Je me souviens, ç’avait été un drame dans ma tête, terrible. Terrae est en guerre, rien que ça. Comme une cloche qui gronde dans le creux des mains de la campagne, le son de cette nouvelle s’était propagé en moi, en Terrae, et plus haut encore ; je l’entendais encore résonner, terrible et retentissant, dans un écho ne cessant pas de taper aux murs. Je m’étais alors imaginé naïvement la rencontre, le départ, l’arrivée, la mission, le danger, l’effroi. Rien de tout à fait fidèle à la réalité, juste une imagination confuse et embrumée par l’angoisse. L’avion ne s’était pas écrasé, Allen était gentil mais silencieux, Master Ashton semblait songeur : un peu de silence vibrait entre nous trois, quelque chose d’invisible mais que l’instinct profond ressent.
Mais au juste. Quelle peur me secouait ?

Nous trois nous tenions devant le laboratoire, un peu crispés et raidis par les mains de l’inconnu. Le trajet en voiture m’avait un peu calmé, retrouvant cette proximité avec mon élément. Un grand soleil se pavanait là-haut, sans que je ne pusse l’observer sans détourner le regard. Oui, j’avais oublié mes lunettes de soleil. Quelle stupidité de ma part ! J’avais pourtant été prévenu de notre petite excursion mortelle et j’avais préparé mon sac en conséquence. Mais la raison pour laquelle je ne les avais pas prévues demeurait pourtant très évidente : le laboratoire. Terrible et fermé, les rayons solaires ne pouvaient pas y pénétrer. Juste nous trois, armés de notre courage et de notre chance, franchissant le seuil de l’entrée avec nos blouses blanches. Master Ashton avait été remarquable ! Je ne m’étais jamais douté qu’il eût pu offrir son pouvoir de morphe aux autres. Et sans cela, ç’aurait été bien difficile d’aller plus loin que les portes automatiques destinées à tous.

J’étais donc un scientifique, de taille raisonnable – il était quand même parvenu à me faire grandir, génial ! – à la blouse impeccable et aux cheveux horriblement courts mais sales. Quelle imagination débordante… Nous traversâmes à trois quelques salles, sans trop savoir où nous diriger, suivant naïvement le plus puissant d’entre nous. Ce n’était évidemment pas indiqué ; autant faire passer le message dans le mégaphone que des pauvres enfants étaient retenus dans ce recoin de monde qui m’était étranger. Pourtant, notre allure était vive et assurée – c’est du moins ce que nous tentions de miroiter dans cette robe illusoire pour ne pas éveiller trop de soupçons.

Puis une porte nous fit face, fâchée de notre venue, résolue à ne pas nous laisser passer sans un code à huit chiffres. Nous ne pouvions pas nous pencher sur le tableau de commande à essayer toutes les combinaisons possibles, il y en avait cent millions. Pour faire bon genre, nous nous arrêtâmes devant un panneau où figuraient là plusieurs papiers concernant la sécurité, l’entretien, les derniers articles de journaux scientifiques, et autres charabias inintelligibles pour un pauvre garçon comme moi qui n’effleure pas encore la majorité. Feignant la lecture, nous discutions afin de trouver un moyen d’obtenir le code. Master Ashton me suggéra alors d’utiliser mes pouvoirs de télépathe, ce qui me mit dans une branle incroyable. Quelle excitation ! Que de stress ! Je ne devais pas – trop – me louper. À deux reprises, un monsieur passa et entra le code. Mais je ne pus deviner que son dîner du soir : des pizzas surgelées. Au bout de quelques autres ouvertures de portes, j’obtins le code d’une pensée hasardeuse et mais concentrée.

Alors nous pouvions entrer dans cette zone tenue secrète par la porte. La porte dont la gueule nous était grande ouverte, prête à nous gober et à refermer sur nous sa rancune et ses deux dents.

J’acquiesçai, débordant de conviction et d’enthousiasme. Le plan était clair, pas trop compliqué, et surtout, diablement efficace. Infaillible, peut-être pas, mais il effleurait de manière suggérée la réussite assurée. Si seulement quelques éléments parasites ne venaient pas permuter la continuité parfaite de l’opération sans accrocs. Entre autre, mon aveugle confiance au Master, et les doigts tremblants de Allen. Autant, une admiration stupide pour un Maître Ashton peut se voiler de duperie, mais le Parkinson ne se soigne pas aussi bien que le rhume. Et je compris alors, par son esprit hurlant et les traits de son visage étirés, que mon camarade de mission était à deux doigts de la syncope. Tandis qu’Ashton mettait à exécution le plan – c’est-à-dire se diriger innocemment vers le drôle de monsieur typiquement scientifique et fou de base –, je retins l’élève étoilisé par le poignet. Je perçus une décharge sanguine soudaine à travers ses veines et ses joues, tant son cœur avait battu fort suite à mon geste inattendu.

« Ne t’en fais pas, Allen, le rassurai-je. Ça va bien se passer, tu vas voir. »

Je le relâchai, avec un sourire niais, stupide. Quelle étrange sensation d’être aussi grand que lui : nos regards étaient identiques, sans cette différence que lui baissait les yeux, et moi les levais. De taille égale, nous deux les Terraens – cela se disait-il ainsi ? – étions confrontés à cette même mission, sans possibilité de dire non, de renoncer, et de s’abandonner aux rêves qu’on fait sur un lit plat et froid. Ces paroles, je les savais bêtes, car on me le répétait souvent. Je dis des choses d’enfants, ou alors, qui n’ont qu’une certaine surface, c’est triste. Seulement, il y avait toute une sincérité que je voulais qu’il comprît. Car je n’avais que ça, en fait, de précieux dans mes mots : l’honnêteté ; la tentative puérile de donner un sens profond à ce qui peut être dit là, comme ça, sans qu’on pût oser le penser. C’était si cruel.

Chacun à son poste, nous passions à l’attaque. Ashton faisait la papote version boulot à un homme qui ne le connaissait pas. D’ailleurs, j’eus un frisson en percevant cet éclair de soupçon traverser le visage du cerveau des méchants ; il se dissipa telle une fumée vaporeuse par quelques propos accablants. Allen s’était glissé sournoisement à côté des deux hommes aux manières exagérées, il n’osait rien pour le moment, faignant une captivité totale. Un groupe de bonhommes se tenait à l’autre bout de la salle, un petit modèle électronique bourré de puces et de chic s’accaparant chacun de leur regard. Aucune menace en perspective : les petits bruits rigolos et ridicules qui produisaient la mini-machine les émerveillaient. On aurait dit une bande d’enfants, face à une cabane faite de chaises et de draps – oh, les souvenirs ! Je serais bien allé voir, si je n’avais pas une mission sur les bras… Non. Celui qui je redoutais était véritablement la tête des scientifiques, très consciente de son environnement. Son regard jonglait entre le Master et l’Etoile, comme méfiant, si j’en croyais mes cours d’analyse faciale pour la concordance psychique et émotionnelle, adressé aux Sensitifs. Il était la vraie menace de notre action. Les deux autres s’en doutaient-ils ?

J’espionnai les bribes de songes du chef que me laissait attraper mon pouvoir de télépathe. Sans aucune doute, ne pas connaître Allen et Ashton le tracassait, et surtout le calme seulement apparent de mon ami étoilisé. Ce dernier zieutait sa poche, obsédé par l’objectif qui lui avait été accordé. Soudain, Allen tenta quelque chose. Un geste de la main discret, le regard baladeur, mais il abandonna. Non ! Il recommença ! Je scrutai la scène de ma position, complètement alarmé. Il allait se faire repérer, c’était certain. Le moment n’était pas assez porté à la réflexion et à la confusion ! Intervenir, vite. Comment ? Comment, zut de zut de merde ? Oui ! Je savais ! Avant qu’Allen eût pu plonger sa main dans la poche de manière indiscrète, je déboulai dans le pseudo-cercle formé par les trois blouses blanches, tout paniqué. Je me recroquevillai, lamentablement, le feu aux joues, peinant à respirer convenablement – c’était un jeu de rôle, auquel le stress de l’intervention contribuait formidablement. Je me mis à geindre en gigotant excessivement :

« Excusez-moi, messieurs, mais… Sauriez-vous où se trouvent les toilettes ? »

Les trois étaient vraiment sous le choc, posant leur regard lourd sur ma pauvre personne qui levait ses yeux, tel un chien, tel ma forme originelle. Bouche-bée, Allen en avait profité, dans la confusion, pour se précipiter et prendre la clé. Voilà. Il l’avait rangée dans sa poche, c’était dans la poche. Le chef, trop méprisant pour s’en soucier, m’indiqua méchamment la droite, puis la gauche, puis la droite. Je me mis alors à courir de l’autre côté, vers la sortie. Car je devais vraiment aller aux toilettes.

Une fois l’affaire bouclée, le code rentré de nouveau, et l’autre fou vaquant à ses occupations habituelles, nous entrions enfin dans la pièce verrouillée à clé.