— Tu sais, si tu ne veux pas y aller, on n'est pas obligés… je lance à Huo en terminant de me recoiffer dans le petit miroir intégré dans le pare-soleil de la voiture.

Huo est assis côté conducteur ; nous venons tout juste de nous installer dans l'habitacle. Hideko nous a passé les clés d'une des voitures de Terrae pour qu'on puisse se déplacer un peu pour le week-end. Enfin, grand week-end, puisqu'on est vendredi après-midi ; mais j'ai quelques heures d'avance avec mon stage et je ne reprends les cours que lundi matin, à mi temps. Donc autant profiter un peu du soleil qui s'installe dans le ciel ; il fait beau, et c'est avec un ravissement sans pareil que je me tourne vers mon compagnon Master. Un sourire en coin s'étire sur mes lèvres alors que je l'observe. Il a l'air tout stressé le pauvre, c'est fou.

Avec douceur, je glisse ma main sur sa cuisse. On n'est pas encore partis et on en a pour quelques heures de route quand même ; malgré tout, j'aimerais être sûre qu'il ne se force pas...

— Après, ce n'est que ma mère, elle ne va pas te manger.

Enfin, je dis ça, mais je n'en suis pas tout à fait certaine. J'aimerais bien qu'ils se rencontrent, quand même ; quand j'ai annoncé à maman qu'on emménageait ensemble, elle a gueulé et m'a demandé de rappliquer illico presto à Kyoto avec mon abruti de partenaire (c'étaient ses propres termes, je n'invente rien)… Je crois que je n'aurais pas dû lui faire suivre notre historique, ahem, elle avait déjà du mal de base ("quoi ? un feu ?! mais Aoi, pourquoi un feu ?! t'es masochiste ?!" dixit Kumiko Amazaki, ancienne Invisible de son état), là c'est carrément un entretien qu'elle veut lui faire passer. Je le plains un peu, mais il a réussi à éviter de venir à Nouvel An, alors il peut au moins faire cet effort-là !

— ... Enfin, peut-être pas, normalement, me corrigé-je simplement, sur un ton plus pensif, avant de regarder par la fenêtre.

Évidemment, si je m'y mets aussi, je crois qu'on n'est pas encore partis… Mais ce serait bien de faire les présentations une fois, non ? Quitte à ce que ça se passe mal, autant le faire, comme ça c'est passé. D'autant que je suis sûre qu'en dépit du fait qu'elle le trouvera probablement arrogant et présomptueux, elle le trouvera tout à fait charmant - et que ça participera tout à fait à l'agacer. On va dire que la fois d'après, quand ils se reverront, ça ira mieux... Je pense ?

De toute manière, j'ai encore cinq heures pour lui mettre dans la tête que c'est pas possible de fuir maintenant... elle nous retrouverait.

J'ai jamais aimé les examens. Déjà tout petit ça me gonflait, surtout que mes parents me mettaient la pression. Comme si une note à un contrôle en primaire pouvait influencer mon avenir. Au final un peu puisqu'à force d'entendre cette rengaine j'ai fini par ne plus aller à l'école. J'ai eu mon diplôme de fin du secondaire de justesse donc pour ce qui est des exam…

Je lance un regard entre stress et désespoir. On n'est pas obligés bah voyons… Je sais très bien que si on n'y va pas je vais en entendre parler jusqu'à la fin de ma vie. Mais comment dire, rencontrer la mère de ma copine ? Ouais ça me fait flipper. Si vous connaissiez Aoi comme moi vous aussi vous auriez peur honnêtement. Je glisse ma main sur la sienne et fais une petite grimace. Pas me manger hein ?

Vous la sentez l'arnaque là ? Bien sûr que oui. Je roule des yeux doucement et met le contact pour m'empêcher de répondre un truc méchant. De toute façon faudra bien le faire un jour. C'est juste que si elle l'a tenu au courant de notre relation, ce dont je suis certain, bah la belle-maman va pas forcément me voir avec un bon oeil. Mais admettons.

— Tu sais que ça me rassure pas du tout là ? Je soupire en démarrant.

Je manœuvre un peu pour sortir vers le grand portail. Bon bon j'admet, voilà, je flippe. Qu'est-ce que j'y peut ? Je sais que ça peut pas bien se passer. Fin si j'avais une fille et qu'elle me présentait un mec comme moi en disant : "Maman voilà c'est mon copain et on vient d'emménager ensemble", oui je le prendrais pas bien.

— J'veux bien faire un effort tu sais. Mais de toute façon elle va pas m'aimer.

Je sais ça fait Kaliméro mais c'est vrai quoi ! Pitié je voulais rester à la maison ce week-end. Pas me taper cinq heures de route pour aller rencontrer sa mère.

L'ambiance pue le stress dans cette voiture. Je retiens un sourire franchement amusé devant la situation. Je n'aurais jamais cru qu'Huo puisse être aussi angoissé pour quelque chose d'aussi... anodin ? Certes, c'est ma mère ; j'imagine que c'est important pour lui comme pour moi qu'elle accepte notre relation, mais… enfin, j'aimerais vraiment qu'il ne se stresse pas autant. Elle est difficile à vivre, ma mère ; forcément, ça coincera au début, mais je suis persuadée que les choses iront d'elles-mêmes. Même si j'angoisse un peu, je sais qu'elle est au courant que mes choix ne la concernent en rien. Alors, en soi... Je ne m'en formaliserai pas trop, sauf si elle se met à faire sa gamine insupportable et capricieuse.

Un sourire en coin alors qu'il démarre. J'attends qu'on soit sur la route pour lâcher sur un ton amusé :

— Oh, c'est certain...

Un rire.

— Non, je me moque, fais pas attention. Elle est gentille, tu verras. Au début elle fera sa peau de vache, mais elle est curieuse et je sais qu'elle finira par t'apprécier à ta juste valeur, je rajoute en souriant doucement.

Un regard vers la fenêtre.

— On met un peu de musique ? Le trajet sera long, j'argumente.

Bon, pas que j'apprécie énormément les radios japonaises, mais si on met le son au minimum ça devrait bien aller.

Avec un sourire, je me replace dans mon siège et lui lance un regard doux. Je m'appuie contre la portière sans bouger plus.

— Merci d'avoir accepté, Huo. Je sais que tu n'es pas à l'aise avec l'idée, mais ça compte pour moi.

Même si je me doute que ça n'aura pas lieu de son côté de la famille. Quelque part, je suis un peu déçue mais je comprends qu'on ne soit pas très à l'aise avec l'idée quand on a coupé les ponts. Un peu comme moi avec mon père, je songe en esquissant une moue.

Je roule des yeux, plisse les lèvres dans une petite moue boudeuse. Méchante. Elle a pas le droit de rigoler pour ça. J'suis sûr qu'elle va même pas lever le petit doigt si sa mère me saute à la gorge. J'aime pas ce genre de rencontre programmée formelle. Enfin ça le sera surement pas mais voilà. Je grogne doucement pour lui faire bien savoir que de toute façon je m'en fous. C'est pas vrai hein mais zut.

Je hausse les épaules pour lui faire signe de faire ce qu'elle veut avec la radio. On capte bien que de la musique japonaise ici en dehors des chaines d'info. Avec beaucoup de chance des fois on tombe sur des stations qui diffusent autre chose que de la j-pop mais c'est rare. Enfin avec le son tout doux ça me gêne pas trop.

Je me mordille la lèvre, fixe la route alors qu'on sort de l'institut. Pour aller jusqu'à Kyoto on va rester sur l'autoroute plus ou moins de toute façon. je sais que c'est important pour elle et j'ai beau râler j'ai aussi envie de voir comment est sa mère. C'est simplement qu'après tout ce temps sans nouvelles je me demande ce que sont devenus mes parents.

- Je sais Princesse. Et puis j'allais pas laisser ta mère médire sur ma sociabilité en plus de mon côté racaille, je rigole.

Elle ne pourra jamais rencontrer ma mère même si quelque part j'aurais bien aimé. C'était pas une femme exceptionnelle mais c'était ma mère. Elle n'a rien dit quand je suis parti, pas essayé de me retenir mais elle me l'a pas vraiment reproché non plus. Peut-être qu'elle comprenait, je n'ai jamais su. Maintenant c'est sûrement trop tard pour essayer de réparer tout ça. Mon père m'a jamais manqué en soi, c'était un con comme la société chinoise actuelle en produit à la chaîne, mais elle me manque aussi parfois. C'est juste une petite pensée, quand je vois un truc dans une boutique et que je me dis que ça lui aurait plût, quand c'est Noël et que je pense que je lui enverrais bien une carte ou un cadeau.

- J'aurais bien aimé te présenter la mienne.

Je ne parle jamais d'eux après tout.

Ah, ça y est, il s'est vexé, je constate avec un semblant d'amusement. Je me moquais simplement un peu, je me doute que dans une situation semblable il aurait fait la même chose avec moi. Enfin, pas comme si ça allait arriver un jour, mais on peut toujours espérer un peu, j'imagine que ça ne fait pas de mal.

Cela dit, je repense aussi un peu à mon père. Est-ce qu'il l'aurait apprécié ? J'aimerais bien pouvoir emmener Huo avec mon en France, prochainement, mais je ne sais pas si c'est une bonne idée... Déjà que je ne sais pas si je suis toujours la bienvenue là-bas... Il y a Math, mais il y a papa aussi... C'est tellement frustrant, quelque part, de me dire que je dois encore justifier pourquoi j'ai envie de le rencontrer. Je me mordille l'ongle, pensive, et finis par acquiescer lentement, sourire aux lèvres.

— C'est vrai qu'il ne faudrait pas qu'elle pense que tu es asocial, c'est tellement loin de la réalité ! le taquiné-je encore.

Avant que le silence ne s'installe, et qu'Huo ne le rompe à nouveau. Je garde le silence un peu et le détaille. Je sais que c'est compliqué avec sa famille parce qu'il est parti de chez lui, mais on n'a que deux parents... Même si on peut se reconstruire une famille, laisser tomber l'ancienne est tellement plus compliqué. Ce sont eux qui nous ont élevés...

— Un jour, peut-être ? souris-je doucement. Pourquoi tu n'essaierais pas de reprendre contact, tout doucement ?... Juste prendre des nouvelles, en donner... Petit à petit ?

Doucement, je glisse ma main sur sa cuisse pour lui montrer que je suis là. Moi aussi, j'aimerais la rencontrer, sa mère.

— Comment elle était ?

Etait, parce qu'elle a probablement changé depuis le temps. Qu'il ne le saurait sûrement pas, de toute manière... Mais c'est vrai qu'il n'en parle pas beaucoup, et quelque part, je suis aussi curieuse. J'aimerais pouvoir dire que sa famille est la mienne, tout comme la mienne est la sienne. Mais c'est bien plus compliqué que ça dans la réalité.

Je lui tire la langue comme un gamin. Je suis pas un asocial d'abord ! Juste un handicapé des sentiments c'pas pareil. Moi j'aime bien parler aux gens et sortir, c'est eux qui m'aiment pas.

J'acquiesce doucement. J'y ai déjà pensé bien sûr. Mais pas le courage. Je ne sais même pas si ils ont gardé la même adresse depuis. J'imagine que oui mais je crois que si je devais avoir un retour de courrier ça me couperait toute envie de continuer d'essayer. Je souris doucement et glisse ma main sur la sienne, tenant toujours le volant de l'autre.

— Gentille ? Je crois. Effacée surtout. Elle était pas aussi obsédée par les apparences que mon père mais ça lui importait quand même beaucoup. On se parlait pas tant que ça. C'était un peu la famille modèle chinoise.

Je soupire doucement. J'ai toujours eu du mal avec ma propre culture en fait. C'est surement le fait de vivre dans une région administrative spéciale. Hong Kong est tellement occidentalisée que ça en devient dur d'y trouver l'Asie parfois quand on ne regarde pas les visages.

— Enfant unique, père cadre et mère au foyer c'était ça mon enfance. J'aurais dû devenir comme eux, je ne sais pas pourquoi je ne le suis pas. Peut-être de me rendre compte à quel point ils avaient une vie impersonnelle et uniforme ? Je sais même pas s'il s'aimaient.

Je serre un peu sa main dans la mienne. Ca fait tellement longtemps que je n'ai pas repensé à tout ça. Il y a un peu un regret de cette époque. Même si être parti n'en est pas un j'aurais voulu que ça se passe différemment. J'aimerais penser que ce n'est pas trop tard pour me rattraper, au moins avec elle, mais j'en doute. J'aurais trop peur de me prendre mes efforts dans la gueule si j'essayais. Je soupire doucement.

— Je l'aimais je crois, c'est ma mère quand même, simplement je crois que c'est un euphémisme de dire que j'ai fait une crise d'ado un peu violente, je souffle avec un rire.

Quelque part, ça me fait du bien d'avoir ce genre de discussion avec Huo... Des discussions normales, un peu nostalgiques ; je ne dis pas que j'apprécie de le voir se perdre dans ses souvenirs, probablement parce qu'ils ne sont pas tous bons, mais je reste persuadée que même dans les périodes les plus sombres de nos vies, il y a toujours de la lumière. Alors l'écouter me parler de sa mère en posant sa main sur la mienne de cette manière, ça m'apaise un peu. Un sourire flotte sur mon visage, discret mais présent ; je pose ma tête contre la vitre sans cesser de le regarder. Je rends doucement son étreinte, de la main, à Huo.

— Je crois qu'on fait tous la bêtise de vouloir partir un jour. C'est aussi ça, vouloir devenir adulte, je ris. Mais je comprends, c'est difficile... Peut-être que tes parents étaient vraiment heureux, qui sait ? Discrets, à leur manière... Les gens n'ont pas tous les mêmes manières d'être, les mêmes valeurs.

Un sourire, encore. Je caresse le dos de sa main de mon pouce.

— Tous les parents veulent ce qu'il y a de mieux pour leurs enfants. Après, je ne sais pas trop comment c'était, chez toi, alors je ne peux pas vraiment le dire... Mais c'est dommage d'être coupé de sa famille quand on sait où ils sont, qu'on peut être près d'eux.

Est-ce que j'ai eu l'air amère, en disant ça ? Je m'en rends compte, ou plutôt m'interroge à ce sujet, et préfère détourner la tête vers la route. Je garde la main d'Huo dans la mienne, en espérant que ça ne le gêne pas pour conduire. Si ça le dérangeait, il la lâcherait, je suppose.

C'est agaçant, je n'ai pas envie de penser à tout ça... Peut-être que je devrai retourner en France, moi aussi ...? Retenter de renouer le dialogue, avec mon père, avec Math ?

Un soupir m'échappe et j'éloigne ma main pour ouvrir la boîte à gant et en sortir les boîtes de CD qu'il y a dedans.

— On va essayer de trouver autre chose à mettre que la radio, hein ? je ris. Je vais pas tenir pendant tout ce temps sinon !

Je fixe la route en conduisant de ma main libre, serrant la sienne doucement de l'autre. Pour moi ce n'était pas devenir adulte je crois. C'est un peu dur de se dire qu'on est si différent de ses propres parents qu'on ne se comprend pas assez pour discuter. Je laisse mon regard se perdre entre les voitures. Je pense qu'il étaient heureux oui, ou du moins qu'ils pensaient l'être. Pour moi le bonheur n'a pourtant jamais été trop lié au confort matériel je crois. J'ai du mal à saisir comment au final j'ai pu me retrouver avec des valeurs tellement différentes des leurs.

J'acquiesce et soupire un peu. Si un jour… J'aurais voulu qu'on me laisse choisir d'être fleuriste ou biologiste. Quand j'étais petit je voulais devenir écrivain, qu'ai-je fait de ce rêve ?

— C'est aussi pour ça qu'on va chez ta mère, non ?

Je lâche sa main pour changer de vitesse alors qu'on sort enfin de la ville, me concentrant un peu plus sur la route. Je crois qu'il y avait plus dans ses paroles qu'elle ne m'a dit. Parce que je ne sais pas vraiment ce qu'elle est allée faire en France le dernière fois. Je pense que ça a un rapport avec son père. J'en apprendrais peut-être plus de sa mère à ce sujet ? En fait non mauvaise idée. Je lui fis signe de mettre ce qu'elle veut. Je crois avoir vu des CDs de compil tout à l'heure.

— J'ai envie de leur reparler parfois. Je crois que j'ai simplement peur d'être déçu si ça se passe mal ? Je me suis déjà senti rejeté quand je suis parti et j'ai pas envie que ça se reproduise.

C'est tellement douloureux au final, de se sentir indésirable, incompris, par ses propres parents. J'ai du mal à comprendre comment au final j'ai pu me retrouver avec une façon de penser tellement éloignée alors que c'est quand même eux qui m'ont élevé. Je soupire un peu.

— Moi ça me va aussi si tu veux bien être ma famille.

Pas de commentaire, je n'ai pas dit ça.

Un sourire se glisse nonchalamment sur mes lèvres. Pour ça qu'on va chez ma mère, hein... C'est vrai, dans un sens. Renouer avec elle, la voir plus souvent qu'une fois tous les six mois, lui présenter Huo… Qu'on soit bien, qu'on ait un endroit où rentrer… C'est un peu ça aussi, non ? Des gens sur qui compter, pas seulement nos amis. J'ai envie d'être soutenue, au moins sur ce point, au moins par ma mère. Alors j'acquiesce doucement, mais n'ajoute rien. Je me contente de mettre une des compilations qui laisse entendre de la musique des années 70's. La personne à qui appartient cette voiture aime bien les vieilleries, hein...

D'un côté je comprends pourquoi il est si inquiet. J'imagine que je le serais aussi, à sa place…

— Dis-toi que tu n'as plus grand-chose à perdre, dans le pire des cas ? Si tu n'essaies pas, tu ne peux pas savoir… je souffle, en tâchant de garder un ton doux.

Un sourire alors que je pose mon menton au creux de ma main, bras sur l'accoudoir. Je sens mon visage chauffer violemment et tourne les yeux vers lui pour le dévisager, émue.

— On l'est déjà un peu, non ? je réponds en effleurant sa cuisse. Je t'aime aussi.

Terrae, lui, tout simplement… Je souris doucement. Une famille, hein. C'est un peu embarrassant à imaginer, mais ça fait rêver aussi un peu... Est-ce que c'est bizarre de se faire des films, comme ça ? Depuis notre mission, c'est un peu étrange. Différent, peut-être ? Jouer à la famille comme ça, au couple heureux, marié, posé… Après tous les problèmes qu'on a eus l'année dernière, ça m'a fait tellement de bien.

—  C'était bien aux US, non ? je ris. On devrait se refaire des vacances comme ça cet été, juste tous les deux.

Je souris en coin quand elle lance le cd et que les rythme de rock des années 70 retentissent dans les baffles de la voiture. Pourquoi pas, après tout ? Je tapote d'un doigt sur le volant en suivant le rythme de la batterie.

Ne pas savoir si on n'essaie pas… C'est là tout le dilemme au fond. On reste coincé entre l'envie de se rapprocher, de renouer les liens, et la peur d'être rejeté dans notre démarche. Je sais que je dois des excuses à mes parents, au moins à ma mère, parce que j'ai conscience d'être parti comme un voleur, de les avoir déçu. Etre ado n'excuse pas tout, avoir un sale caractère non plus. On ne choisit pas toujours sa vie, c'est vrai ; mais eux n'ont pas non plus choisi la leur, je le sais.

Elle rougit, me regarde. J'esquisse un sourire doucement. Quand elle me regarde comme ça, quand elle me dit des choses comme ça, j'ai envie de sourire à m'en faire mal à la mâchoire. J'ai envie de la prendre dans mes bras et de la fait tournoyer sous le ciel en l'embrassant. Mes yeux disent toujours "je t'aime" quand je la regarde même si je ne le dit pas souvent, pas aussi clairement. Peut-être qu'au fond je suis simplement un peu timide ? Ou pudique ? Je frissonne, reprend sa main en lachant le volant.

— Je suis partant pour des vacances tous les deux. Mais pas en Australie, je rigole.

Autant c'était sympa l'an dernier, autant j'aimerais qu'on fasse ça rien que nous deux cette fois. Et les US… Malgré le stress et la pression de la mission j'ai aussi apprécié ces moments avec elle. Ca m'a permis de découvrir des choses sur nous au final. Emménager avec elle était un peu une suite logique après le test de la mission.

— J'ai bien aimé être avec toi là-bas, je reprends en parlant de l'Amérique. Même si c'était pour de faux ça m'a plu de faire le couple conventionnel. C'était amusant.

Et je mentirais si je disais que ça m'a pas donné des idées sur le futur que j'aimerais pour nous. Je souris en coin. J'ai bien envie de la taquiner un peu.

— Tu crois que ta mère le prendrait mal si je lui dit qu'on a été marié ?

Avec une tête bien sérieuse et tout. J'suis sûr que la réaction maternelle pourrait être hilarante.

Un rire m'échappe ; un rire doux et attendri, gêné aussi, touché par le regard qu'il me lance. Il a l'air heureux, je me dis parfois en le voyant comme ça. Sans rien ajouter tout d'abord, j'entrelace brièvement nos mains, en prenant garde à ne pas serrer trop fort au cas où il en aurait besoin pour la conduite. Mon sourire se tire en coin lorsqu'il évoque l'Australie, et je songe avec amusement au capharnaüm que ça a été avec Mitsuki, Joyce et Selvi. Pauvre Huo, seul entouré de quatre filles…

— Ni chez ma mère, c'est ça ? je souris encore en coin, avant de reprendre : c'était bien. Même si on jouait ce rôle, c'était… bien, soufflé-je finalement sans réussir à m'exprimer autrement.

Parce que j'ai aimé cette atmosphère, me réveiller le matin dans cette maison qui était censée être la nôtre, j'ai aimé discuter avec les voisins, essayer d'apprendre à cuisiner entre Nico et Huo, mortifiés par mon niveau catastrophique… C'était tellement amusant, tellement apaisant, aussi. Ne plus penser aux études, certes à la mission, mais avoir ces moments pour nous, et rien que pour n-

Mon visage devient cramoisi et j'éclate cette fois de rire en reprenant ma main pour me la mettre devant les yeux.

— Non, arrête ! Elle est super jeune mais je suis sûre qu'elle pourrait nous faire une crise cardiaque !

Encore un rire, je n'arrive plus à me calmer.

— Elle le prendrait super mal.

J'ose à peine imaginer la réaction. "Ah. Ah oui. Ah d'accord. Bien. Très bien…"

Et là, son regard naviguerait autour pour trouver le premier objet sous la main pour se débarrasser d'Huo. Radical.

— C'est une très mauvaise idée, je te préviens, je ris, avant de lui faire une tape sur la cuisse sans parvenir au calme. Concentre-toi sur la route, toi, au lieu d'essayer de trouver des moyens de te faire tuer !

Je souris en coin et rigole. Rien que pour voir sa tête ça valait le coup de sortir une connerie pareille. Je me doute vaguement de la réaction qu'aurait sa mère si je lui apprend qu'on a été mariés comme ça. Le temps que je justifie la blague et que j'explique que c'était de l'humour elle m'aura surement sauté dessus avec un objet contondant pour me tabasser.

Je n'ai pas du tout peur de cette femme avant de l'avoir rencontré c'est faux. Je ricane doucement et lui tire la langue. Je vais être tenté maintenant je n'aurais pas dû dire ça. Je me connais mon attrait pour provoquer les gens et dire des conneries est toujours trop fort pour que je m'empêche de le faire. Nan mais en vrai c'est horrible d'avoir envie de sortir ce genre de chose et de devoir se retenir.

Je me reconcentre sur la route avec un sourire amusé avant de monter un peu le son de la radio. Les heures de route passent vite au final. Je n'étais jamais allé à Kyoto mais il faut avouer que ça a l'air d'une chouette ville. Je laisse Aoi me guider vers la maison de sa mère en essayant de me repérer un peu.

Alors déjà. Je suis pas stressé. Ou si peu. Je ne sais pas trop à quoi m'attendre. On a vite fait de diaboliser la belle-mère en même temps. Si j'ai le malheur de l'appeler comme ça je sens que ça passera pas d'ailleurs. On va rester calme hein. Je gare la voiture un peu plus loin et soupire doucement avant de sortir. La maison a l'air sympa, pas très grande mais bien entretenue. Il y a une petite allée qui va vers la porte avec quelques buissons. Une jolie maison. Je regarde un peu depuis la rue, adresse un regard à Aoi.

— C'est là que tu as grandi alors...

Je songe furtivement que je ne pourrais pas lui montrer là où j'habitais. Que ce soit l'appart de mes parents ou celui que je partageais avec le gang je ne pourrais surement pas y retourner avant des années et encore… Trop dangereux. Pourtant j'aimerais bien.

— T'es sûre que je peux pas rester dans la voiture ?

J'esquisse un sourire mi-amusé, mi-nerveux. Ca peut pas bien se passer putain.

Le trajet est un peu long, surtout sur la fin. Mais l'impatience d'enfin revoir ma mère grandit un peu plus à chaque moment ; je sais où je vais, et cette route a un aspect de liberté. On papote sur la route, de choses et d'autres, on rit, et il continue à me taquiner avec cette histoire de faux mariage.

Bientôt, nous arrivons dans la périphérie de Kyoto et je le guide tranquillement, retrouvant des repères que j'ai quitté il y a cinq ans et demi maintenant. Le temps passe tellement vite... Quelque part, tout ça fait ressurgir de mauvais souvenirs, mais aussi des bons. Cette route, par exemple, par laquelle nous rentrions du lycée. La pâtisserie là-bas, qui faisait de merveilleux desserts. Je me surprends à sourire comme à chaque fois que je passe par ici. Mais cette fois, c'est un peu différent ; généralement, j'y allais en volant.

Huo se gare et je sors rapidement de la voiture en empoignant notre sac de voyage en même temps que mon sac à main. Un haussement de sourcil amusé.

— Oui j'ai grandi ici... Mais bouge toi, crois-moi, tu n'as pas envie de dormir dans la voiture vu le voisinage. Enfin, pas que j'aie peur pour toi, mais j'aimerais éviter un incident diplomatique, monsieur le représentant de Terrae dans les médias.

Sourire amusé alors que je m'avance dans l'allée bordée de bosquets.

— Allez, je ne t'attends pas~

Avec entrain, j'appuie sur la sonnette une fois sur le pas de la porte et entend des bruits de pas et une porte que l'on déverrouille. Une tornade blonde sort de la maison pour me foncer dessus et me serrer dans ses bras. À chaque fois, j'éclate de rire et me dis que je devrais rentrer plus souvent, histoire qu'elle ne m'étouffe pas la fois d'après.

— AOI MA CHÉRIE.

Je lui rends son étreinte avec douceur et me recule un peu quand elle me le permet.

— Bonjour maman. Tu vas bien ?

Elle me répond en babillant que oui, tout va bien, et toi ma chérie, comment vas-tu, avant de capter qu'Huo est à quelques pas de là. Elle lève des yeux vers lui pour le détailler de haut en bas. Hm. C'est ce qu'on appelle passer au scanner. Et j'vois bien qu'elle balise sur ses cheveux, vu le temps qu'elle passe à les fixer...

Elle se tourne vers moi avec un sourire. Oui maman. Je vois bien que tu me juges. Merci de me le faire avec un regard aussi appuyé.

— Qui est ce charmant jeune homme ?
— M'man, arrête de l'embêter, tu sais très bien qui c'est, je ris. Je te présente Huo. Huo, ma mère.

Elle s'avance vers lui et s'incline un peu avant de lui tendre la main. Pour la lui broyer certainement.

— J'ai teeeeellement entendu parler de toi.

Sous-entendu : pas qu'en bien. Merci m'man.

— Ravie de te rencontrer !

Sous-entendu : j'espère que toi et ma poêle à frire vous entendrez bien, vous risquez de vous rapprocher de manière drastique dans les heures à venir.

Non, j'abuse pas… Bon, un peu.

— Vous rentrez ? J'espère que vous aurez faim. Le repas est pas tout à fait prêt, par contre.

Je lance un regard à Huo et lui envoie un sourire embarrassé, avant de lui chuchoter alors qu'elle disparaît de notre champ de vision :

— Tu vois, c'était pas si horrible...

Même moi j'y crois pas.

Je roule des yeux doucement. Comment ça un incident diplomatique ? Ils sont comment les voisins ici ? Elle dit parce que je risquerais de me faire agresser ou parce qu'ils pourraient appeler la police ? Je le suis en traînant un peu jusqu'à la porte.

Je crois que je vais garder l'image de la tornade blonde au final. Je m'y attendais pas quand même… C'est vrai qu'elle fait jeune, enfin, pour une mère. Elle a dans les 35 ou 40 ans, énergique. Aoi a l'air tellement heureuse de la revoir que je ne peux pas m'empêcher de sourire en coin. Autant en profiter ça va pas durer.

Je retiens un petit rire en la voyant me détailler, surtout mes cheveux. C'est du naturel madame. Je lui renvoie un sourire en coin et m'incline légèrement quand Aoi nous présente. Je me doute bien que c'est ta mère ma chérie.

— Enchanté Madame Amazaki, Aoi m'a aussi beaucoup parlé de vous.

En anglais bien sûr, je ne suis pas certain qu'elle ait un traducteur et je ne parle pas le japonais. Il faut que je m'y mette d'ailleurs un de ces jours, ne serait-ce que par précaution. Aoi parle assez bien l'anglais bien sûr mais c'est plus agréable de communiquer dans sa propre langue ou au moins d'avoir des bases pour comprendre. Je frissonne et suit Aoi à l'intérieur. Ce regard qu'elle m'a lancé. Nan vraiment je peux pas rentrer chez moi ?

— Ne dis rien, par pitié, je marmonne entre mes dents. Sinon je m'enfuis en courant.

Je ferme la porte derrière nous et la suit dans l'entrée avant d'enlever mes chaussures. La maison est très jolie, chaleureuse. Un peu exiguë mais c'est supportable. Je soupire doucement avant de me diriger vers la cuisine ou j'entends la furie. Aller Huo, fais preuve de bonne volonté. C'est comme un test, il faut juste que j'assume le fait que je vis avec sa fille qui est son petit bébé. Oh mon dieu… Il va falloir que je mette un sérieux filtre entre mon cerveau et ma bouche si je veux survivre.

— Est-ce que je peux vous aider ? Je demande. Pour la cuisine ou pour la table.

Dire que même la directrice je la tutoie maintenant… Non vraiment il faut que je l'aime beaucoup pour m'infliger ça. A la base la mère c'était pas prévu. Pourquoi j'ai dit oui ? J'essaye de sourire un peu, nerveux.

Ce serait faux de dire que je ne ressens pas une certaine jubilation à voir Huo osciller entre l'envie de se tirer une balle et partir en courant. C'est surtout parce que ce n'est pas du tout habituel de le voir dans cet état-là... Quelque part, j'ai vraiment envie que la soirée soit filmée, ce serait de bons souvenirs à se repasser plus tard, ahah.

Je me mords la lèvre pour retenir un rire. "Madame Amazaki", sincèrement ? En l'entendant parler, maman pousse un soupir vaguement agacé et, une fois à l'intérieur, elle farfouille dans les tiroirs de la cuisine. Elle en tire une puce traductrice qu'elle met, tandis que nous sommes encore dans le petit couloir qui mène jusqu'à la cuisine et, plus loin, au salon, pour enlever nos chaussures.

— Ce sera plus simple comme ça, assure-t-elle. L'anglais me rappelle des souvenirs, mais comme ça tu n'auras pas besoin de réfléchir à tes mots tout le temps.

Un sourire en coin s'étire sur mes lèvres alors que je laisse Huo s'avancer vers elle, et je détaille le couloir en bordel avec les chaussures sur le côté, la petite commode et les photos dessus. J'essaie de ne pas m'attarder dessus pour les rejoindre au plus vite.

— C'est bon, merci, répond maman d'un air distrait. Enfin, peut-être la table, oui. Aoi, plutôt le salon ou la cuisine ?
— La cuisine ?
— Ok !

Et elle retourne à ses nouilles sautées, pendant que je montre à Huo où sont les couverts dans les placards. Je m'occupe des assiettes et les fait voler jusqu'à moi, puisqu'elles sont tout en haut du placard. Du coin de l'oeil, je vois le sourire de m'man s'étirer. Je sais jamais bien si elle adore me voir de retour parce que je lui fais des tours de magie sympa ou si elle est juste contente de me voir… Bon, c'est faux, je sais qu'elle m'aime, mais je me moque. Puis maintenant, les rôles s'inversent ; avant, c'était elle qui jouait des flammèches !

D'autant qu'elle a beau faire genre, elle n'est pas encore si tyrannique. Elle aurait pu nous préparer un de ses repas infects, mais elle a préféré faire quelque chose d'un peu plus soft. Et quelque chose qu'un chinois ne peut pas ne pas aimer, constaté-je en souriant.

— Ca a l'air bon, je lui glisse avec un sourire.

Elle me répond avec un sourire doux qui signifie "merci". Elle est expansive, mais assez pudique au final. Etonnamment.

— Alors, vous avez fait bonne route ? J'espère que c'était pas trop long. Enfin, au moins, vous aurez vu du paysage.

La question s'adressait à Huo plus qu'à moi, si j'en juge au regard qu'elle vient de lui lancer. Je crois qu'elle essaie de communiquer.

C'est drôle, mais on dirait deux espèces animales très hostiles l'une envers l'autre qui se rencontrent pour la première fois. Je devrais vraiment filmer ça, Mitsuki et Allen seraient morts de rire. Pendant ce temps, je dispose les assiettes tranquillement.

— Tu es chinois, alors, 'Huo' ? l'interroge-t-elle encore, l'air de rien.

Le pire c'est qu'elle peut rien dire, elle s'est bien maquée avec un français. Et son père avec une anglaise. Enfin bon. C'est la longue tradition des Amazaki, quoi… Ne nous jugez pas trop durement !