Je fermai les yeux quelques secondes et pris une lourde inspiration avant de franchir la porte.
Je n'avais pas dormi de la nuit. Aujourd'hui, Allen sortait du centre où il se trouvait depuis plusieurs mois déjà. C'était Aoi et moi qui nous étions arrangées pour qu'il y soit soigné, appuyant notre demande auprès d'Hideko qui s'était chargée de le faire mener là-bas.
J'étais passée le voir à plusieurs reprises, et Aoi y était allée aussi quelques fois même si elle était très prise par ses études. A chaque fois nous ne pouvions pas le voir réellement, ni lui parler, le personnel ne nous autorisant qu'à l'observer dans la salle commune où il passait toutes ses journées.
Je redoutais ces retrouvailles, tout autant que j'étais pressée de le revoir. Il m'avait terriblement manqué. A chaque fois que j'étais venue, je l'avais trouvé encore mieux qu'il ne l'était la fois d'avant. Il avait repris du poids, ses cernes avaient disparu, il semblait beaucoup mieux. Mais l'était-il vraiment ? J'avais si peur qu'il nous en veuille. Qu'il ne veuille plus jamais nous voir. Nous avions fait ça pour lui, pour l'aider, mais en avait-il conscience...?
Aoi avait accepté de me rejoindre plus tôt dans la matinée, avant que nous partions le chercher. L'infirmière nous avait donné rendez-vous à 13h.
Nous avions bu un café avec Aoi. J'essayais de parler, de prendre de ses nouvelles, mais à chaque fois je n'entendais qu'à peine ses réponses, trop préoccupée par Allen. Une boule s'était formée dans le creux de mon estomac depuis que je m'étais levée. Impossible de m'en séparer. Je n'avais rien avalé de la journée, et j'avais à peine répondu à Ys lorsqu'il avait pris de mes nouvelles par texto. Il savait qu'Allen rentrait aujourd'hui à Terrae, et il savait aussi que j'angoissais un peu à cette idée.
C'était assez ironique d'ailleurs. Moi, angoissée. Je n'aurais jamais pensé que quoi que ce soit concernant Allen aurait pu m'angoisser un jour.

Aoi m'adressa un sourire doux qui me ramena à la réalité. Je lui rendis maladroitement son sourire, et on s'avança vers la femme qui se tenait à l'accueil. Après les formalités et après avoir signé tous les papiers nécessaires pour permettre la sortie d'Allen hors de ce centre, elle nous demanda de patienter tandis qu'elle s'organisait avec ses collègues.
La temps me parut s'étendre à l'infini. Finalement, quelques minutes plus tard, Allen apparut, franchissant l'encadrement de la porte, accompagnée par une infirmière. Je me levai instantanément, mon coeur ratant un battement. Aucun son ne sortit de ma bouche, bloqué dans ma gorge. Allen, tu m'as terriblement manqué...

Mon coeur s'emballe. Aujourd'hui est un jour spécial ; nous l'attendions depuis si longtemps, tellement de mois... Je ne sais pas comment j'ai pu tenir jusqu'ici, entre l'absence d'Allen, notre dispute avec Huo, mes cours. Peut-être qu'au final, me plonger dans le boulot était un bon moyen pour oublier. Laisser un peu tomber la réalité douloureuse qui nous fait face. Mais là, ce sera différent ; ce sera différent, n'est-ce pas ?

Allen sort du centre. J'ai rejoint Huo chez lui, cette nuit. Entre nous, ça va un peu mieux depuis Noël. On rattrape le temps perdu… Là, j'étais trop angoissée, j'avais juste besoin… de compagnie, de présence. Je n'ai pas beaucoup dormi, et en voyant le visage de Mitsuki, j'ai vite compris que je n'étais pas la seule. C'était difficile pour elle, certainement plus que pour moi ; je regrette un peu de ne pas avoir été plus présente pour elle durant ces derniers mois. Pour n'être venue qu'une ou deux fois voir Allen, même si, de toute manière, nous n'avions pas le droit de lui parler. C'était injuste, mais je le comprenais. Pourtant, j'avais besoin de le voir... De le serrer dans mes bras, de lui parler.

Il paraît qu'il va mieux. Je ne peux pas m'empêcher de repenser à notre dernière altercation, l'année dernière. L'année dernière. C'est tellement loin.

Nous avons mangé ensemble ce midi ; j'ai tenté de faire la conversation, de combler les blancs au maximum. Mitsuki ne m'écoutait pas, mais honnêtement, je m'en fichais un peu. J'avais besoin de ne pas penser, de sourire, de m'empêcher de m'envoler immédiatement vers le centre de désintox.

Puis nous y sommes allées. Accueil, papier ; je trépigne un peu, me mordille la lèvre, regarde constamment vers la porte. Puis nous devons attendre. J'agite la jambe, incapable de tenir en place. Dire que c'est Mitsuki la Tonnerre… Elle est étrangement figée aujourd'hui. Comme bloquée dans le temps.

Quand la porte s'ouvre, j'ai envie de pleurer. Je suis sur mes jambes avant de l'avoir remarqué. Mon coeur tambourine dans ma poitrine, j'ai envie de me jeter dans les bras d'Allen, mais je ne bouge pas. Ma main tremble. Mes yeux s'humidifient, et je fais quelques pas vers lui. J'irradie à la fois d'angoisse et de joie. J'ai tellement peur qu'il nous en veuille. Tellement, tellement peur.

— Allen !

Bon sang, Allen... Je suis tellement contente de te revoir, alors dis-moi que tu ne nous en veux pas...

Mon coeur s'emballa, mes jambes se défilèrent. Je fixai Allen, paralysée, son prénom résonnant à mes oreilles, écho des paroles prononcées par Aoi à côté de moi. Il esquissa un mouvement de recul et je sentis mon coeur se soulever. Je me pinçai la lèvre inférieure, sentant mes yeux s'humidifier. Je t'en supplie Allen, ne t'en va pas. Reste avec nous, viens avec nous, je veux qu'on reparte ensemble. Je tiens trop à toi pour te perdre à nouveau...
Quand je suis arrivée ici, j'avais peur qu'il nous en veuille. Mais je le connais plus que n'importe qui. Je ne suis pas douée pour étudier les comportements. Je suis même nulle. Je le répète sans cesse, et je suis sûre que les gens finissent même par se lasser de mes discours. Mais je connais Allen mieux que n'importe qui. Je suis capable d'interpréter chacun des signaux qu'il renvoie, de détecter la moindre émotion qui animent ses gestes. Allen n'est pas en colère contre nous. Il est apeuré.
Mon regard s'adoucit. J'ai envie de le prendre dans mes bras. De lui dire que tout ira bien, de lui dire que je m'excuse pour tout ce qui est arrivé, de lui promettre d'être là, de l'aider, de l'écouter. J'ai envie de l'aimer comme je l'aimais avant, de retrouver mon frère, d'être à ses côtés pour l'aider à se relever, à affronter cette réalité qui se présente à lui. Cette réalité qui lui pèse sur les épaules, l'empêche d'avancer, l'étouffe et le détruit. Je veux que tout se passe bien, qu'il redevienne cet homme qu'il était, qu'il me revienne, qu'on rit comme avant, qu'on recommence à tout partager, sans tabou, sans peur d'être jugé ; ça n'avait jamais été comme ça entre nous. Je ne veux plus de ces malaises qui l'ont amené ici, de cette distance, de ces regards douloureux. Je le veux lui, pour tout ce qu'il a toujours été et restera dans mon coeur.
L'infirmière le poussa à avancer pour réduire la distance qui nous séparait. Elle le lâcha, et partit. J'avais beau savoir que ça pouvait le mettre mal à l'aise, je ne pouvais m'empêcher de le fixer. Il était beau. La mine qu'il affichait aujourd'hui n'avait rien à voir avec le visage qu'il avait lorsque nous l'avions laissé ici. Il avait repris du poids, s'était rasé, ses cheveux avaient été coupés dans le mois. Il était beau. Comme dans mes souvenirs, comme dans toutes les images que j'avais gardées de lui.
Ce qu'il s'était passé ne comptait plus. Il n'y avait plus que l'instant présent. Sa voix franchit la barrière de ses lèvres, regonflant mon coeur d'espoir. Je me laissais aller à ce sentiment de chaleur, profitant de l'instant, profitant d'Allen et de cet espoir d'un nouveau départ.
J'ouvris la bouche pour lui répondre mais rien ne sortit. Je n'eus pas la patience d'attendre de trouver les mots, et je me jetai à son cou, le sentant contre moi, m'imprégnant de son odeur qui m'avait tant manqué, de sa chaleur réconfortante que j'avais appris à tant apprécier par le passé. Je resserrai un instant mon emprise, comme pour m'assurer que tout était bien vrai. Je m'éloignai finalement, essuyai du bout des doigts une larme qui avait perlé sur le coin de mon oeil.

-Tu m'avais manqué, soufflai-je, comme pour justifier mon geste.

J'avais envie de rentrer. L'accompagner jusqu'à sa chambre, l'aider à vivre cette épreuve qui allait probablement être difficile pour lui. Puis discuter avec lui, rattraper le temps perdu, échanger sur les ragots qui avaient circulé en son absence, lui parler d'Ys et moi, évoquer les nouveaux Masters, les nouveaux événements à venir. Je voulais rester toute la nuit à parler de tout et de rien, à regarder à film, à jouer à des vieux jeux vidéos tous les deux comme on avait l'habitude de le faire il y a bien longtemps maintenant. Le temps s'écoulait trop lentement. Quand allions-nous arriver à Terrae ?

Allen est là. Il hésite, il recule. J'aimerais m'approcher pour lui prendre la main, mais cette infirmière lui sourit, lui intime d'avancer. Il est là et il ne nous regarde pas ; nous, pourtant, nous le fixons en silence, atterrées de sa réaction, de sa peur, comme celle d'un animal face à un danger potentiel. Je déglutis silencieusement, soucieuse, en essayant de capter son regard. J'aimerais pouvoir le voir. Ses jolis yeux verts, ses yeux doux et ce sourire qui y luit parfois ; ce sourire que je n'ai pas vu depuis si longtemps… Combien de temps, au juste ...?

Il est là, et il est en forme. Cette vision me réjouit mais me serre le coeur dans le même temps. J'ai encore le souvenir de notre dernière rencontre, de ce que nous nous sommes dit, de ce moment où je lui ai tourné le dos, où j'ai considéré que je ne pouvais plus rien faire pour lui. En fait, je n'ai rien fait pour lui. Et cette constatation, que j'ai préféré nier tout ce temps, m'arrive soudainement en plein visage. Qu'est-ce que j'aurais pu faire, de toute manière ? Qu'est-ce que j'aurais pu faire d'autre, plutôt ? Je ne sais pas. Je ne sais vraiment pas… Nous avons demandé à Hideko de l'envoyer ici parce que nous ne savions plus quoi faire. Mais peut-être qu'on n'a pas essayé assez fort. Peut-être que si j'avais fait plus, que si j'avais été plus forte, ça se serait passé différemment ? Je voudrais être médecin, et je travaille à l'hôpital, mais je n'ai même pas été capable de protéger l'une des personnes à qui je tiens le plus, mon presque-frère.

Mais il est là.

Je pourrais le répéter un millier de fois encore, un millier de fois je pourrais souhaiter qu'il lève les yeux, un millier de fois je pourrais être heureuse qu'il aille mieux. Il a ce teint frais, cette apparence de l'homme qui prend soin de lui et qui ne se laisse plus aller. Allen m'a manqué...

Mitsuki réagit avant moi et le prend dans ses bras, et je me sens un peu à part, un peu comme une intruse qui n'aurait rien à faire là, qui ne ferait que gâcher leurs retrouvailles. Ils ne m'ont jamais fait sciemment me sentir mal de cette manière, mais parfois je me sens un peu comme un élément importé dans leur duo. C'est normal, ils sont amis depuis l'enfance ; mais là... Là… Je ne sais pas. C'est tangible.

Mes larmes coulent sur mes joues et je les essuie du dos de la main, relève vers Allen un sourire tremblant mais doux. Je n'ose pas vraiment m'approcher, même quand Mitsuki s'éloigne de lui. Ma gorge se serre et un sanglot qui aurait voulu sortir s'y bloque. Pourtant je souris. C'est dur, c'est dur vraiment, mais je souris. Je m'avance, lentement.

— Je suis tellement contente de te voir, je lâche dans un souffle.

Mes yeux s'humidifient encore et je lâche un léger rire en m'essuyant une fois de plus les yeux. Un poids s'enlève de ma poitrine, comme si j'avais conscience que tout pourrait, peut-être, redevenir comme avant. Se retrouver... Être à nouveau ensembles, tous les trois. Comme il y a cinq ans, lorsque nous sommes arrivés et que nous nous sommes rencontrés tous les trois. Cinq ans tout juste, il y a quelques jours à peine. J'aurais aimé fêter Noël et Nouvel An avec lui.

Là, c'est le moment où je voudrais le prendre dans mes bras. Mais j'ai tellement peur de la réaction qu'il pourrait avoir. C'est stupide, non ? Pourtant, je cherche de l'approbation dans son regard, sans rien dire. Je n'arrive vraiment plus à parler. On a tellement de choses à rattraper...

Il ne m'avait pas repoussé, avait répondu à mon étreinte. Je me sentais revivre. C'était comme si une partie de moi venait de me revenir. En quelques sortes, c'était un peu magique...
Allen se dirigea ensuite vers Aoi. J'ignorais ce qu'il s'était passé entre eux avant qu'il ne vienne ici. Aoi ne m'avait pas raconté, et Allen... Allen, disons que nos conversations n'étaient pas nombreuses avant son arrivée ici. Mais à en voir l'émotion sur le visage d'Aoi, les traits d'Allen qui se tiraient, signe de sa culpabilité, il s'était passé quelque chose d'assez conséquent pour que ça les touche tous les deux.
Je les observais alors en silence, attendrie par la douceur d'Allen, cette douceur qui m'avait tant manqué. Je voulais qu'on recommence tout, qu'on oublie ce qu'il s'était passé, qu'on reparte du bon pied, comme avant, juste tous les trois, juste entre nous, sans personne pour nous atteindre.
Je les fixais sans pouvoir détourner mon regard de leur étreinte. C'était leur moment, leur intimité, et je sais que je n'avais rien à y faire. Mais Allen m'avait manqué, Aoi me manquait aussi finalement... Je ne voulais plus perdre une seconde de chaque instant passé en leur compagnie. Et puis, de toute façon... Ils me connaissent. Et je ne recule jamais devant rien. Quitte à leur voler un peu d'intimité.
Allen s'éloigna de mon amie et je les observais avec un sourire doux sur les lèvres.
M'imposant finalement, brisant en quelques sortes l'ambiance sage qui s'était installée, je les regardai tour à tour avant de proposer :

-On rentre ?

Tous ensemble. Tous les trois. Il n'y a besoin de personne d'autre.

Allen. Allen est de retour. Allen est là. Juste là, à quelques pas de moi.
Il lève les yeux vers moi et quelque chose se passe. Il y a la culpabilité et la tristesse, mais il y a la joie aussi, je crois. Quelque chose de rassurant, de profondément connu. Allen est là, et nous nous retrouvons.
Il s'avance lentement et me prend dans ses bras à son tour. Je dois me faire violence pour ne pas éclater en sanglots dans ses bras. Mes yeux s'humidifient simplement alors que je lui rends son étreinte maladroitement, d'abord doucement puis avec plus de force, parce qu'il est là, il est là maintenant, et j'ai l'impression que je n'ai plus à avoir peur de rien. Je crois que je tremble un peu, mais honnêtement, je m'en fiche. Allen va mieux, il est là, et je crois… j'espère encore qu'il ne m'en veut pas.
Mon nez se blottit dans son cou et je renifle légèrement. Me contenir, il faut que je me contienne...
Puis là, il parle. Et sa voix chaude et douce bloque un sanglot dans ma gorge. Mes larmes coulent sur mes joues sans que je ne les retienne et je le serre davantage contre moi, les épaules tressautant à intervalle irrégulier.
Je mets un moment à me calmer, et je suis incapable de lui répondre de suite. Lorsque mon souffle est plus calme, moins anarchique disons, nous nous reculons. Je m'essuie les joues de la manche, et tant pis pour mon maquillage. L'autre main serre désespérément celle d'Allen dans la sienne. Il s'est passé tellement de choses ces derniers temps, Allen. Sans toi, c'était horrible. Je veux qu'on rentre, qu'on rentre tous les trois et que tout redevienne comme avant ; je veux pouvoir te dire à quel point je t'aime, à quel point je tiens à toi, à quel point c'était dur de vivre sans espérer pouvoir te parler, avoir de tes nouvelles, te voir sourire surtout. Sourire. Je voulais tellement te revoir sourire, Allen.

— Désolée, je balbutie, encore dans mes larmes. Ça ira, c'est juste…

Je tente un sourire tremblant mais sincère, réellement heureux. Mitsuki s'avance à son tour et j'acquiesce doucement. Tourne à nouveau mon regard vers Allen, en le tirant légèrement à ma suite pour l'enjoindre à m'emboîter le pas.

— Oui, rentrons...

Un sourire, alors que nous sortons hors de l'établissement. Nous laissons le temps à Allen, le temps d'aller à son rythme. Dehors, le soleil brille.

Il faut qu'on fête ça… Un petite pâtisserie, un thé, un canapé… Et puis tout le reste, tout le reste après... Comme avant, comme quand tout allait bien. Ou plutôt, non.

Maintenant que tout va bien, n'est-ce pas ?