Elle tremblait.

Ce n'était pas de peur, ni de froid, mais elle tremblait de colère. Hideko ne l'écoutait pas du tout. Plus elle refusait d'entendre ses explications, plus Ariana montait dans les tours ; plus elle montait dans les tours, plus Allen se renfrognait et plus Hideko prenait son expression pour l'expression-même de la culpabilité.

Ariana baissa le nez sur le sol lorsque la sentence tomba. En même temps, elle l'avait cherché... Mais qu'il soit puni aussi ? C'était tellement injuste, s'il ne l'avait pas rattrapée...

Comment pouvait-on être aussi peu compréhensif ? Aussi peu à l'écoute des gens ? Elle se tuait à lui répéter qu'il avait souhaité l'aider, et que s'il avait pu le faire, il l'aurait sûrement arrêtée, mais ça ne fonctionnait pas. Sans doute parce qu'Hideko ne la connaissait pas. Parce qu'elle pensait qu'elle était juste une petite eau gentille et loyale, qui vous lance parfois un sourire un peu benêt. Bah là, elle n'avait pas été benêt, elle était été STUPIDE.

Mais Hideko terminait la conversation à sens unique par une menace non voilée dirigée vers Allen. Les yeux d'Ariana s'humidifièrent et elle serra les dents. Pour la première fois depuis un an, Ariana aurait souhaité ne pas être Eau.

Elle était mortifiée, morte de peur et intimidée face à la Directrice. En même temps, elle en imposait ; d'un regard, elle les toisait, les remettait à leur place. Une chose après l'autre. Ils n'étaient que des créateurs d'emmerdes pour elle. Et c'était vrai. Mais Allen, lui, ne méritait pas ça.

Elle voulut les mettre à la porte et, avant d'obéir, elle se fit violence pour rester encore face à la directrice. Elle déglutit. Cette femme la terrorisait totalement.

—Je sais que vous ne me croyez pas… mais il était très en colère contre moi, il n'a rien fait de mal. Il m'a juste rattrapée. Et vous savez très bien ce qu'il se serait passé s'il ne l'avait pas fait.

Puis elle s'inclina maladroitement, comme le faisaient les japonais (c'est ce qu'elle avait déjà eu l'occasion de voir ici, et Hideko, c'était japonais, non ? Elle allait gagner en capital sympathie comme ça, pas vrai ?) puis s'en fut. Elle referma les portes et vit Allen qui s'éloignait déjà. Elle se mordilla la lèvre, hésita. Son coeur balançait entre la volonté de respecter la sienne - il ne souhaitait plus la voir : il l'avait dit, mais ça s'était bien vu - et celle de ne pas le laisser seul. Elle ne voulait pas être à l'origine d'un nouveau traumatisme, d'une nouvelle colère, d'une honte. Elle ne voulait pas qu'il la regarde encore comme il l'avait fait lorsqu'ils s'étaient vus pour la dernière fois.

Alors elle s'élança et le rattrapa, sans le toucher. Elle ne voulait pas créer plus de problèmes qu'il n'y en avait.

—Allen, je- Je sais que tu as pas envie d'entendre ça encore une fois, mais je suis vraiment désolée, c'était stupide de ma part, je-… commença-t-elle maladroitement. S'il te plaît, t'en va pas comme ça... Je sais qu'on peut encore la faire changer d'avis, pourquoi tu as rien voulu dire ? On pourrait...

Elle ne savait plus comment s'y prendre, et elle avait de plus en plus l'impression de parler à un mur. Si elle l'avait pu, elle se serait confondue avec le sol pour qu'on puisse la piétiner…

Aria, t'es stupide.

Ariana le fixait bouche bée.

—Une échappatoire ? Mais Allen, tu te rends compte de ce que tu dis ?… Tu peux pas penser ça, c'est pas vrai, elle n'a pas tout raison ! Arrête avec ça !

Elle se mordilla la lèvre, se tortillant les mains sans pouvoir s'en empêcher. Les mots d'Allen lui faisaient mal ; pas pour elle, mais pour lui. Parce que le voir comme ça à cause d'elle lui donnait envie d'espérer qu'il ne l'ait pas rattrapée cette fois-là.

—Evidemment que tout n'est pas perdu... Tu es plus fort que ça, ce n'est pas la magie qui doit te faire peur... La magie est formidable, elle peut faire tellement de choses ! Dis pas tout ça comme si être ici était pire qu'une malédiction…

Sa voix faiblit un peu et elle secoua la tête.

—Je ne sais pas ce qu'il s'est passé, mais je sais aussi que tu n'es pas tout seul, et que tu n'as pas de raison d'avoir peur. Parfois, la magie est effrayante, mais tout dépend de la manière dont on l'utilise… Quand j'ai vu la masterisation d'un ami, l'année dernière, et l'état dans lequel ils se sont mis tous les deux… J'ai eu peur, je me suis sentie mal. Mais ce sont des cas particuliers, je sais que la magie peut aussi faire le bien, et-

Elle se mordilla à nouveau la lèvre. Un temps d'arrêt. Puis elle lâcha :

—Ce qui t'effraie, ce n'est pas nos pouvoirs, ou les tiens, mais un peu tout ce qu'ils engendrent, pas vrai ?…

"Comme notre inconscience, parfois."

Aria ne dit rien. Elle le laissa parler et l'écouta, sans rien dire. Elle le laissa déverser sa peur et son inquiétude, laisser sortir les mots qu'il comprimait dans sa poitrine. Elle voulut lui prendre les mains pour le rassurer mais il les avait glissées dans ses poches ; quand il se retourna, elle voulut s'approcher pour lui donner un peu de douceur, silencieusement, juste lui montrer qu'elle était là. Elle baissa les yeux, et eut l'impression de se ratatiner sur elle-même. Elle garda les lèvres closes en une fine ligne indistincte, eut l'impression qu'un deux tonnes lui passait sur le coeur.

Elle sentait les larmes dans la voix d'Allen, ces larmes qu'il contenait et qui menaçait d'exploser. Elle pensait qu'il allait la secouer de cris et de reproches ; pourtant, il n'en fit rien. Il aurait pu. Il aurait peut-être dû. Si ça lui avait permis d'évacuer, si ça lui avait permis de se sentir mieux, alors il aurait vraiment dû.

—Tu en es pas un, mais... T'es quelqu'un de bien aussi, souffla-t-elle. Tu es pas obligé de sauver des vies. Mais faire sourire les gens, te faire sourire toi… Tu peux le faire ça, non ?

Aria se passa la manche sur les yeux.

—Pardon, Allen. Je voulais pas te faire du mal. Je pensais juste… que si tu te mettais en colère, ce serait contre moi, dit-elle en se mordillant la lèvre.

Elle releva les yeux vers lui et tenta de ne pas les détourner. Elle avança d'un pas. Et d'un autre, plus petit. Puis elle effleura sa manche du bout des doigts, comme si elle avait souhaité l'attraper.

—J'aurais bien voulu qu'on puisse voler ensemble quand j'aurais été capable de le faire, arriva-t-elle à articuler malgré son embarras, et le côté déplacé de ce qu'elle venait de dire.

Parce que ça n'avait aucun lien avec la discussion. Mais que c'était son excuse à elle.

Elle reprit sa main de son côté et croisa les bras sur sa poitrine pour essayer de reprendre contenance. Difficile.

—Tu dis que tu veux pas être un héros, reprit-elle, mais pourtant, tu as sauté quand même... et tu as été là pour me rattraper, deux fois.

Elle esquissa un sourire tordu. Elle repensait au carnaval, même si la situation n'était pas la même. Et quelque part, elle se dit qu'elle devait vraiment avoir tout gâché.

—Je ne veux pas que tu partes ou que tu te renfermes, ou que tu ailles mal… balbutia Aria. Que ce soit à cause de moi ou à cause de quoi que ce soit d'autre.

Silence. Elle eut envie de rire. Ce n'était pas un rire joyeux, plutôt à mi chemin entre la tristesse et l'hystérie. Elle n'en fit rien ; pourtant, elle voulait dire quelque chose. Pourtant, elle voulait lui faire comprendre.

Parce qu'Aria ne fait pas sourire les gens - impossible. Il suffisait de voir l'agacement qu'ils ressentaient tous en la voyant. L'exaspération. Pas de colère, parce qu'ils pensaient tous qu'elle était beaucoup trop conne pour comprendre quand elle avait fait une connerie, et qu'elle devait en accepter les conséquences. Pourtant elle le faisait, accepter. Elle se serait battue, aussi, si on lui en avait laissé l'occasion. Il sait qu'elle ne pensait pas vraiment ce qu'elle disait à ce moment-là. Qu'elle ne chercherait pas simplement sa compagnie si elle lui était ennuyeuse ou insupportable.

"On n'est même pas amis."

Elle lui lança un regard vide, puis baissa les yeux.

C'est ton rôle à toi.

Elle déglutit pour s'empêcher de renifler. S'humecta les lèvres pour s'empêcher de les mordre. Releva les yeux vers lui pour s'empêcher de les baisser.

—Je comprends, dit-elle simplement.

Elle laissa planer un silence, le temps de contenir et enfouir le plus loin possible son envie de pleurer.

—Prends ton temps… Prends ton temps pour aller mieux, plus tard.

"Prends ton temps pour me pardonner", voulut-elle ajouter.

—Moi, je continuerai à tenir mon rôle.

Avoir un rôle implique des responsabilités. Et quelle responsabilité lui donnait-il, par ces simples mots… Apporte la joie autour de toi, c'est à toi de le faire.
Il ne demandait pas d'aide, mais il fallait qu'elle s'y tienne. Qu'elle reste forte. Parce que c'est tout ce qu'on attendait d'elle. Rester debout et soutenir ceux qui perdent l'équilibre. Rester debout, à jamais, sans faiblir, sans laisser sa lumière s'amenuiser.

Alors elle lui sourit. Elle ne savait pas trop ce qu'il voulait dire, ce sourire-là. Il était un peu forcé, un peu automatique. Il puisait dans ses réserves et dans sa volonté. Au moins celle-ci, contrairement au reste, était-elle inébranlable.

—Si tu en as besoin, je serai là. Si tu le veux, aussi, surtout. Quoiqu'en fait… je n'ai pas envie de te laisser tout seul.

Parce qu'elle n'en avait pas le droit.
Parce que c'était son rôle depuis toujours.

—Alors laisse-moi faire de mon mieux, sourit Ariane.

"Laisse-moi être ton fil."

Allen n'avait pas vraiment pleuré, mais elle vit tout de même une larme briller sur sa joue. Elle ne savait pas trop comment il allait prendre ce qu'elle lui avait dit, ne savait pas trop si elle avait bien fait de dire les choses comme ça. Mais elle pouvait prendre les responsabilités pour elle, elle pouvait rendre les gens heureux, si c'est bien tout ce qu'elle parvenait à faire.

Puis il l'attira contre lui et elle le sentit l'embrasser sur le front. Son visage vira bien vite à l'écarlate, tandis qu'elle tentait de relever les yeux vers Allen. Mais il la gardait là, la tête appuyée sur la sienne, et Aria se sentit se figer par le contact soudain. Contact soudain et étrange, surtout parce qu'elle ne s'y attendait pas. Mais ce n'était pas vraiment dérangeant...

Elle se sentit se calmer doucement, et ferma les yeux un instant. Il fallait qu'elle soit forte pour les autres. Il fallait qu'elle soit lumineuse pour les autres. Si ce n'était pas pour elle, ce n'était pas grave ; elle ne cherchait pas la lumière à tout prix, mais elle aurait aimé que tout le monde puisse baigner dedans.Peut-être que c'était pour ça qu'elle était Eau, qui sait ?

Alors elle sourit. Calmement (parce qu'elle arrivait encore parfois à l'être la bougresse), elle dit :

—J'essaierai de ne pas venir trop t'embêter... Mais si tu ne réponds pas, je penserais que tu le fais exprès pour que je vienne te voir !

Et elle lâcha un rire et s'éloigna, alors qu'il initiait lui aussi la rupture de contact. Elle se laissa docilement faire. Releva les yeux vers lui. Et son sourire fondit comme neige au soleil. Elle ne sut pas vraiment quoi dire. Quoi répondre. Elle rougit violemment, encore une fois. Parce qu'elle sentait qu'il était sincère, mais que lui-même ne savait pas pourquoi. Alors, nerveusement, elle acquiesça et remit une mèche de cheveux derrière son oreille. De toute manière, elle avait eu bien trop peur pour expérimenter à nouveau...

—Hé ! répliqua-t-elle finalement, outrée. Je suis pas une grenouille ridicule et gluante, attends ! Bon, j'admets que je suis petite, mais je suis déjà très petite de base, du coup forcément, petit et petit, ça colle bien, mais gluante ? Quand même, tu aurais pu dire que j'étais mignonne ou bizarre, à la limite, je m'en serais pas formalisée, mais gluante ?!

Puis elle lui lança un sourire amusé. Elle était encore dans le flou, mais sa poitrine lui pesait moins qu'au début de leur discussion. Elle espérait que c'était le cas pour lui aussi. Aussi se pencha-t-elle vers lui - enfin, elle se rapprocha, se mit sur la pointe des pieds parce que cet abruti était beaucoup plus grand qu'elle, ce qui n'était pas compliqué - et déposa un bisou sur sa joue.

—J'ai hâte de pouvoir voler, sourit-elle.

Puis elle se recula en sautillant et croisa ses bras dans son dos, s'appuyant d'un pied sur l'autre.

—Je... devrais peut-être te laisser ? Je vais sûrement aller me prendre quelque chose à boire, au café... Tu devrais goûter leur dernier arrivage, une fois, c'est un café aux fruits rouges, c'est vraiment super bon !

Elle lui fit un signe de la main.

—Oh, et… Ne t'inquiète pas pour moi, rajouta-t-elle, comme si elle se sentait obligée de le faire. Je sais que je n'en ai pas l'air, mais je suis débrouillarde. Alors préoccupe-toi de toi-même avant tout !