellement gentil avec moi, et tellement beau aussi, je suis tombée amoureuse de lui. Et je croyais que lui aussi, mais... Il était un peu trop comme Tiago, je crois. Il me trompait tout le temps, et moi je faisais semblant de ne pas le voir, je me disais que ça passerait, qu'on arriverait à être heureux tous les deux... Ca a duré deux ans, et puis je suis tombée enceinte. Et il est parti..."

Je ferme les yeux pour ravaler mes larmes et renifle un peu, avant de boire une gorgée de chocolat chaud. Ca me brûle la gorge, mais ça m'aide aussi à rester ancrée dans le présent.

"Mes parents ont voulu que j'avorte, mais moi j'ai toujours rêvé d'avoir un bébé. Je me sentais prête, et je l'aimais déjà tellement, tu sais. Je venais de me faire larguer, et pourtant j'étais plus heureuse que jamais... C'était un petit garçon. Je voulais l'appeler Sasha. Il est- il s'est... Il s'est enroulé le cordon ombilical autour du cou et il-il..."

Je n'arrive pas à prononcer les mots. Je n'arrive pas à retenir les larmes non plus. Je les laisse couler en reprenant d'une voix rauque, les mains serrées autour de ma tasse à m'en faire blanchir les mains.

"J'étais à 6 mois, la grossesse était trop avancée, déjà, alors j'ai dû accoucher. Et j'ai pu le voir. Il était si petit, mais si beau, tu aurais vu... J'ai cru que j'allais mourir de chagrin. Je crois que je voulais vraiment mourir, à ce moment-là... C'est après ça, que je suis arrivée à Terrae. J'allais très mal, je n'ai réussi à en parler à personne. Je l'ai gardé pour moi, et j'ai repris le cours de ma vie, mais... Il me manque tellement. J'ai envie d'un bébé. J'ai envie de rencontrer quelqu'un de bien et fonder une famille... Avec Tiago, c'était la première fois que... Enfin, c'était la première fois depuis tout ça."

Et je me suis sans doute laissé aveugler par mon désir si fort de vivre une belle histoire d'amour, que j'en ai occulté tous les signes avant-coureurs que le Colombien était bien trop similaire à mon ex pour être un partenaire digne de ce nom... Je ferme les yeux et baisse la tête, laissant les larmes couler silencieusement. Je pleure pour mon fils, et pour moi, et pour ce futur enfant que je n'aurai peut-être jamais alors que je le désire tellement.

Je suis rassurée de voir Alyona bouger un peu. Elle me serre contre elle et je réponds instinctivement à l'étreinte. Nos câlins sont devenus de plus en plus naturels pour moi au fil des mois que l'on a passé à se côtoyer. Et si au début j'étais mal à l'aise, maintenant je les apprécie réellement. Alors je la garde dans mes bras autant qu'elle en a besoin. J'acquiesce à ce qu'elle me dit, même si je ne comprends pas trop ce qu'elle veut dire par "brisé son sceau".

D'accord, je te fais un chocolat. Reste tranquille, je reviens vite. Dis-je d'un ton doux.

Et me voilà dans la petite cuisine que j'apprivoise encore. Mais le chocolat chaud, ça je sais faire. J'attrape le chocolat pâtissier que j'ai dans un placard et mets quatre carreaux à fondre dans une casserole. D'habitude, c'est trois, mais là c'est une situation d'urgence. Un quatrième ne sera pas de trop. J'y ajoute le lait et fouette le tout avec un fouet pour faire mousser la mixture. Ensuite, j'attrape un bâton de cannelle dans le petit sachet que je garde près du chocolat et le dispose dans une tasse. C'est un joli mug bleu clair à pois blanc. L'alignement des pois m'apaise toujours quand je l'observe. Quand le chocolat a bien fondu, et que la mousse est conséquente, je verse tout dans le mug sur la cannelle. L'odeur qui se dégage me rappelle mon enfance, quand je revenais après m'être battue ou disputée avec les autres enfants du quartier. Mama me faisait le même et ça me remettait toujours d'aplomb.

Je retourne auprès d'Alyona et lui donne le mug. Elle saura bien qu'il ne faut pas manger le bâton de cannelle. Donc je m'assois près d'elle et lui prête une oreille attentive alors que les mots ruissellent puis sortent avec la force d'un torrent. C'est son histoire qu'elle me confie et je sens mon cœur se serrer au fur et à mesure. C'est si triste, la vie n'a pas été tendre avec elle. J'ai été privée d'une mère, et elle de son enfant... Je sens un lien, une connexion entre nous qui me tord le ventre. Les larmes viennent toutes seules, et quand elle termine je pleure déjà avec elle. Je la prends dans mes bras, la berce avec douceur.

Je suis tellement désolée pour ta perte... Tellement désolée. Si je peux faire quoi que ce soit pour toi, je suis là d'accord ?

J'ai le cœur brisé, elle ne méritait pas ça. Personne ne mérite ce genre de drame. Et dire qu'il y a des personnes qui donnent naissance sans en avoir envie, et qu'elle est là, sans avoir la chance de pouvoir le faire malgré l'amour qu'elle a à donner...

J'ai pas besoin d'être voyante pour savoir que tu l'auras, ton enfant. C'est sûr... Tu le veux tellement. Mais Tiago...

Ma voix se faire grondante, glaciale. Quelque chose en moi semble se réveiller, un monstre que je pensais avoir endormi pour de bon. Mais non, il est là, je l'ai appâté et maintenant il s'étire paresseusement. Je m'efforce de maîtriser la colère froide qui monte lentement en moi à la mention de ce salaud. Je secoue la tête, le visage soudain fermé.

Tu vas peut-être mal le prendre mais crois-moi. C'est pour le mieux. Ce type ne te mérite pas... C'est un profiteur.

Et clairement, je suis très douce dans mes propos. Quelque part au fin fond de moi, une part de moi contre ma colère : Tiago ne savait pas, il n'était pas au courant du passé d'Alyona. Il n'a pas fait exprès. Mais ma rage répond en rugissant : et alors ?! Il est fautif.

Tu te souviens que je me suis coincé le dos à un moment ? J'ai dû aller voir un kiné, et je suis tombée sur lui. Eh bien figure-toi qu'il m'a mis une main aux fesses. Gratuitement, sous prétexte qu' "il y avait une mouche". Alors vraiment...

Je dépose un baiser sur le front de mon amie.

Tu es mieux sans lui. Tu trouveras ton prince charmant, je n'en doute pas. Et je serais toujours là pour te soutenir. Dis-je d'un ton adoucis.

Une fois que j'ai commencé à parler, je n'arrive plus à m'arrêter ; et pour la première fois depuis 3 ans, je me confie sur ce qui m'est arrivé avant Terrae - mon histoire toxique avec Nathan, ma grossesse, ma fausse-couche surtout. Tori m'écoute en silence, et quand finalement je relève les yeux vers elle, je vois qu'elle pleure, elle aussi. Elle me prend dans ses bras et me berce doucement tout en murmurant des paroles réconfortantes pour que je me calme. Après un moment, une fois que mes larmes se sont taries, je hoche la tête dans son cou en réponse à ce qu'elle m'a dit juste avant ; qu'elle est là pour moi, pour quoi que ce soit.

"Je sais... Merci de tout le temps prendre soin de moi, Tori. Il n'y a pas grand chose à faire là tout de suite, mais juste être ici, avec toi, c'est déjà bien..."

Je ne suis pas seule, je n'aurai plus jamais à affronter rien de tout ça toute seule ; et cette pensée est incroyablement réconfortante. Bien sûr, j'ai d'autres amis - Luna, Afya, Allen... Mais ce n'est pas pareil, je n'ai pas la même connexion avec eux que celle que nous avons avec Tori. Je me recule finalement un peu et me rassois convenablement sur le lit en buvant une gorgée de chocolat chaud - qui est à bonne température à présent - alors que la brune continue de me réconforter par ses paroles. Je souris doucement ; j'espère qu'elle a raison, que l'avenir me réserve de belles surprises. Je sais que je suis encore jeune et que j'ai bien le temps de devenir maman, mais quand même... C'est une pensée, une envie qui est très présente dans mon coeur.

Je grimace à la mention du nom de Tiago, ça me tiraille désagréablement dans la poitrine - encore plus quand je vois la colère se dessiner sur le visage de mon amie. Je hoche la tête sans grande conviction quand elle me dit qu'il ne me méritait pas, de toute façon, avant d'écarquiller les yeux quand elle m'explique sa mésaventure passée avec lui.

"Quoi ?! Mais... Je ne savais pas, tu aurais dû me le dire ! C'est vraiment pas correct ni respectueux de sa part, je ne pensais pas que... Enfin, c'est vrai que beaucoup de gens m'ont dit que c'était pas un gars bien et de faire attention, avec lui. Mais tout le monde mérite une seconde chance, et il était vraiment... Gentil, avec moi. J'ai voulu croire qu'il pouvait changer. Il m'a emmenée au restaurant, au cinéma, se promener et manger des glaces au parc... C'était chouette, tu sais, et j'ai vraiment cru que- enfin, que ça voulait dire la même chose pour lui que pour moi. Mais c'est de ma faute aussi, j'aurais dû être plus claire sur mes attentes et mes sentiments..."

Je comprends qu'elle soit en colère contre lui - je le serais aussi si les rôles étaient inversés et que ma meilleure copine venait de se faire briser le coeur... Mais même si je suis triste et très déçue, ce n'est pas correct de la laisser penser qu'il n'est qu'un monstre et un manipulateur. Parce que dans le fond, je crois qu'il m'aimait quand même bien aussi - juste moins que moi, et pas de façon aussi sérieuse surtout. Afya avait raison, on aurait dû discuter de nos attentes avant de s'embarquer dans tout ça... Je soupire doucement en posant la tasse vide sur la table de nuit.

"Enfin, c'est trop tard pour changer tout ça, maintenant. Je suis triste, mais... Ca ira. Il va me manquer, c'est sûr, mais je crois que le plus difficile, c'est surtout de voir disparaître tous ces faux-espoirs que je m'étais fait... J'ai tellement envie d'être amoureuse, ça me met un peu des oeillères, par moments."

Au moins, cette expérience négative m'aura permis de prendre conscience de ça - et, espérons-le, de faire plus attention et de mieux communiquer dans le futur...

Je sens petit à petit Alyona se calmer contre moi. Et comme un miroir, je me calme aussi. Je ne m'étais pas rendue compte que je bouillonne intérieurement. De rage, de frustration, mais avec ça il y a aussi de la tristesse. J'ai mal au cœur de toutes ces émotions qui se mélangent. J'ai l'impression d'avoir bu un poison. Mais je l'ignore et me focalise sur mon amie qui s'apaise doucement. Elle me remercie et je souris.

C'est la moindre des choses... Tu m'as accueillie et aidée à chaque fois que j'en avais besoin. Je ne fais que te rendre la pareille.

Et Tiago a profité de toute cette gentillesse au lieu de la protéger comme il aurait dû. J'ai la haine contre lui, tellement que j'en viens à raconter ma mésaventure avec lui. Alyona a l'air choquée. Je ne comprends pas pourquoi, mais je me rappelle bien vite que ma meilleure amie est un peu... naïve. Désolée. Mais c'est vrai. Je l'aime comme elle est hein, mais voilà les faits sont là. Et d'ailleurs elle me le confirme à nouveau dans ses propos. Je fronce le nez d'agacement.

C'est lui l'homme. Il aurait dû fixer les choses dès le début. C'est de sa faute ! il a profité de toi, parce que tu avais tellement envie d'une belle histoire. Il était gentil et t'a offert des cadeaux pour endormir ta méfiance... Les autres ont raison, c'est pas un type bien, Alyo... Tu trouveras bien mieux, crois moi.

Bon, je suis un peu violente dans mes propos... Je cherche comment les adoucir en regardant la petite blonde siroter le cacao. Je le sais, que je suis trop honnête, trop crue dans mes mots... Mais impossible de trouver une façon d'adoucir ça. Si bien qu'Alyona finit par poser le mug sur la table de chevet et reprend la parole. Son "ça ira" est un peu faiblard, mais c'est un premier pas pour dépasser sa déception. Ça me rassure, elle ne va pas non plus se laisser mourir. Je comprends aussi ce qu'elle veut dire.

En fait... tu étais plus amoureuse du sentiment d'amour que de Tiago. En déduis-je.

Parfois je me demande ce que ce serait d'avoir une relation amoureuse. L'implication, les mots doux, les moments de tendresse. Ça donne envie, pour ne pas dire que ça fait rêver. J'en ai beaucoup rêvé d'ailleurs. Mais pour l'instant je n'ai trouvé personne qui me voit de cette manière. Oh, j'ai bien quelques crush, mais je préfère ne pas influencer les relations que j'ai déjà avec ces personnes. Bref, en un sens, je comprends le sentiment d'Alyona. Je m'assois près d'elle et lui frotte le dos.

Je comprends... Comment tu te sens ? Tu veux aller à l'infirmerie ? Demandé-je.

Je souris faiblement quand Tori me répond que c'est bien normal qu'elle s'occupe de moi, qu'elle ne fait que me rendre la pareille pour toutes les fois où c'est moi qui ai été là pour elle - c'est incroyablement réconfortant d'avoir une personne sur laquelle on sait qu'on pourra toujours compter. Et rien que d'être ici avec mon amie, de me rendre compte que je suis aussi importante pour elle qu'elle l'est pour moi, ça m'aide à me sentir un peu mieux.

Je grimace ensuite quand la brune s'emporte un peu en parlant de Tiago ; elle ne le portait déjà pas dans son coeur, mais là je crois qu'elle le déteste carrément. Je hoche la tête à ses propos, même si je ne suis pas totalement convaincue - il est sans doute plus fautif que moi dans cette histoire, mais j'ai quand même ma part de responsabilité je trouve... En revanche, il y a bien un point sur lequel nous sommes d'accord (ainsi que pas mal d'autres personnes, on dirait bien) : le Colombien n'est pas un mec bien, et clairement pas un mec pour moi.

"Oui je- je m'en rends compte maintenant, sa mauvaise réputation est un peu méritée... Je sais que je suis naïve, mais... Enfin, je n'aime pas me fier uniquement aux qu'en dira-t-on, je préfère me faire ma propre idée, tu vois ? Et jusqu'à aujourd'hui, il ne m'avait pas vraiment donné de raison de penser que..."

Que quoi ? Que c'est un connard, un manipulateur, un coureur de jupons ? Si la dernière affirmation est sans aucun doute vraie, j'ai quand même du mal à accepter les deux autres. Il y a peut-être une part de vérité là-dedans, mais malgré tout ce qui s'est passé aujourd'hui, je ne peux pas croire que tout ce qu'on a partagé était complètement faux ; que ce n'était rien de plus qu'une tactique pour m'attirer dans ses draps... Mais c'est possible que je pense ça juste parce que c'est moins douloureux, moins difficile à accepter. Dans tous les cas, quoi que ça ait pu être, c'est terminé maintenant... Je hoche la tête avec un petit sourire triste.

"Oui, c'est ça... Je l'aimais beaucoup, mais j'aimais encore plus l'idée d'avoir enfin un copain. Et puis ça n'a pas duré assez longtemps entre nous pour que je sois vraiment tombée amoureuse de lui... Je m'attache vite aux gens, mais quand même."

Certains sentiments prennent plus de temps à s'installer ; et heureusement, dans ce cas-ci, il n'y a justement pas eu le temps... Je secoue la tête alors que Tori me demande si je veux aller à l'infirmerie, tout en me frottant doucement le dos. Sa présence me réconforte, je me rapproche un peu d'elle en posant ma tempe sur son épaule.

"Non, ça va... Je ne suis pas blessée, juste fatiguée. Je crois que je vais devoir aller en salle des Masters mais... Demain, ça peut attendre demain. Là, j'ai juste envie de dormir... Je peux- est-ce que tu veux bien que je reste ici ce soir ?"

Je demande d'une petite voix gênée - je n'ai carrément pas envie de me retrouver seule... Et je n'ai pas non plus envie de dormir dans mon lit, où j'ai partagé bien trop de moments intimes avec Tiago ces dernières semaines...

Je sais que mes propos sont biaisés, par la colère d'une part et par mon expérience avec Tiago d'autre part. Je vois bien que ça ne fait pas plaisir à Alyona que je parle de lui comme ça, mais je me trouve plutôt mesurée. Si elle savait ce que j'en pense réellement de lui, elle serait choquée... C'est dans ces moment-là que je suis heureuse qu'elle ne soit pas une Télépathe. Mais en parlant de ça...

Mais enfin, Alyona... Dans les personnes qui t'ont averties il y avait Afya non ? Elle est Voyante, ce n'était pas que son opinion, j'en suis sûre... Et même sans ça tu aurais pu vérifier ce qu'il te réservait par toi-même. Je sais que ça paraît absolument horrible, que ça passe pour une violation de vie privée ou je ne sais quoi, mais ça aurait évité qu'il...

Je me rends compte que je me suis emportée et baisse les yeux.

Excuse-moi... C'est juste que ça me rend malade, ce qu'il a fait. Tu ne le méritais pas...

Je décide de me taire et de l'écouter, mais ne tiens pas très longtemps, et finis par déduire qu'elle ne l'aimait pas vraiment lui, mais qu'elle aimait l'idée d'une relation amoureuse épanouie. Ce qu'Alyona me confirme. Je suis un peu rassurée quand elle m'affirme qu'elle n'était pas encore réellement et totalement amoureuse de lui. Ça veut dire que les dommages ne sont pas irréversibles. Mais en attendant, mon amie ma paraît bien frêle et fatiguée. J'ai peur qu'elle ne se sente pas bien, qu'elle se soit fait mal ou qu'elle soit malade. Alors je lui propose de l'emmener à l'infirmerie. Elle refuse en m'affirmant ne pas être blessée, juste fatiguée. J'acquiesce avec douceur à sa question.

Bien sûr, reste autant que tu veux. Tu es la bienvenue même quand je ne suis pas. D'ailleurs...

Je me lève et vais chercher le double des clés de ma chambre que je tends à mon amie.

Prends-les, comme ça si tu as besoin tu peux venir te réfugier ici même si je suis au travail.

Puis je sortis deux pyjamas : un vieux, un peu distendu, et un pyjama en pilou tout doux que je n'ai encore jamais porté. Je tends le pilou à Alyona et prends l'autre.

Tiens, je vais me changer dans la salle de bain, appelle-moi quand tu as fini.

Et je dépose un baiser sur son front avant de disparaître dans la salle de bain. Qu'est-ce qu'il m'a pris de faire ça ?! Je n'ai jamais... Enfin, c'est Mama qui faisait ça pour moi, quand je n'étais pas bien ! J'espère qu'Alyona ne le prendra pas de travers. Je me change, la tête bourdonnante de tout ce qu'il s'est passé aujourd'hui... J'attends le signal de mon amie puis reviens dans la chambre, je ferme les volets, ferme la porte à clé et viens me glisser dans le lit. Il n'est pas très grand, mais on trouve vite une position confortable et je sens déjà la respiration de mon amie s'apaiser.

Bonne nuit. Je chuchote en fermant les yeux.


Comme d'habitude je suis réveillée bien avant le soleil le lendemain. J'envoie un message à Roman pour lui dire de partir courir sans moi aujourd'hui et reste allongée à contempler le plafond. Quand j'estime l'heure être à peu près correcte, je me lève et prépare un petit déjeuner de toast au sucre et à la cannelle et de jus de fruits en attendant le réveil de mon amie.

Alors que j'explique à Tori que je n'aime pas me fier aux ragots concernant une personne et que je préfère me faire ma propre idée, elle s'emporte un peu et je baisse les yeux en me mordant la lèvre inférieure. C'est vrai qu'Afya avait mentionné ne pas apprécier le futur qu'elle voyait se dessiner... Mais Afya est Afya, et même si je l'apprécie beaucoup, je me méfie un peu de son utilisation de ses dons de Voyance. Pas qu'elle ne les maîtrise pas, au contraire - elle les maîtrise un peu trop bien, et parfois j'ai l'impression qu'elle s'en sert pour manipuler les événements à sa façon. Et ça me fait peur. Je relève le regard vers mon amie en esquissant une petite moue.

"La Voyance, c'est un pouvoir complexe... Déjà, il y a bien trop de futurs différents pour pouvoir tous les explorer, et puis... Je n'ai pas envie de savoir ce que l'avenir me réserve, à vouloir altérer certaines choses, je risquerais d'en déclencher d'autres qui sont pires. La dernière fois que j'ai essayé d'empêcher quelque chose de se produire, au final ce sont mes actions qui ont justement conduit à ce que ça arrive... C'est dangereux."

Après 3 ans à porter ce don comme un fardeau, c'est la seule conclusion à laquelle je suis arrivée. Je m'en sers pour des détails logistiques (heure d'arrivée de mes livraisons, retard de mes clientes etc.), mais c'est tout. En plus du risque d'effet papillon, il y a aussi celui non négligeable que l'anxiété qui découle de mes Visions me bloque totalement.

"Tu sais, si je fouille bien, je suis sûre qu'il y a un futur dans lequel on se dispute et qu'on ne se parle plus... Est-ce que ça voudrait dire pour autant que je devrais arrêter d'être ton amie, par précaution, pour éviter d'être triste si ça se produit ? Je ne veux pas vivre comme ça... Et puis, souffrir ça fait aussi partie de la vie, ça donne plus de saveur aux moments de bonheur par après. Enfin, je crois..."

J'ai du mal à exprimer ce que je veux dire exactement, mais dans le fond, je crois que j'essaye juste de faire comprendre à mon amie que malgré la tournure qu'a pris cette histoire, je ne regrette pas qu'elle ait eu lieu. Ca me servira de leçon pour la prochaine fois, j'imagine... Tori accepte ensuite que je passe la nuit chez elle, et me tend même un double de ses clés pour que je puisse venir quand j'en ai envie. Je les regarde avec de grands yeux surpris - je n'ai jamais eu les clés de qui que ce soit à part les miennes !

"Oh !! Merci, promis j'en abuserai pas !! Et je pourrai te faire un double des miennes aussi si tu veux, j'y avais jamais pensé !"

La brune me tend ensuite un pyjama en pilou tout doux avant de s'éclipser à la salle de bain - je me change rapidement, et une fois toutes les deux prêtes, on s'installe dans son lit. Je me blottis contre Tori, parce que je me sens mieux quand je suis près d'elle ; et rapidement, mes pensées s'apaisent et je parviens à m'endormir.


Je me réveille doucement en sentant un rai de lumière sur mon visage - le lit est vide, Tori est déjà levée. Je m'étire en bâillant un peu, avant de me glisser hors du lit pour la rejoindre dans la kitchenette. Je souris en découvrant le petit déjeuner qu'elle est en train de préparer.

"Mmh, ça sent bon !! Tu as bien dormi ? Moi oui en tout cas, merci encore de m'avoir laissé rester avec toi..."

Je n'aurais clairement pas réussi à passer une nuit aussi paisible si j'avais été seule. Je me sens reposée - et prête à passer en salle des Masters pour cette histoire d'Etoilisation...

Les mots d'Alyona me font un drôle d'effet. Je comprends maintenant qu'elle aussi craint certains pouvoirs, dont le sien. Savoir ça alors qu'elle paraissait si sûr d'elle lorsqu'elle m'a expliqué les bases de la magie me fait le même effet que si elle m'avait menti. Je sais bien que ce n'est pas le cas, qu'elle voulait juste me rassurer mais tout de même. En un sens, je me sens encore moins en sécurité avec ces pouvoirs. Et une part de moi hurle qu'à quoi bon avoir ces choses à l'intérieur de soi si c'est pour ne pas s'en servir pour se protéger. Je me contente d'acquiescer à ce que mon amie dit. Parce qu'elle est épuisée, parce qu'elle a le droit d'utiliser ses pouvoirs comme elle l'entend, parce que je l'aime trop pour déclencher une dispute.

Comme si elle avait lu dans mes pensées, elle enchaîne en me parlant d'un potentiel futur où on se disputerait et où on ne s'adresserait plus la parole. L'idée même me tord le ventre. Vivre à Terrae serait bien triste et solitaire sans ce petit rayon de soleil dans ma vie. Raison de plus pour en vouloir à Tiago. Il ne peut pas rester impuni... Et je ferais des efforts pour Alyona, mais je sais qu'un jour ou l'autre, la colère gagnera. Parce que jusqu'à maintenant, elle a toujours gagné. Je cache ces sentiments et baisse les yeux.

Je comprends, pardon d'avoir dit ça.

Un gage de paix, voilà. Pour calmer les esprits échauffés, surtout le mien. Je décide aussi de lui donner le double des clés que j'avais fait faire. Je ne vois pas à qui d'autre je pourrais autant faire confiance pour l'instant. Alors je les donne à Alyona, qui prend un air surpris. Ça me fait sourire. Elle est tellement douce et spontanée.

Ce n'est pas obligé. Je veux juste que tu aies quelque part où te réfugier si ta chambre ne te semble pas le bon endroit. Dis-je.

Je donne ensuite à la blonde mon pyjama pilou et me change moi-même. Puis on se couche. Je sens Alyona se serrer contre moi et malgré moi, mes bras l'entourent comme un cocon protecteur. Puis mes yeux se ferment.


C'est pile quand les toasts chauds et grillés à point atterrissent dans les assiettes que j'entends la voix d'Alyona. Je souris.

Coucou, tu as l'air d'aller mieux. Eh oui, j'ai préparé de quoi te donner du courage pour la salle des Masters.

Je la sers et nous mangeons presque totalement en silence. Je laisse mon amie se rafraichir et s'habiller puis la laisse s'éloigner à contrecœur dans le couloir. Mentalement, je lui envoie de bonnes ondes. Courage, Alyona. Ça va aller maintenant.